Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est temps de parler de Marlene Dumas (née en 1953), cette artiste sud-africaine qui a fait de l’image photographique son terrain de chasse et de la peinture son arme de prédilection. Cessons les simagrées : nous sommes face à l’une des plus grandes peintres de notre époque, une artiste qui a su transformer la douleur collective en une expérience esthétique viscérale.
Parlons d’abord de sa relation obsessionnelle à l’image photographique. Dumas ne peint jamais d’après nature – elle préfère s’approprier des clichés trouvés dans les journaux, des Polaroids personnels, des images pornographiques. Ce n’est pas par paresse, bande de cyniques, mais par choix philosophique radical. En rejetant la tradition du portrait d’après modèle vivant, elle affirme que notre expérience du monde est désormais médiatisée, filtrée, pixélisée. Walter Benjamin parlait de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique – Dumas va plus loin en créant une aura nouvelle, paradoxale, née de la reproduction elle-même.
Sa technique picturale est un coup de poing dans l’estomac de l’académisme. Ces surfaces qui semblent avoir été lavées à grande eau, ces coulures qui défigurent les visages, ces teintes cadavériques qui transforment la chair en spectre – tout cela participe d’une violence maîtrisée qui fait écho à la brutalité de notre époque. Quand elle peint “The Widow” (2013), une femme noire marchant seins nus dans les rues de Léopoldville après l’assassinat de Patrice Lumumba, elle ne fait pas dans le misérabilisme facile. Non, elle crée une icône moderne de la résistance, une Marianne africaine dont la dignité nue transcende l’humiliation coloniale.
La question du corps traverse son œuvre comme un fil rouge sang. Corps désirants, corps souffrants, corps morts – Dumas les peint tous avec la même urgence fiévreuse. Prenez “Dead Girl” (2002), portrait d’une jeune femme abattue lors d’une tentative de détournement d’avion dans les années 70. L’artiste transforme un fait divers sordide en une méditation bouleversante sur la violence politique. Cette toile dialogue directement avec la “Mort de Marat” de David, mais sans le pathos révolutionnaire – juste la vérité crue d’un corps brisé par l’Histoire.
Dumas n’est pas qu’une chroniqueuse du tragique contemporain. Elle est aussi une héritière directe de Rembrandt et de Goya dans sa façon de traquer la lumière au cœur des ténèbres. Ses portraits d’enfants, notamment, sont d’une tendresse paradoxale qui évoque les derniers autoportraits du maître hollandais. “The Painter” (1994), représentant sa propre fille les mains couvertes de ce qui pourrait être de la peinture ou du sang, est une réflexion vertigineuse sur l’innocence et la culpabilité.
L’influence de Simone Weil résonne dans son travail, particulièrement dans sa façon d’aborder la souffrance comme une expérience à la fois personnelle et universelle. Quand Dumas peint des scènes pornographiques, ce n’est pas pour choquer les bourgeois – elle explore ce que Weil appelait “la pesanteur et la grâce”, cette tension entre notre nature charnelle et nos aspirations spirituelles.
Sa palette est celle d’un Rothko qui aurait lu Foucault : des bleus mortifères, des roses malades, des gris de morgue. Mais c’est précisément dans cette restriction chromatique qu’elle trouve sa liberté. Comme Beckett écrivant en français pour s’imposer des limites fécondes, Dumas fait de la pauvreté de sa palette une richesse expressive.
Son traitement des célébrités est particulièrement révélateur. Quand elle peint Amy Winehouse ou Marilyn Monroe, elle ne cherche pas à capturer leur glamour, mais à révéler leur vulnérabilité existentielle. Ces portraits sont des vanités modernes qui nous rappellent que la gloire n’est qu’un masque posé sur le néant. Dans son portrait d’Osama bin Laden (2010), elle pousse cette logique jusqu’à l’insoutenable en humanisant une figure du mal absolu – non pour l’excuser, mais pour nous confronter à l’inquiétante étrangeté de notre propre humanité.
Dumas peint toujours dans l’urgence, comme si chaque toile devait être la dernière. Cette temporalité haletante fait écho aux réflexions de Paul Virilio sur l’accélération de l’Histoire. Ses portraits sont des instantanés qui figent le temps tout en suggérant sa fuite inexorable.
La question de l’identité, centrale dans son travail, prend une dimension particulière à la lumière de son histoire personnelle. Née blanche en Afrique du Sud pendant l’apartheid, Dumas a vécu dans sa chair les paradoxes de l’identité. Ses autoportraits, notamment “Evil is Banal” (1984), sont des exercices d’auto-accusation qui évoquent les confessions de Jean-Jacques Rousseau, mais sans leur complaisance narcissique.
Le choix de s’installer aux Pays-Bas en 1976 n’est pas anodin – c’est le pays de Rembrandt, mais aussi celui de Spinoza, ce penseur de l’immanence dont la philosophie irrigue secrètement l’œuvre de Dumas. Comme Spinoza, elle cherche une forme de salut dans la compréhension lucide de notre condition mortelle.
Ses séries sur la mort et le deuil sont parmi les plus puissantes de l’art contemporain. “Dead Marilyn” (2008), représentant l’actrice sur la table d’autopsie, est un memento mori qui transcende le fait divers pour atteindre une dimension métaphysique. La mort, chez Dumas, n’est pas un spectacle – c’est une présence sourde qui habite même ses toiles les plus lumineuses.
Loin des conventions de la représentation du nu féminin, Dumas peint le désir comme une force à la fois créatrice et destructrice. Ses nus rappellent moins Ingres que Georges Bataille, dans leur façon d’associer l’érotisme à la mort et au sacré. Le corps, chez elle, n’est jamais un simple objet de contemplation esthétique – c’est un champ de bataille où se jouent les grandes questions de notre temps.
Sa technique du “wet-on-wet”, qui consiste à peindre sur une surface encore humide, crée des effets de fusion et de dissolution qui sont autant de métaphores de notre condition contemporaine. Dans un monde où les identités se liquéfient, où les certitudes se délitent, cette technique traduit parfaitement notre expérience de la précarité ontologique.
Le rapport à la photographie dans son œuvre est profondément paradoxal. En utilisant des images préexistantes comme point de départ, Dumas ne fait pas que citer – elle transmute le document en vision. C’est ce que Roland Barthes appelait le “punctum”, ce détail poignant qui fait basculer une image du côté de l’art.
Voilà pourquoi Marlene Dumas est l’une des artistes les plus importantes de notre temps. Non pas parce qu’elle a battu des records aux enchères – bien que son “The Visitor” se soit vendu pour 6,3 millions d’euros en 2008 – mais parce qu’elle a réinventé la peinture figurative à l’ère du numérique. Elle nous montre que l’art peut encore nous bouleverser, nous faire penser, nous faire sentir, dans un monde saturé d’images. Et ça, bande de blasés, c’est un miracle dont nous avons désespérément besoin.