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Mercredi 19 Mars

Mohammed Sami : Les fantômes de la mémoire

Publié le : 15 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Dans les toiles de Mohammed Sami, les objets du quotidien vibrent d’une inquiétante étrangeté. L’ombre d’une plante devient araignée menaçante, un tapis roulé évoque un corps enveloppé. Sa maîtrise technique transforme la matière picturale en théâtre de lutte entre révélation et dissimulation.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, laissez-moi vous parler de Mohammed Sami, cet artiste qui peint les fantômes du passé avec une délicatesse et une violence qui vous feront trembler jusqu’aux os. Né à Bagdad en 1984, il a traversé l’enfer des guerres du Golfe avant de s’exiler en Suède en 2007, puis de s’installer à Londres où il vit et travaille aujourd’hui. Mais ne vous attendez pas à une énième histoire larmoyante d’artiste exilé. Ce qui fait la puissance de Sami, c’est précisément sa capacité à transcender le récit autobiographique pour atteindre une dimension universelle qui nous transperce tous.

Dans ses toiles monumentales, pas une seule figure humaine à l’horizon. Et pourtant, quelle présence ! Les absents n’ont jamais été aussi présents que dans ces intérieurs vides, ces paysages urbains désertés, ces objets du quotidien qui semblent vibrer d’une inquiétante étrangeté. Prenez “The Praying Room” (2021), où l’ombre d’une plante d’intérieur se transforme en une araignée menaçante sur le mur. C’est là que réside tout le génie de Sami : dans sa capacité à faire surgir l’effroi du banal, à révéler la violence tapie dans les recoins les plus anodins de notre quotidien.

Cette dialectique entre présence et absence nous conduit directement au concept de “spectralité” développé par Jacques Derrida. Pour le philosophe français, le spectre n’est ni présent ni absent, ni mort ni vivant, mais habite un espace intermédiaire qui déstabilise nos catégories de pensée. Les peintures de Sami incarnent parfaitement cette “hantologie” derridienne : chaque tableau est hanté par des présences invisibles, des traumatismes qui ne cessent de revenir, comme ces portraits officiels aux visages noircis qui peuplent ses intérieurs.

Regardez attentivement “Meditation Room” : un portrait militaire accroché au mur, le visage obscurci par une épaisse couche de peinture noire brillante. Cette substance luisante fait ressortir la silhouette sur la surface mate de la toile, renforçant paradoxalement sa présence matérielle. Le portrait semble indestructible, tandis que la pièce autour de lui s’effrite. L’image survit dans un espace hostile à toute présence vivante. L’architecture semble se briser sous le poids de l’idéologie ; la réalité meurt sous l’assaut des images.

La matière picturale elle-même devient le théâtre d’une lutte entre révélation et dissimulation. Les surfaces de ses toiles sont travaillées comme des champs de bataille, grattées, superposées, effacées puis repeintes. Dans “One Thousand and One Nights” (2022), le ciel nocturne parsemé d’explosions pourrait presque passer pour un feu d’artifice si ce n’était ce vert toxique qui nous rappelle les images de la guerre du Golfe en vision nocturne. Sami joue constamment sur cette ambiguïté, nous forçant à regarder au-delà des apparences.

Cette approche nous mène au second concept philosophique fondamental pour comprendre son œuvre : la phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty. Pour le philosophe français, notre perception du monde n’est jamais neutre mais toujours chargée de sens, de mémoire, d’affect. Les peintures de Sami illustrent parfaitement cette idée : un simple tapis roulé peut évoquer un corps enveloppé (“Study of Guts”, 2022), une rangée de chaises vides devient un cimetière (“The Parliament Room”, 2022).

La phénoménologie merleau-pontienne nous enseigne que le visible n’est jamais séparé de l’invisible, que toute perception est tissée d’absences significatives. C’est exactement ce que fait Sami dans ses peintures : il rend visible l’invisible, il donne forme à l’absence. Dans “Weeping Walls III” (2022), la trace pâle laissée sur le papier peint par un cadre disparu devient une métaphore poignante de la mémoire elle-même. Ce rectangle plus clair que le reste du mur raconte l’histoire d’une absence, d’un vide qui paradoxalement rend visible ce qui n’est plus là.

Cette approche phénoménologique se manifeste également dans son traitement de l’espace. Les perspectives sont souvent perturbées, les plans s’entrechoquent, créant des espaces impossibles qui évoquent les distorsions de la mémoire traumatique. Dans “The Point 0”, la peinture qui donne son titre à son exposition au Camden Art Centre, le hublot d’avion devient une fenêtre sur le néant, un point zéro qui n’est ni un début ni une fin. Le paysage suggéré par un dégradé d’ocre se révèle dans toute sa platitude, trahissant la simplicité et la solidité de la peinture.

Dans la palette chromatique de Sami, ces verts cadavériques, ces rouges sang coagulé, ces gris de cendre ne sont pas choisis au hasard. Ils participent à cette atmosphère de malaise diffus qui imprègne toute son œuvre. Même les couleurs apparemment les plus neutres sont chargées d’une tension sourde, comme si elles étaient sur le point de basculer dans quelque chose de plus sombre.

