English | Français

Jeudi 20 Mars

Miriam Cahn : Le rugissement de la peinture

Publié le : 7 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Dans son atelier des Grisons, Miriam Cahn crée des œuvres qui explosent nos certitudes avec la force d’une bombe atomique. Ses figures humaines, baignées de couleurs intenses, émergent comme des spectres radioactifs, témoins implacables de notre époque troublée, entre violence et résistance.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, quand je vous parle de l’art de Miriam Cahn (née en 1949), cette artiste suisse qui dynamite nos certitudes avec la puissance d’une bombe atomique. Dans son atelier-bunker des Grisons, loin des mondanités superficielles de la scène artistique contemporaine, elle crée chaque jour pendant exactement trois heures, comme un moine zen qui aurait troqué sa robe safran contre un bleu de travail maculé de peinture. Pas une minute de plus, pas une seconde de moins. Un rituel immuable qui donne naissance à des œuvres aussi percutantes qu’un uppercut de Mike Tyson à sa grande époque.

Permettez-moi d’abord de vous parler de sa technique, aussi brutale qu’efficace, qui redéfinit les frontières de l’art contemporain. Cahn peint comme elle respire, dans l’urgence et la nécessité absolue, avec une intensité qui fait trembler les murs de son atelier alpin. Ses toiles naissent d’un corps-à-corps avec la matière, sans esquisse préalable, sans repentir possible, dans une bataille acharnée contre le temps et les conventions. Une approche qui n’est pas sans rappeler la philosophie de l’instant présent de Martin Heidegger, ce concept du “Dasein” où l’être se révèle dans l’action pure, débarrassé des oripeaux de la réflexion. Mais attention, ne vous y trompez pas : derrière cette apparente spontanéité se cache une maîtrise absolue du médium, comme un judoka qui aurait passé des années à perfectionner une seule prise pour la rendre mortelle.

Ses figures humaines, ces fantômes fluorescents qui nous fixent de leurs yeux vides comme des puits sans fond, émergent de la toile comme des spectres radioactifs, baignés dans des couleurs si intenses qu’elles semblent pulser d’une vie propre. Ces corps, souvent nus, parfois fragmentés comme les victimes d’une explosion, racontent la violence du monde avec une force que même Francis Bacon, pourtant maître en la matière, aurait pu envier. Chaque coup de pinceau est précis comme un scalpel, chaque trait aussi tranchant qu’une lame de rasoir. Ces figures ne sont pas de simples représentations, mais des présences qui habitent l’espace avec l’autorité des sculptures antiques, tout en portant les stigmates de notre modernité brutale.

La technique de Cahn est unique en ce qu’elle combine une rapidité d’exécution presque violente avec une précision chirurgicale dans le choix des couleurs et des formes. Elle travaille dans l’urgence, certes, mais chaque geste est aussi calculé qu’une partie d’échecs où chaque mouvement peut être fatal. Ses grands formats, souvent réalisés au sol comme les action paintings de Pollock, ne sont pas le fruit du hasard mais le résultat d’une chorégraphie minutieusement orchestrée où le corps tout entier participe à l’acte créateur.

La violence, thème central de son œuvre, n’est jamais gratuite ni spectaculaire. Elle est le miroir de notre époque, le reflet cruel de nos barbaries quotidiennes, des guerres qui déchirent le monde aux violences plus intimes qui se jouent dans l’espace domestique. Depuis les conflits en ex-Yougoslavie jusqu’à la tragédie ukrainienne, Cahn capture l’essence même de l’horreur avec une économie de moyens qui force le respect. Un simple trait de fusain peut suggérer un char d’assaut, une tache de couleur faire surgir un corps supplicié. Cette approche nous renvoie à la pensée de Walter Benjamin sur la reproduction mécanique de l’art à l’ère moderne, où l’image de guerre devient si banale qu’elle en perd son pouvoir d’indignation. Cahn, elle, nous force à regarder, à ne pas détourner les yeux de ce spectacle de la destruction.

Dans ses séries consacrées aux conflits contemporains, elle développe un langage visuel qui transcende le simple reportage pour atteindre une dimension universelle. Ses figures de réfugiés, par exemple, ne sont pas de simples illustrations de l’actualité mais des archétypes qui nous parlent de l’exil, de la peur, de la survie. Les corps qu’elle peint portent en eux toute l’histoire de la souffrance humaine, depuis les migrations forcées de l’Antiquité jusqu’aux drames contemporains de la Méditerranée.

La dimension féministe de son travail est particulièrement intéressante, car elle transcende le simple militantisme pour atteindre une vérité plus profonde sur la condition humaine. Ses corps de femmes ne sont pas des victimes passives mais des forces telluriques, des amazones modernes qui revendiquent leur sexualité avec une franchise qui peut choquer les âmes sensibles. Les organes génitaux, représentés sans fard ni pudeur, deviennent des symboles de résistance, des armes de combat dans une guerre des sexes qui n’en finit pas. Cette approche radicale de la représentation du corps féminin s’inscrit dans une tradition qui va de Louise Bourgeois à Marlene Dumas, tout en créant son propre vocabulaire visuel.

Cette crudité assumée nous ramène à la pensée de Simone de Beauvoir sur le corps féminin comme champ de bataille. Mais là où Beauvoir théorisait, Cahn incarne. Ses femmes ne sont pas des concepts philosophiques mais des présences charnelles qui explosent les conventions de la représentation. Elles urinent, saignent, accouchent, baisent avec une liberté qui fait voler en éclats des siècles de pudibonderie artistique. Chaque toile est un manifeste, une déclaration de guerre contre les normes établies de la représentation féminine dans l’art.

