English | Français

Dimanche 16 Février

Marc Quinn : Corps mortels et âmes immortelles

Publié le : 23 Janvier 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Le travail de Marc Quinn interroge les limites du corps humain et de l’identité à travers une exploration radicale de la matière vivante. Ses sculptures en sang congelé et ses marbres monumentaux nous confrontent directement à notre fragilité existentielle.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, Marc Quinn (né en 1964) est sans conteste l’artiste britannique qui a le plus malmené nos certitudes sur le corps humain depuis les années 1990. Voilà un type qui n’hésite pas à se faire extraire près de 5 litres de sang tous les cinq ans pour créer son autoportrait gelé “Self”, une tête sculptée maintenue en vie artificielle à -18°C grâce à un système de réfrigération sophistiqué. Une métaphore brutale et sans concession de notre fragilité existentielle qui nous renvoie directement aux réflexions de Martin Heidegger sur l’être-pour-la-mort. Quinn nous place face à notre finitude avec une froideur clinique qui n’a d’égale que celle nécessaire à la conservation de son sang.

La vie et la mort s’entremêlent constamment dans son œuvre, comme deux faces d’une même pièce qu’il ne cesse de faire tourner sous nos yeux. Son travail révèle une obsession presque morbide pour la préservation du vivant, comme en témoigne son installation monumentale “Garden” (2000) à la Fondation Prada de Milan : des milliers de fleurs figées pour l’éternité dans du silicone à -20°C. Une nature morte au sens le plus littéral du terme, qui nous ramène à la pensée de Schopenhauer sur la vanité de toute chose et l’illusion de la permanence. Ces fleurs sont à la fois mortes et immortelles, préservées artificiellement dans un état de perfection qui défie le temps mais qui reste tributaire d’une prise électrique. Quinn joue ainsi constamment avec nos contradictions, se moquant de notre désir d’éternité tout en soulignant notre dépendance à la technologie.

Cette dualité entre vie et mort se retrouve également dans sa série de portraits ADN, notamment celui de Sir John Sulston, lauréat du prix Nobel, créé à partir de son matériel génétique cultivé dans un gel d’agar. L’œuvre incarne parfaitement la tension entre l’unicité individuelle encodée dans notre ADN et l’universalité de notre condition biologique. C’est un autoportrait paradoxal qui ne montre rien de l’apparence physique du sujet tout en contenant littéralement les instructions pour le recréer entièrement.

Mais c’est peut-être dans sa série de sculptures en marbre blanc de personnes handicapées que Quinn atteint le sommet de sa réflexion sur le corps et la beauté. Sa statue monumentale d’Alison Lapper enceinte, exposée sur le quatrième socle de Trafalgar Square entre 2005 et 2007, a représenté un véritable électrochoc dans le paysage londonien. En plaçant une femme née sans bras face à la colonne de l’amiral Nelson, lui-même amputé d’un bras, Quinn renverse magistralement les codes de la statuaire classique et nos préjugés sur le handicap. Il s’inscrit ici dans la lignée des réflexions de Michel Foucault sur le rapport entre pouvoir et normes corporelles, questionnant frontalement ce que notre société considère comme “normal” ou “anormal”.

Cette série, intitulée “The Complete Marbles”, comprend plusieurs sculptures de personnes nées avec des membres manquants ou amputés. En utilisant le marbre blanc de Carrare, matériau noble par excellence de la sculpture classique, Quinn élève ces corps “incomplets” au rang d’icônes. Il force le spectateur à confronter ses propres préjugés sur la beauté et la perfection physique. Ces œuvres ne sont pas des célébrations de la différence mais des affirmations de la dignité humaine dans toutes ses manifestations.

La provocation chez Quinn n’est jamais gratuite – elle sert toujours un propos philosophique plus profond sur notre rapport au corps et à l’identité. Prenez sa série de sculptures en or de Kate Moss dans des positions de yoga impossibles : derrière l’apparente célébration d’une icône pop se cache une critique féroce de notre société du spectacle et de ses nouveaux totems. Quinn transforme le corps du mannequin en une sorte d’idole contemporaine, rejoignant les analyses de Guy Debord sur la marchandisation des corps et la tyrannie des images. “Siren” (2008), sa sculpture en or 18 carats de Kate Moss, est une Vénus moderne qui interroge nos nouveaux cultes et nos nouvelles valeurs.

Son travail sur les transsexuels et les modifications corporelles extrêmes pousse encore plus loin cette réflexion sur l’identité fluide. À travers ses sculptures hyperréalistes de Buck Angel et Allanah Starr, Quinn interroge les limites entre masculin et féminin, naturel et artificiel. Il ne juge pas, il expose – avec une précision clinique qui n’est pas sans rappeler les planches anatomiques de la Renaissance. Mais là où les artistes de la Renaissance cherchaient à comprendre le fonctionnement du corps humain, Quinn questionne ce que signifie être humain à l’ère de la chirurgie plastique et des hormones de synthèse.

Cette exploration des transformations corporelles culmine dans sa série de sculptures de personnes ayant modifié radicalement leur apparence, comme “Cat Man” Dennis Avner qui s’est fait transformer chirurgicalement pour ressembler à un félin. Quinn documente ces métamorphoses volontaires avec la même objectivité qu’il applique à ses autres sujets, nous forçant à réfléchir sur les limites de l’identité personnelle et de l’autonomie corporelle. Ces œuvres posent la question vertigineuse : jusqu’où pouvons-nous aller dans la modification de notre corps tout en restant nous-mêmes ?

