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Jeudi 6 Février

Matt Connors : Le Génie Agaçant de l’Abstraction

Écoutez-moi bien, bande de snobs ! Matt Connors, né en 1973 à Chicago, n’est pas simplement un autre peintre abstrait qui recycle les restes du modernisme comme un vautour affamé. Non, ce type est un véritable agitateur qui transforme la peinture abstraite en une danse subversive, où chaque coup de pinceau est une provocation délibérée contre nos attentes bien rangées.

Regardez ses toiles – ces surfaces qui semblent avoir été peintes avec l’insouciance d’un enfant mais cachent la précision d’un chirurgien. Ce n’est pas un hasard si ses œuvres vous donnent l’impression d’avoir déjà été vues quelque part. C’est précisément son intention, cette façon de jouer avec notre mémoire collective de l’art abstrait comme un DJ mixant des samples, mais attention – ce n’est pas du simple copier-coller.

La première caractéristique de son travail réside dans sa relation unique avec la surface picturale. Connors ne peint pas sur la toile, il peint dans la toile. Sa peinture s’infiltre dans les fibres comme de l’eau dans du sable, créant une profondeur paradoxale dans ce qui devrait être plat. Cette technique n’est pas sans rappeler ce que Walter Benjamin appelait l’aura de l’œuvre d’art – sauf qu’ici, Connors retourne le concept comme un gant. L’aura ne vient pas de l’originalité de l’œuvre mais de sa capacité à nous faire douter de ce que nous voyons.

Il utilise principalement l’acrylique Flashe, une peinture mate qui s’imprègne dans la toile brute comme de l’aquarelle sur du papier. Cette technique crée des œuvres qui semblent flotter entre deux états, ni tout à fait surfaces, ni tout à fait objets. C’est ce que Jacques Rancière appellerait un “partage du sensible” – une redistribution de ce qui est visible et invisible, de ce qui est en surface et ce qui est en profondeur.

Ses toiles sont parsemées de petits accidents délibérés – des éclaboussures, des bavures, des traits qui ne se rejoignent pas tout à fait. Ces “erreurs” ne sont pas des défauts mais des points d’ancrage pour notre regard, des moments où l’illusion de la perfection abstraite se fissure pour révéler quelque chose de plus intéressant : la présence humaine derrière l’apparente machine.

La deuxième caractéristique de son travail est sa façon de jouer avec les références historiques de l’art abstrait. Prenez ses grandes toiles comme “Stripes in Nature” (2019) ou “JaJanus” (2015). Au premier regard, on pourrait y voir des hommages à Kenneth Noland ou Ellsworth Kelly. Mais regardez de plus près : ces formes géométriques qui semblent si précises sont en réalité légèrement bancales, comme si elles avaient été dessinées avec une souris d’ordinateur défectueuse.

Cette approche fait écho à ce que Roland Barthes appelait le “degré zéro de l’écriture”, sauf qu’ici, nous sommes face au degré zéro de la peinture abstraite. Connors déconstruit les codes de l’abstraction géométrique non pas pour les détruire, mais pour les réinventer. Il crée ce que j’appelle une “abstraction du second degré” – une peinture qui commente sa propre histoire tout en créant quelque chose de nouveau.

Son travail est particulièrement fascinant dans sa façon d’incorporer des éléments qui semblent sortir tout droit d’un logiciel de dessin numérique. Ces lignes droites qui s’interrompent brusquement, ces formes qui se chevauchent maladroitement – tout cela évoque les premiers pas d’un débutant sur Photoshop. Mais c’est précisément là que réside son génie : il transforme ces “erreurs” numériques en poésie picturale.

Il y a une tension palpable dans ses œuvres entre le fait main et l’apparence mécanique, entre l’analogique et le numérique. Cette dualité nous rappelle les réflexions de Vilém Flusser sur la technique et la culture, où l’artiste devient un joueur qui défie les programmes préétablis de la machine. Connors joue ce jeu avec une ironie mordante, créant des œuvres qui semblent à la fois programmées et profondément humaines.

La manière dont il utilise la couleur est tout aussi subversive. Ses palettes peuvent sembler arbitraires au premier abord – des jaunes criards côtoient des bleus profonds, des roses bonbon se heurtent à des verts acides. Mais il y a une logique dans cette apparente cacophonie chromatique. Chaque couleur est choisie non pas pour sa beauté intrinsèque, mais pour sa capacité à créer une tension, un inconfort visuel qui nous force à regarder plus attentivement.

