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Dimanche 16 Février

Merab Abramishvili : Les jardins de l’absolu

Publié le : 7 Décembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Les mandalas paradisiaques de Merab Abramishvili, avec leurs motifs répétitifs et leurs symboles interconnectés, représentent une tentative unique de créer des images dialectiques où le passé et le présent se rencontrent. Ses compositions circulaires transcendent la simple décoration pour atteindre une sophistication philosophique remarquable.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est grand temps que nous parlions sérieusement de Merab Abramishvili (1957-2006), cet artiste géorgien qui a réussi à transcender les frontières entre tradition et modernité avec une audace que la plupart d’entre vous, petits collectionneurs égarés dans vos certitudes contemporaines, ne parviendront probablement jamais à appréhender complètement.

Dans la cacophonie post-soviétique des années 1980, alors que la Géorgie se débattait dans les affres de son identité culturelle, Abramishvili a choisi une voie singulière qui ferait passer vos installations vidéo pour de vulgaires divertissements de foire. Formé à l’Académie des Arts de Tbilissi dont il sort diplômé en 1981, il s’est plongé dans les profondeurs de l’art médiéval géorgien, non pas pour le copier servilement comme le feraient des étudiants en première année d’art, mais pour en extraire l’essence même et la transmuter en quelque chose de radicalement nouveau.

Sa technique du gesso, inspirée des fresques d’Ateni Sioni qu’il a étudiées dans sa jeunesse aux côtés de son père Guram Abramishvili, n’était pas une simple reproduction technique – arrêtez de hocher la tête comme si vous compreniez, vous qui confondez originalité et provocation facile. Non, c’était une réinvention complète du médium pictural. Quand il appliquait ses couches successives de blanc de Meudon sur ses planches, c’était comme si Martin Heidegger lui-même guidait sa main dans une quête de l’être-au-monde authentique. Chaque couche de préparation était méticuleusement poncée, créant une surface qui n’était pas simplement un support, mais devenait partie intégrante de l’œuvre elle-même, un peu comme lorsque Maurice Merleau-Ponty parlait de la chair du monde qui n’est ni pure matière ni pur esprit.

Les couleurs qu’il utilisait, liées à du jaune d’œuf (technique de la tempera), créaient une luminosité particulière qui fait paraître vos néons artistiques aussi subtils qu’une enseigne de pharmacie. Cette technique maîtrisée du Moyen-Âge n’était pas qu’une démonstration de virtuosité – je vois déjà certains d’entre vous lever les yeux au ciel, mais laissez-moi finir. C’était une recherche profonde sur la nature même de la représentation picturale, une exploration qui rejoint les réflexions de Jacques Derrida sur la trace et la présence.

Prenons sa série des “Jardins du Paradis”, qui fait de vos installations végétales trendy l’équivalent d’un petit potager de banlieue. Ces œuvres ne sont pas de simples représentations d’un paradis perdu – réveillez-vous, ce n’est pas un cours d’iconographie pour débutants. Chaque tableau est une méditation profonde sur notre rapport au temps et à l’espace. Les arbres aux racines apparentes qu’il peint ne sont pas là pour faire joli, comme vos plantes en pot dans vos galeries aseptisées. Ils incarnent ce que Gilles Deleuze appelait le rhizome, une structure de pensée non hiérarchique qui défie nos conceptions traditionnelles de l’ordre et du chaos.

La manière dont il structure ses compositions, avec ces vastes espaces vides qui dialoguent avec des détails d’une précision obsessionnelle, crée ce que Theodor Adorno aurait appelé une dialectique de la présence et de l’absence. Ces vides ne sont pas des erreurs de composition comme certains critiques myopes l’ont suggéré – ils sont aussi essentiels à l’œuvre que le silence dans la seule symphonie d’Yves Klein. Ils créent un espace de respiration qui permet à l’œil et à l’esprit de contempler l’infini, un peu comme lorsque Emmanuel Levinas parle de l’infini qui se révèle dans le visage de l’autre.