L’artiste ne recule devant rien pour nous mettre mal à l’aise, comme avec ses tableaux de viande crue de la série “Flesh Paintings”. Ces natures mortes sanguinolentes évoquent les écorchés de Rembrandt mais aussi les carcasses de Francis Bacon, créant un dialogue fascinant entre tradition picturale et art contemporain. Quinn nous force à regarder en face ce que nous préférons habituellement ignorer : la matérialité crue de notre existence, notre nature profondément charnelle.

La chair, qu’elle soit humaine ou animale, est omniprésente dans son œuvre. Dans “The Way of the Flesh” (2013), il juxtapose le corps nu d’une femme enceinte avec des morceaux de viande crue, créant une tension visuelle dérangeante entre la vie en gestation et la mort de la chair. Cette œuvre monumentale de plus de 5 mètres de long nous confronte à notre propre ambivalence face à la consommation de viande et à notre condition d’êtres de chair.

Son exploration des limites du corps humain prend un tour particulièrement radical avec ses sculptures d’embryons géants en marbre de la série “Evolution”. En grossissant démesurément ces formes de vie à peine ébauchées, Quinn crée un effet de défamiliarisation qui nous fait voir autrement le miracle de la vie. Il rejoint ici les questionnements de Peter Sloterdijk sur l’anthropotechnique et le devenir de l’humain à l’ère des manipulations génétiques. Ces embryons monumentaux sont comme des sphinx modernes qui nous interrogent sur notre futur en tant qu’espèce.

Quinn est aussi un chroniqueur implacable de notre époque, comme le montre sa série “History Paintings” débutée en 2009. Ces tableaux et tapisseries monumentales reproduisant des photos d’actualité – émeutes, manifestations, catastrophes – transforment le flux médiatique en fresques contemporaines. L’artiste s’inscrit ici dans une tradition qui remonte aux grandes peintures d’histoire, mais en adoptant le point de vue désenchanté de Walter Benjamin sur l’histoire comme accumulation de ruines.

Cette dimension politique de son travail s’est encore accentuée ces dernières années. Son projet “Our Blood” (2019) impliquant la collecte de sang auprès de milliers de donneurs, dont la moitié sont des réfugiés, témoigne de son engagement croissant dans les questions sociales. En mélangeant littéralement le sang des réfugiés et des non-réfugiés, Quinn crée une puissante métaphore de notre humanité commune.

Son dernier projet en date, “A Surge of Power (Jen Reid)” installé furtivement sur le socle de la statue déboulonnée d’Edward Colston à Bristol en 2020, démontre sa capacité à intervenir dans le débat public de manière percutante. En remplaçant la statue d’un marchand d’esclaves par celle d’une militante de Black Lives Matter, Quinn ne fait pas que commenter l’actualité – il participe activement à la réécriture de l’histoire et de ses symboles.

Plus récemment encore, son exposition “Light into Life” aux jardins botaniques de Kew (2024) marque un nouveau tournant dans sa pratique. Ses sculptures monumentales en acier poli reflétant la nature environnante créent un dialogue fascinant entre l’artificiel et le naturel. Cette série, inspirée par des plantes médicinales, explore notre relation complexe avec la nature – entre exploitation et préservation, destruction et régénération.

Quinn transforme des questions philosophiques complexes en œuvres visuellement saisissantes qui nous interpellent directement. Qu’il travaille avec du sang, du marbre ou des fleurs congelées, il parvient toujours à créer des images qui s’impriment durablement dans notre mémoire tout en soulevant des questions fondamentales sur notre condition. Son art est comme un miroir déformant qui nous renvoie une image à la fois familière et étrangement inquiétante de nous-mêmes.

Cette capacité à conjuguer provocation visuelle et profondeur conceptuelle fait de Quinn un artiste unique dans le paysage contemporain. Ses œuvres ne se contentent pas de choquer – elles nous forcent à réfléchir sur des questions essentielles : qu’est-ce que l’identité à l’ère de la modification corporelle ? Quel est le statut du corps dans une société technologique ? Comment représenter la différence sans tomber dans le voyeurisme ou la complaisance ?

Marc Quinn apparaît comme l’un des artistes les plus importants de sa génération, précisément parce qu’il ne cherche pas à nous plaire mais à nous faire réfléchir. Dans un monde de l’art contemporain souvent plus préoccupé par les cotes d’artistes que par le sens, sa démarche garde une radicalité et une pertinence rares. Il nous rappelle que l’art n’est pas là pour décorer nos murs mais pour nous confronter à ce que nous sommes – dans toute notre beauté et notre monstruosité.

Pour les snobs qui penseraient encore que l’art contemporain n’est qu’une vaste farce, je dirais que Quinn représente exactement le contraire : un artiste qui utilise tous les moyens à sa disposition pour interroger les grandes questions de notre temps. Ses œuvres ne sont pas des gadgets destinés à épater la galerie mais des machines à penser qui continuent à nous travailler longtemps après qu’on les a vues. Alors que notre monde semble avoir perdu ses repères, son travail nous offre non pas des réponses toutes faites mais des questions essentielles sur ce que signifie être humain au XXIe siècle.

Référence(s)

Marc QUINN (1964)
Prénom : Marc
Nom de famille : QUINN
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Royaume-Uni

Âge : 61 ans (2025)

Suivez-moi

ArtCritic

GRATUIT
VOIR