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Jeudi 6 Février

Lucas Arruda : Des fenêtres sur l’infini

Écoutez-moi bien, bande de snobs, pendant que je vous parle de Lucas Arruda, né en 1983 à São Paulo, un artiste qui fait exactement ce qu’il ne faut pas faire selon tous les canons de l’art contemporain, et c’est précisément pour cela qu’il mérite notre attention. Alors que le monde de l’art est obsédé par le spectaculaire, le monumental et le tape-à-l’œil, voilà un artiste qui ose travailler sur des formats minuscules, qui a l’audace de peindre des paysages quand tout le monde lui dit que c’est dépassé, et qui persiste à explorer la lumière comme si les impressionnistes n’avaient jamais existé.

Arruda est cet artiste rare qui réussit à nous faire voir l’invisible dans le visible, à nous faire sentir l’infini dans le fini. Ses toiles, qui dépassent rarement les dimensions d’une feuille de papier, sont des fenêtres ouvertes sur l’immensité. Elles nous rappellent ce que Martin Heidegger appelait “l’éclaircie de l’être”, cet espace où les choses se révèlent à nous dans leur vérité la plus profonde. Quand vous regardez une marine d’Arruda, vous ne voyez pas simplement un paysage marin, vous assistez à ce que le philosophe allemand décrivait comme le dévoilement de la vérité, l’aletheia, ce moment où le monde sort de son retrait pour se manifester dans sa pleine présence.

Sa série emblématique “Deserto-Modelo”, dont le titre est emprunté au poète João Cabral de Melo Neto, n’est pas une simple collection de paysages. C’est une exploration systématique et obsessionnelle de ce que signifie voir, percevoir, être présent au monde. Chaque tableau est une invitation à ralentir, à prendre le temps de vraiment regarder. Dans notre époque d’images instantanées et de gratification visuelle immédiate, Arruda nous propose une forme de résistance contemplative.

Prenez ses marines aux horizons flous, ces espaces où le ciel et l’océan se fondent dans une brume lumineuse. À première vue, elles peuvent sembler répétitives, presque monotones. Mais c’est précisément dans cette apparente monotonie que réside leur force. Comme les variations musicales de Philip Glass ou de Steve Reich, chaque itération apporte une subtile différence, une nouvelle nuance, une variation presque imperceptible mais majeure. Cette répétition n’est pas un manque d’imagination mais une méthode rigoureuse d’investigation du visible.

La lumière, dans le travail d’Arruda, n’est pas simplement un effet pictural ou un moyen de créer de l’atmosphère. Elle devient un véritable outil philosophique, un moyen d’explorer ce que Maurice Merleau-Ponty appelait “la chair du monde”. Dans ses tableaux, la lumière ne se contente pas d’éclairer les choses, elle les fait exister d’une manière nouvelle. Elle crée ce que le philosophe français décrivait comme l’entrelacement fondamental entre le voyant et le visible, cette zone mystérieuse où notre perception rencontre le monde.

Ses jungles denses et mystérieuses ne sont pas de simples représentations de la forêt tropicale brésilienne. Elles sont des méditations sur l’idée même de la nature, sur notre relation complexe avec le monde naturel. Dans ces œuvres, Arruda dialogue subtilement avec la tradition du sublime dans l’art, mais il le fait d’une manière tout à fait contemporaine. Là où les romantiques cherchaient à nous submerger par l’immensité, Arruda nous propose une forme de sublime miniaturisé, concentré, intensifié par les dimensions réduites de ses toiles.

Ce qui est particulièrement intéressant dans son approche, c’est qu’il crée des œuvres qui fonctionnent simultanément à plusieurs niveaux. Au niveau purement visuel, ses tableaux sont des chefs-d’œuvre de subtilité chromatique et de maîtrise technique. La façon dont il travaille la matière picturale, dont il gratte parfois la surface pour faire émerger la lumière depuis les couches inférieures de la peinture, témoigne d’une compréhension profonde des possibilités matérielles de son médium.

Mais ses tableaux sont aussi des machines à penser. Ils nous forcent à réfléchir sur la nature même de la perception, sur la façon dont nous construisons notre compréhension du monde visible. En cela, ils rejoignent les préoccupations de la phénoménologie, cette branche de la philosophie qui s’intéresse à la façon dont les choses nous apparaissent dans l’expérience directe. Chaque tableau d’Arruda est comme une expérience phénoménologique en miniature, une invitation à explorer comment nous percevons, comment nous donnons sens à ce que nous voyons.

La décision d’Arruda de travailler presque exclusivement sur des formats réduits n’est pas une simple préférence esthétique ou une contrainte pratique. C’est un choix philosophique qui transforme chaque tableau en un exercice de concentration, de focus. Ces petits formats nous obligent à nous approcher, à nous pencher, à établir une relation intime avec l’œuvre. C’est une forme de résistance contre la tendance actuelle de l’art contemporain à privilégier le spectaculaire et le monumental.