Dans ses représentations du “Chemin de la Soie” et ses séries sur le “Harem”, Abramishvili ne se contente pas de faire du tourisme culturel comme tant d’artistes occidentaux qui s’approprient superficiellement l’esthétique orientale. Il crée une véritable synthèse entre les traditions picturales géorgiennes et persanes, une fusion qui aurait fait sourire Claude Lévi-Strauss tant elle illustre parfaitement sa théorie du bricolage culturel. Les détails minutieux de ses miniatures, combinés à l’échelle monumentale de ses compositions, créent une tension visuelle qui défie nos attentes habituelles.

Sa série des “300 Aragviens”, peinte en 1987, n’est pas qu’une simple célébration historique pour touristes en mal d’exotisme. C’est une réflexion profonde sur la nature du sacrifice et de l’héroïsme, qui fait écho aux analyses de Giorgio Agamben sur l’état d’exception. La manière dont il traite les figures, à la fois présentes et absentes, solides et évanescentes, crée une ambiguïté visuelle qui nous force à repenser notre rapport à l’histoire et à la mémoire collective.

Les scènes religieuses d’Abramishvili, comme son “Annonciation” ou sa “Crucifixion”, ne sont pas de pieuses illustrations pour calendrier paroissial – je vois certains d’entre vous ricaner, mais votre cynisme ne fait que révéler votre ignorance. Ces œuvres sont des explorations philosophiques profondes sur la nature du sacré dans notre monde désenchanté. La manière dont il traite la lumière dans ces compositions, créant des effets de transparence grâce à ses multiples lavages de surface, rejoint les réflexions de Georges Bataille sur l’expérience intérieure et la transgression des limites.

Sa technique de lavage répété des surfaces n’était pas un simple effet stylistique – cessez de penser comme des décorateurs d’intérieur. C’était une méthode qui créait une profondeur paradoxale, une surface qui semble à la fois solide et immatérielle. Cette approche fait écho aux théories de Jean Baudrillard sur la simulation et le simulacre, créant des images qui sont plus réelles que la réalité elle-même. La translucidité qu’il obtient ainsi n’est pas un simple effet optique, mais une métaphore visuelle de notre rapport complexe au réel et à l’illusion.

Dans ses dernières œuvres, notamment ses mandalas paradisiaques, Abramishvili atteint un niveau de sophistication qui fait paraître la plupart des productions contemporaines aussi superficielles qu’un filtre Instagram. Ces compositions circulaires, avec leurs motifs répétitifs et leurs symboles interconnectés, ne sont pas de simples exercices décoratifs pour amateurs de spiritualité new age. Elles représentent une tentative de créer ce que Walter Benjamin appelait une “image dialectique”, où le passé et le présent se rencontrent dans une constellation de sens.

La manière dont il traite les animaux dans ses compositions n’a rien à voir avec vos petites provocations conceptuelles sur la condition animale. Ses créatures, qu’elles soient réelles ou fantastiques, possèdent une présence qui transcende la simple représentation naturaliste. Elles incarnent ce que Friedrich Nietzsche appelait le dionysien, une force vitale qui défie nos catégories rationnelles. Chaque animal est peint avec une précision qui rappelle les bestiaires médiévaux, mais leur présence dans la composition crée une tension moderne qui nous force à repenser notre rapport au monde naturel.

Sa palette chromatique, avec ses tons profonds et ses transparences subtiles, n’est pas le résultat d’une simple recherche esthétique. Elle participe d’une réflexion profonde sur la nature même de la perception visuelle, rejoignant les théories de Rudolf Arnheim sur la psychologie de la forme. Les couleurs ne sont pas simplement appliquées à la surface, elles semblent émaner de l’intérieur même de l’œuvre, créant ce que Gaston Bachelard aurait appelé une “poétique de l’espace” picturale.