Le format même de ses œuvres participe à cette stratégie de confrontation. En les accrochant systématiquement à hauteur des yeux, Cahn force le spectateur à un face-à-face sans échappatoire possible. Impossible de prendre la distance confortable du regard esthétique traditionnel. Nous sommes happés, aspirés dans ces regards qui nous fixent comme autant de miroirs dérangeants de notre propre humanité. Cette mise en scène rappelle les théories de Jacques Lacan sur le stade du miroir, où la reconnaissance de soi passe nécessairement par la confrontation avec l’autre.

Sa palette chromatique, d’une audace qui frôle parfois l’insupportable, joue sur des contrastes violents qui évoquent les expérimentations de Vassily Kandinsky sur la spiritualité dans l’art. Mais là où Kandinsky cherchait l’harmonie cosmique, Cahn cultive la dissonance. Ses bleus électriques côtoient des roses chair dans des compositions qui semblent défier toute logique chromatique conventionnelle. Les jaunes acides dialoguent avec des noirs profonds dans une danse macabre qui nous parle de vie et de mort, de création et de destruction. C’est précisément dans cette tension que réside la force de son travail.

Les paysages, quand ils apparaissent dans son œuvre, ne sont jamais de simples décors mais des acteurs à part entière du drame qui se joue sur la toile. Qu’il s’agisse de ses vues des Alpes suisses ou de ses territoires imaginaires, ils portent en eux la mémoire des tragédies humaines. Un arbre solitaire devient un témoin silencieux, une montagne se transforme en monument funéraire. La nature, chez Cahn, n’offre aucun refuge bucolique. Elle est complice et victime de nos folies, comme l’avait si bien compris Friedrich Nietzsche dans sa conception du sublime terrible. Ces paysages nous rappellent que la violence humaine ne se limite pas aux relations interpersonnelles mais s’étend à notre rapport avec l’environnement.

Cette dimension tragique se double d’une réflexion profonde sur la mémoire et l’histoire. Née dans une famille juive qui a fui les persécutions nazies, Cahn porte en elle le poids d’une histoire collective qui irrigue chacune de ses œuvres. Mais elle ne se contente pas de témoigner. Elle transforme ce fardeau en une force créatrice qui transcende le simple devoir de mémoire pour atteindre une dimension universelle. Chaque toile devient ainsi un lieu de mémoire, au sens où l’entendait Pierre Nora, un espace où l’histoire personnelle et collective se cristallise et se transforme.

Son travail sur les migrants contemporains illustre parfaitement cette capacité à transformer l’expérience historique en vision artistique. Ses figures en fuite, réduites à des silhouettes fantomatiques, portent en elles toute la détresse du monde sans jamais tomber dans le misérabilisme. Elles nous rappellent les réflexions d’Hannah Arendt sur l’apatride comme figure emblématique de notre modernité. Ces œuvres ne sont pas de simples illustrations de l’actualité mais des méditations profondes sur la condition humaine à l’ère des grands déplacements de population.

La performance, aspect majeur de sa pratique, se manifeste non seulement dans l’acte de création mais aussi dans la mise en espace de ses expositions. Chaque accrochage devient un événement unique, une chorégraphie minutieusement orchestrée où chaque œuvre dialogue avec les autres dans une partition visuelle d’une rare intensité. C’est là que la pensée de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception prend tout son sens : l’espace n’est plus un simple contenant mais devient partie intégrante de l’œuvre. Le spectateur est invité à participer activement à cette expérience, son corps devenant un élément de la composition globale.

Dans ses dessins au fusain, réalisés à même le sol dans une sorte de transe créatrice, on retrouve cette même urgence physique. Le corps tout entier participe à l’acte de création, transformant la surface du papier en un champ de bataille où se joue quelque chose de plus grand que l’art. Ces œuvres nous rappellent les expérimentations d’Antonin Artaud sur le théâtre de la cruauté, où le corps devient le véhicule d’une vérité qui dépasse le langage. La trace du geste, l’empreinte du corps de l’artiste restent visibles comme les cicatrices d’un combat contre la matière elle-même.

Les textes qui accompagnent souvent ses œuvres ne sont pas de simples commentaires mais font partie intégrante de sa démarche artistique. Écrits dans une langue aussi directe que sa peinture, ils témoignent d’une pensée qui refuse les compromis et les facilités. Chaque mot est pesé, chaque phrase est un coup porté contre la bienséance artistique traditionnelle. Ces textes fonctionnent comme des partitions qui guident notre lecture des œuvres tout en préservant leur mystère fondamental.

Chaque séance de travail de Miriam Cahn est une nouvelle bataille, un nouveau défi lancé aux conventions artistiques. Cette régularité dans l’intensité, cette discipline dans la révolte, fait de son œuvre un témoignage unique sur notre époque. L’art de Miriam Cahn est une gifle salutaire dans le visage trop lisse de l’art contemporain. Dans un monde où l’esthétique est trop souvent réduite à une marchandise “Instagrammable”, elle nous rappelle que l’art peut encore être dangereux, qu’il peut encore nous faire mal, nous faire penser, nous faire grandir. Elle est la preuve vivante que la peinture, cet art prétendument moribond, peut encore rugir avec la force d’un lion blessé. Son œuvre restera comme un témoignage essentiel de notre époque, un cri de rage et d’espoir dans la nuit de notre temps.

Référence(s)

Miriam CAHN (1949)
Prénom : Miriam
Nom de famille : CAHN
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Suisse

Âge : 76 ans (2025)

Suivez-moi

ArtCritic

GRATUIT
VOIR