Son utilisation occasionnelle de projections lumineuses et de diapositives peintes étend encore cette réflexion sur la nature de la vision et de la représentation. Ces installations créent ce que le philosophe Gilles Deleuze aurait appelé des “images-temps”, des moments où le temps lui-même devient visible, palpable. La lumière projetée devient un médium à part entière, une façon de matérialiser le passage du temps et les changements subtils de la perception.

Les monochromes d’Arruda, qui semblent à première vue n’être que des surfaces uniformes, sont en réalité des exercices sophistiqués sur la nature de la vision. En nous forçant à ralentir notre regard, à prendre le temps de vraiment voir, ils nous rappellent que la vision n’est pas un acte instantané mais un processus qui se déploie dans le temps. Ces œuvres font écho à ce que le philosophe Henri Bergson écrivait sur la durée, cette expérience subjective du temps qui ne peut être réduite à une simple succession d’instants.

La relation d’Arruda avec la tradition de la peinture de paysage est complexe et nuancée. Il n’est ni un simple continuateur de cette tradition, ni un iconoclaste qui cherche à la détruire. Il la réinvente de l’intérieur, la pousse dans ses retranchements, l’utilise comme un outil pour explorer des questions philosophiques fondamentales. Ses paysages ne sont pas des représentations de lieux réels mais des constructions mentales, des espaces imaginaires qui nous permettent de réfléchir sur la nature même de la représentation.

Dans ses marines les plus abstraites, où l’horizon se dissout dans une brume lumineuse, Arruda nous confronte à ce que le philosophe Emmanuel Levinas appelait “il y a”, cette présence pure et indifférenciée qui précède toute distinction entre sujet et objet. Ces tableaux nous placent face à l’énigme de l’être lui-même, nous confrontent à l’étrangeté fondamentale du monde.

Son traitement de la lumière est particulièrement révélateur. Dans ses tableaux, la lumière n’est pas simplement un phénomène naturel à représenter, mais une métaphore de la conscience elle-même, de notre capacité à percevoir et à comprendre. Cette approche fait écho à ce que Gaston Bachelard écrivait sur la rêverie poétique, cette forme active d’imagination qui nous permet de transcender les limites de notre perception ordinaire.

La série “Deserto-Modelo” peut être vue comme une exploration systématique de ce que signifie habiter poétiquement le monde, pour reprendre l’expression de Hölderlin chère à Heidegger. Chaque tableau est une tentative de créer un espace où le visible et l’invisible se rencontrent, où le matériel et le spirituel s’entremêlent. C’est un projet à la fois humble dans ses dimensions et ambitieux dans sa portée philosophique.

L’influence d’artistes comme Turner, particulièrement dans ses œuvres tardives où la forme se dissout dans la lumière, est évidente dans le travail d’Arruda. Mais là où Turner cherchait à capturer la puissance dramatique des éléments, Arruda poursuit une forme de transcendance plus subtile, plus intérieure. Ses tableaux ne sont pas des représentations de tempêtes extérieures mais des explorations de tempêtes intérieures, des cartographies de l’âme.

Ce qui est remarquable dans son travail, c’est qu’il maintient un équilibre parfait entre le formel et le métaphysique, entre le matériel et le spirituel. Ses tableaux fonctionnent aussi bien comme des objets purement esthétiques que comme des supports de méditation philosophique. Cette dualité est au cœur de son projet artistique.

La répétition dans son travail n’est pas une simple iteration mécanique mais une forme d’investigation patiente et méthodique. Comme un scientifique qui répète une expérience pour en comprendre toutes les variables, Arruda explore inlassablement les mêmes motifs pour en extraire de nouvelles significations, de nouvelles possibilités. Chaque nouveau tableau est à la fois une continuation et un nouveau départ.

Son travail nous rappelle que l’art peut encore être un moyen sérieux d’investigation philosophique, un outil pour comprendre notre place dans le monde. Dans une époque dominée par le cynisme et l’ironie, Arruda ose être sincère, métaphysique, profond. Il nous montre qu’il est encore possible de créer un art qui parle directement à l’âme tout en engageant l’intellect.

La prochaine fois que vous croiserez une de ses petites toiles dans une galerie ou un musée, ne vous contentez pas de la regarder en passant. Prenez le temps de vous arrêter, de vous pencher, de vraiment voir. Car dans ces espaces miniatures se cache une immensité qui n’attend que d’être découverte. Arruda nous rappelle que la taille physique d’une œuvre n’a rien à voir avec sa capacité à nous transporter, à nous transformer, à nous faire penser.

C’est peut-être là que réside sa plus grande réussite : nous montrer que dans un monde obsédé par le grand, le spectaculaire, le monumental, la vraie grandeur peut se cacher dans les plus petits formats. Ses tableaux sont comme des portes secrètes vers l’infini, des invitations à explorer les mystères de la perception et de l’être. Et c’est précisément pour cela qu’ils méritent mon coup de coeur.

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