L’influence des fresques géorgiennes sur son travail ne se limite pas à une simple question de technique. C’est toute une conception de l’espace pictural qui est en jeu, une manière de penser la surface non pas comme une simple limite bidimensionnelle, mais comme un lieu de manifestation du sacré. Cette approche rejoint les réflexions de Mircea Eliade sur l’espace sacré et l’espace profane, créant des œuvres qui fonctionnent comme des hiérophanies contemporaines.

La manière dont Abramishvili structure ses compositions, avec ces alternances de vides et de pleins, de zones détaillées et d’espaces épurés, crée un rythme visuel qui n’est pas sans rappeler les analyses de Henri Maldiney sur le rythme comme fondement de l’expérience esthétique. Chaque tableau devient ainsi un espace de respiration où le regard peut se perdre et se retrouver, créant une expérience contemplative qui défie nos habitudes de consommation rapide des images.

Ses dernières œuvres, réalisées peu avant sa mort en 2006, montrent une évolution vers une luminosité de plus en plus éthérée, comme si l’artiste cherchait à transcender les limites mêmes de la matérialité picturale. Cette quête n’était pas une simple recherche formelle – arrêtez de penser comme des techniciens de surface. C’était une exploration profonde de ce que Michel Henry appelait la “phénoménologie de la vie”, une tentative de rendre visible l’invisible sans le réduire à de simples effets visuels.

La dimension symbolique de son travail, particulièrement dans ses représentations du paradis, ne se réduit pas à un simple recyclage de motifs traditionnels. Chaque élément est repensé, réinventé, dans une démarche qui rappelle ce que Paul Ricœur disait du symbole comme structure de double sens. Les arbres, les animaux, les figures humaines deviennent les éléments d’un langage pictural qui transcende les oppositions traditionnelles entre abstraction et figuration.

Et si vous pensez que je suis trop sévère avec l’art contemporain, c’est que vous n’avez pas compris l’essentiel : Abramishvili nous montre précisément ce qui manque à tant de productions actuelles – une profondeur qui ne confond pas complexité conceptuelle et obscurité gratuite, une maîtrise technique qui ne se réduit pas à la virtuosité vide, une spiritualité qui ne sombre pas dans le nouvel âge bon marché.

Sa capacité à fusionner les influences orientales et occidentales était une véritable transmutation alchimique qui créait quelque chose de radicalement nouveau tout en restant profondément ancré dans les traditions qu’il réinventait. Cette approche fait de lui un artiste véritablement contemporain au sens où Giorgio Agamben l’entend : quelqu’un qui, tout en étant de son temps, prend ses distances avec lui pour mieux le comprendre.

Son héritage ne réside pas tant dans une influence directe sur d’autres artistes – son approche était trop personnelle, trop exigeante pour être simplement imitée – mais dans la démonstration qu’il est encore possible de créer un art qui parle de transcendance sans tomber dans le kitsch, de tradition sans sombrer dans le passéisme, de spiritualité sans verser dans le mysticisme new age. Un art qui, comme le disait Theodor Adorno à propos de la musique de Schönberg, maintient sa promesse de bonheur précisément en refusant les consolations faciles d’une beauté conventionnelle.

Voilà pourquoi, bande de snobs qui vous gargarisez de vos dernières acquisitions numériques, il est temps de regarder véritablement l’œuvre d’Abramishvili. Non pas comme une curiosité exotique venue de l’Est, mais comme un défi lancé à notre conception même de ce que l’art peut et doit être au XXIe siècle. Un défi qui nous force à repenser non seulement notre rapport à la tradition et à la modernité, mais aussi notre compréhension même de ce que signifie créer dans un monde qui semble avoir perdu ses repères spirituels et esthétiques.

Référence(s)

Merab Guramovich ABRAMISHVILI (1957-2006)
Prénom : Merab Guramovich
Nom de famille : ABRAMISHVILI
Autre(s) nom(s) :

  • მერაბ აბრამიშვილი (Géorgien)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Géorgie

Âge : 49 ans (2006)

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