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Jeudi 6 Février

Loie Hollowell : Cartographie du corps cosmique

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Je sais que vous pensez tout savoir sur l’art contemporain avec vos théories obscures et vos vernissages où le vin bio coûte plus cher que les œuvres exposées. Mais aujourd’hui, je vais vous parler de Loie Hollowell, née en 1983, une artiste qui pulvérise vos petites catégories bien ordonnées pour créer quelque chose de véritablement révolutionnaire.

Alors que notre milieu de l’art contemporain vénère le concept au détriment de la sensation, où l’on préfère les explications alambiquées aux expériences viscérales, Hollowell ose faire exactement l’inverse. Ses toiles monumentales, avec leurs reliefs sculptés et leurs gradients de couleurs hypnotiques, nous plongent dans un univers où le corps féminin devient cosmos. Ne vous y trompez pas : il ne s’agit pas simplement d’une abstraction géométrique de plus dans le paysage saturé de l’art contemporain. Hollowell crée un langage visuel entièrement nouveau, où chaque forme, chaque couleur pulse au rythme de l’expérience la plus intime de la féminité.

Prenons sa série récente “Split Orbs” de 2021. Ces œuvres imposantes, avec leurs sphères jumelles traversées par des lignes de force lumineuses, représentent bien plus qu’une simple exploration formelle. Elles incarnent une méditation profonde sur la dualité de l’existence corporelle, particulièrement dans le contexte de la maternité. Là où tant d’artistes se contenteraient d’une représentation littérale ou d’une abstraction froide, Hollowell nous offre une expérience transcendante qui fait appel à tous nos sens.

C’est Edmund Burke qui écrivait au XVIIIe siècle sur le sublime comme une expérience qui nous dépasse et nous terrifie tout en nous attirant irrésistiblement. Hollowell actualise cette notion en créant des œuvres qui nous confrontent à la puissance primordiale du corps féminin, cette force capable de créer la vie mais aussi de nous mettre face à notre propre mortalité. Dans ses tableaux, un simple cercle n’est jamais juste un cercle – il devient tour à tour sein nourricier, planète en formation, portail vers une autre dimension de l’expérience.

Son vocabulaire formel est d’une richesse exceptionnelle. Les mandorles, ces formes en amande qui évoquent à la fois la vulve et l’auréole sacrée de l’art religieux médiéval, deviennent sous son pinceau des symboles ambigus qui transcendent la simple dichotomie entre sacré et profane. Les ogives, empruntées à l’architecture gothique, se transforment en seins gorgés de lait ou en montagnes mystiques. Chaque forme est chargée d’une multiplicité de significations qui s’enrichissent mutuellement.

La lumière joue un rôle majeur dans son travail, et pas uniquement comme effet pictural. À travers ses dégradés subtils et ses surfaces en relief, Hollowell crée des œuvres qui semblent générer leur propre luminosité intérieure. C’est Friedrich Wilhelm Schelling qui parlait de la lumière comme manifestation de l’absolu dans le monde matériel. Les tableaux d’Hollowell incarnent cette idée en transformant la lumière en une présence quasi tactile qui révèle et transcende simultanément la matérialité du corps.

Son utilisation de la couleur est particulièrement sophistiquée. Les bleus célestes se fondent en roses chair qui explosent en rouges sang, créant une chorégraphie chromatique qui évoque les flux et reflux des sensations corporelles. Dans “Dilation Stage” (2024), sa série la plus récente, chaque variation de couleur correspond à une étape différente de l’accouchement, transformant l’expérience physique en une symphonie visuelle d’une rare intensité.

Ce qui distingue véritablement Hollowell de ses contemporains, c’est qu’elle maintient un équilibre parfait entre abstraction et figuration. Ses œuvres peuvent évoquer simultanément une vulve et une aurore boréale, un sein allaitant et une éclipse solaire. Cette ambivalence n’est pas un jeu gratuit mais une stratégie sophistiquée pour nous faire réfléchir sur notre rapport au corps, particulièrement le corps féminin que notre société a tendance soit à hyper-sexualiser, soit à rendre invisible.

L’influence du mouvement Light and Space californien est évidente dans son travail, notamment dans sa façon de traiter la lumière comme une substance malléable. Mais là où des artistes comme Robert Irwin exploraient les limites de la perception pure, Hollowell ancre ses explorations lumineuses dans l’expérience corporelle la plus concrète. Ses œuvres nous rappellent que toute perception, même la plus abstraite, passe nécessairement par le filtre du corps.

Sa technique est tout aussi remarquable que son vocabulaire formel. Hollowell construit ses tableaux comme des sculptures, ajoutant des couches de mousse haute densité et de résine pour créer des reliefs qui captent et réfléchissent la lumière de manière complexe. Cette dimension tactile est essentielle à son projet artistique. Les ombres projetées par ces reliefs ne sont pas de simples effets décoratifs mais font partie intégrante de l’œuvre, créant une chorégraphie lumineuse qui change selon la position du spectateur. Avec ces matériaux, Hollowell donne une présence physique à des expériences souvent considérées comme ineffables. Les surfaces de ses tableaux deviennent des topographies sensibles qui invitent autant le toucher que la vue.

Maurice Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie de la perception, parlait du corps non pas comme un simple objet dans l’espace mais comme le medium même de notre être-au-monde. Hollowell matérialise cette idée philosophique en créant des œuvres qui nous font littéralement ressentir dans notre propre corps les sensations qu’elles évoquent. Regarder ses tableaux devient une expérience incarnée où la vision active tous nos autres sens.