Dans “Mural for a Gay Household I & II” (2018-2020), il pousse cette logique à son paroxysme. Ces immenses diptyques verticaux, avec leurs motifs en damier parfaitement exécutés, sont brutalement interrompus par des taches noires centrales. C’est comme si Connors nous disait : “Vous pensiez que c’était juste un exercice de style moderniste ? Surprise !”

Cette façon de travailler rappelle ce que Lucy Lippard décrivait comme la “dématérialisation de l’art”, sauf qu’ici, Connors opère en sens inverse. Il rematérialise l’abstraction, lui redonne un corps, une présence physique qui va au-delà de la simple surface peinte. Ses œuvres ne sont pas des fenêtres sur un autre monde, mais des objets qui existent résolument dans notre espace.

L’influence de la poésie sur son travail est évidente, notamment dans sa façon de structurer ses compositions comme des vers libres visuels. Ce n’est pas un hasard s’il a nommé sa première exposition d’après le premier recueil de poèmes de James Schuyler, “Freely Espousing”. La poésie, comme sa peinture, opère par juxtaposition, par rupture, par surprise.

Son approche de l’abstraction fait également penser aux théories de Susan Sontag sur le style. Tout comme Sontag plaidait pour une expérience directe de l’art plutôt qu’une surinterprétation, Connors crée des œuvres qui résistent à une lecture unique. Elles sont là, devant nous, provocantes dans leur simplicité apparente, mais riches en complexités visuelles et conceptuelles.

Dans ses œuvres plus récentes, comme celles présentées à la Goldsmiths CCA en 2024, Connors pousse encore plus loin cette logique de la perturbation. Il met ses propres œuvres en dialogue avec celles d’autres artistes, créant ce qu’il appelle des “finding aids” – des outils de navigation dans l’océan des références visuelles qui nous submergent quotidiennement.

Cette approche curatoriale révèle une autre facette de sa pratique : sa capacité à penser l’art comme un système relationnel plutôt que comme une série d’objets isolés. C’est ce que Nicolas Bourriaud appellerait une “esthétique relationnelle”, mais Connors va plus loin en créant des connexions qui dépassent les limites traditionnelles entre artiste, curateur et spectateur.

Son travail pose des questions fondamentales sur la nature même de l’originalité en art. Dans un monde saturé d’images, où chaque geste pictural semble avoir déjà été fait, Connors trouve une nouvelle voie en embrassant cette saturation plutôt qu’en essayant de la transcender. Il crée ce que j’appellerais une “peinture post-originale” – une pratique qui reconnaît son héritage tout en le subvertissant.

Les critiques qui accusent Connors de simple recyclage esthétique passent à côté de l’essentiel. Son travail n’est pas une célébration nostalgique du modernisme, mais une interrogation critique sur la possibilité même de la peinture abstraite au XXIe siècle. Comme l’écrivait Arthur Danto, nous vivons dans un monde de l’art “post-historique”, où tous les styles sont disponibles simultanément. Connors navigue dans ce monde avec une intelligence rare.

Il y a quelque chose de profondément politique dans sa façon de traiter l’héritage moderniste. En refusant la pureté formelle chère aux modernistes, en introduisant des “erreurs” et des imperfections délibérées dans ses compositions, il démocratise en quelque sorte l’abstraction. Ses œuvres nous disent que la géométrie n’appartient pas qu’aux maîtres du Bauhaus, que la couleur n’est pas la propriété exclusive des expressionnistes abstraits.

Ce qui rend son travail si pertinent aujourd’hui, c’est qu’il crée une peinture qui reconnaît pleinement sa place dans un monde numérique tout en insistant sur son caractère fondamentalement analogique. Ses œuvres ne sont pas des simulations numériques traduites en peinture, mais des objets qui portent les traces de leur fabrication manuelle tout en dialoguant avec notre réalité technologique.

Le plus fascinant chez Connors, c’est peut-être sa capacité à maintenir un équilibre précaire entre sérieux et jeu, entre révérence et irrévérence. Ses œuvres peuvent sembler désinvoltes au premier abord, mais elles cachent une réflexion profonde sur la nature de la peinture et de la représentation. Comme l’écrivait John Berger, “voir vient avant les mots” – et les peintures de Connors nous apprennent à voir différemment.

Alors oui, bande de snobs, Matt Connors est peut-être l’un des peintres les plus importants de sa génération – non pas parce qu’il réinvente la roue, mais parce qu’il nous montre que la roue n’a jamais été ce que nous pensions qu’elle était. Dans un monde où l’art semble souvent coincé entre cynisme commercial et prétention intellectuelle, son travail offre une troisième voie : celle d’une peinture qui pense tout en jouant, qui critique tout en créant, qui respecte son histoire tout en la bousculant.

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