Son utilisation systématique de la symétrie n’est pas qu’un choix esthétique. C’est une déclaration philosophique sur l’équilibre précaire entre ordre et chaos, entre contrôle et abandon, qui caractérise l’expérience corporelle. Dans ses œuvres sur l’accouchement, cette symétrie devient une métaphore puissante du processus de la naissance lui-même – un moment où le corps se divise littéralement en deux entités distinctes tout en maintenant une unité fondamentale.

La dimension temporelle est également importante dans son travail. Dans sa série “Around the Clock” (2022), elle transforme le cycle quotidien de l’allaitement en une méditation visuelle sur le temps cyclique du corps maternel. Les seins, disposés comme les heures d’une horloge, deviennent des marqueurs d’un temps qui n’est plus linéaire mais organique, rythmé par les besoins du nourrisson plutôt que par les conventions sociales.

L’influence de l’art tantrique est évidente dans son travail, mais Hollowell ne se contente pas de reproduire des formes traditionnelles. Elle les réinvente dans un contexte contemporain, créant un dialogue fascinant entre spiritualité orientale et expérience corporelle occidentale. Ses œuvres suggèrent que le sacré n’est pas à chercher dans un au-delà mystique mais dans l’expérience immédiate du corps.

Ce qui est particulièrement remarquable dans son travail récent est la façon dont elle aborde l’expérience de l’accouchement. Dans une tradition artistique qui a largement évité ce sujet ou l’a relégué aux marges, Hollowell le place au centre de sa pratique. Ses représentations de la dilatation du col de l’utérus transforment ce processus physiologique en une épopée cosmique où le corps maternel devient le site d’une transformation universelle.

La dimension politique de son travail ne doit pas être sous-estimée. Dans un contexte où les droits reproductifs sont constamment menacés, où le corps féminin reste un champ de bataille idéologique, les œuvres d’Hollowell affirment la puissance et l’autonomie du corps féminin. Son travail sur l’avortement, notamment dans “Emerald Mountain” (2013), aborde cette expérience non pas comme un traumatisme mais comme un moment de libération et d’affirmation de soi.

Il y a dans son travail une dimension profondément spinoziste. Pour Baruch Spinoza, corps et esprit n’étaient que deux aspects d’une même substance, et la joie était liée à l’augmentation de notre puissance d’agir. Les œuvres d’Hollowell incarnent cette philosophie en célébrant la puissance du corps féminin sans jamais le réduire à sa seule matérialité. Chaque tableau est une affirmation de la joie qui peut émerger même des expériences physiques les plus intenses.

Son traitement de la sexualité est particulièrement nuancé. Contrairement à tant d’artistes qui reproduisent inconsciemment le regard masculin, Hollowell crée des œuvres qui célèbrent le désir féminin dans toute sa complexité. Ses “Linked Lingams” ne sont pas de simples représentations phalliques mais des explorations sophistiquées de l’interconnexion des énergies sexuelles.

Dans ses œuvres les plus récentes, Hollowell pousse encore plus loin son exploration de la corporalité en intégrant des moulages directs de corps de femmes enceintes. Ces éléments sculpturaux créent un pont fascinant entre abstraction et réalité physique, entre représentation artistique et présence corporelle directe. C’est une évolution audacieuse qui réaffirme son engagement à ancrer son travail dans l’expérience vécue tout en maintenant une dimension transcendante.

La palette chromatique d’Hollowell s’est également enrichie au fil des ans. Aux tons chair et aux bleus célestes de ses premières œuvres se sont ajoutés des verts bile, des mauves crépusculaires, des fuschias électriques qui élargissent le spectre émotionnel de son travail. Chaque couleur est calibrée non seulement pour sa valeur visuelle mais pour sa capacité à évoquer une sensation physique spécifique.

Ce qui rend son travail particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est qu’elle crée des œuvres qui résistent à la reproduction numérique. Dans un monde où l’art est de plus en plus consommé via des écrans, les tableaux d’Hollowell exigent une présence physique. Les jeux d’ombre et de lumière, les reliefs subtils, les variations de texture ne peuvent être pleinement appréciés qu’en personne, rappelant l’importance de l’expérience directe dans un monde de plus en plus médiatisé.

L’œuvre de Loie Hollowell représente bien plus qu’une simple innovation formelle dans le champ de l’abstraction géométrique. C’est une tentative audacieuse de créer un nouveau langage visuel capable d’exprimer l’ineffable – ces moments où notre expérience corporelle devient si intense qu’elle transcende les limites de la représentation conventionnelle. Dans un paysage artistique souvent dominé par le cynisme et la distance intellectuelle, son travail nous rappelle que l’art peut encore nous toucher au plus profond de notre être, nous faire ressentir dans notre chair la puissance transformatrice de l’expérience esthétique.

Et vous savez quoi ? Si cela vous met mal à l’aise, si ces corps transformés en cosmos vous dérangent, si cette célébration sans complexe de la corporalité féminine vous perturbe, c’est peut-être exactement ce dont l’art contemporain a besoin. Dans un monde qui cherche constamment à nous désincarner, à nous faire oublier notre condition corporelle, le travail d’Hollowell est un rappel monumental de notre humanité fondamentale, dans toute sa beauté terrible et sublime.

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