Prenez “The Grinder” (2023), exposé au Blenheim Palace. Au premier abord, on pourrait croire à une scène banale : une table ronde entourée de quatre chaises, vue du dessus. Le tapis a la couleur de la viande moite – blafard, anémique, moucheté de gris et de brun. Les chaises sont dorées, leurs dossiers ornés d’un emblème baroque – des sièges pour des gens qui aiment se sentir importants. Mais l’ombre projetée au centre pourrait être celle d’un ventilateur de plafond… ou des pales d’un hélicoptère. Dans l’univers des cauchemars symboliques de Sami, ces lames pourraient tout aussi bien appartenir à un hélicoptère ou à un mixeur de cuisine.

Ce qui est particulièrement intéressant dans son travail, c’est sa façon de jouer avec les échelles. Dans “Refugee Camp” (2021), le bâtiment illuminé est relégué tout en haut de la toile, minuscule face à l’immense falaise qui occupe les trois quarts de l’image. Cette disproportion n’est pas qu’une question de composition : elle traduit visuellement un rapport de force, une forme d’écrasement social et politique.

L’artiste excelle également dans sa façon de traiter la lumière. Ce n’est jamais une lumière naturelle, rassurante, mais plutôt une luminosité artificielle, inquiétante, qui semble émaner des objets eux-mêmes. Dans “Electric Issues” (2022), les câbles électriques projettent des ombres qui ressemblent à des araignées géantes. La lumière, traditionnellement associée à la révélation, devient chez Sami un instrument de distorsion et d’inquiétude.

Il y a dans ces œuvres une tension permanente entre le désir de dire et la nécessité de taire, entre la volonté de montrer et l’impossibilité de représenter directement. Cette tension est particulièrement palpable dans ses peintures d’intérieurs, où les objets quotidiens semblent chargés d’une menace latente. Un simple balai appuyé contre un mur peut évoquer le canon d’un fusil, un tapis roulé peut suggérer un corps enveloppé.

Dans son exposition récente au Blenheim Palace, “After the Storm”, Sami dialogue avec l’histoire du lieu de manière subtile et subversive. Son “Immortality” (2024), portrait en négatif de Winston Churchill, est une réflexion puissante sur la façon dont les figures historiques deviennent des écrans de projection pour nos propres fantasmes et idéologies. En noircissant le visage de Churchill tout en conservant sa posture immédiatement reconnaissable, basée sur la célèbre photographie de Yousuf Karsh, Sami questionne notre rapport aux icônes historiques et à la mémoire collective.

“Chandelier” (2024), accroché dans la Red Drawing Room, fait référence à la guerre avec son image en trompe-l’œil d’un lustre qui évoque un drone. Le fond en aggloméré rappelle les bâtiments abandonnés, tandis que Sami inclut la date de mars 2003 – le début de l’invasion américaine de l’Irak. C’est une insertion subtile mais dévastatrice de l’histoire récente dans ce palais dédié aux victoires militaires britanniques.

Dans “The Statues” (2024), plusieurs objets sont représentés enveloppés dans des rouleaux de tissu, soulevant des questions sur ce qui se cache sous le matériau. Le titre suggère qu’il s’agit de monuments publics peut-être retirés de leur piédestal. Mais comme Sami l’a lui-même suggéré, il pourrait tout aussi bien s’agir de corps gisant dans les rivières de Mésopotamie. Cette ambiguïté délibérée est caractéristique de son approche.

“The Eastern Gate” (2023), vaste panorama exposé dans le Saloon, montre Bagdad baignée d’une lumière orange avec une mosquée se découpant sur la ligne d’horizon. La présence de cette œuvre dans ce lieu chargé d’histoire militaire britannique crée un dialogue fascinant entre différentes perspectives sur le conflit et l’empire.

Les critiques ont souvent tendance à réduire le travail de Sami à son histoire personnelle, à n’y voir qu’une réponse à son expérience de la guerre et de l’exil. C’est faire injure à la complexité et à l’universalité de son œuvre. Bien sûr, ces expériences informent son travail, mais elles ne l’épuisent pas. Ce qui fait la force de sa peinture, c’est précisément sa capacité à transcender le particulier pour atteindre l’universel.

L’art de Sami est profondément politique, mais pas au sens où on l’entend habituellement. Il ne dénonce pas, ne prend pas position, ne cherche pas à nous convaincre. Il fait quelque chose de plus subtil et peut-être de plus efficace : il nous fait douter de nos certitudes perceptives, il ébranle nos catégories de pensée. En cela, son travail rejoint la pensée de Jacques Rancière sur le “partage du sensible” : l’art politique le plus puissant est celui qui modifie notre façon de voir et de penser, plutôt que celui qui délivre un message explicite.

La temporalité dans les œuvres de Sami est complexe, stratifiée. Le passé n’est jamais vraiment passé, il continue d’informer le présent, de le hanter. Cette conception du temps fait écho à la pensée de Walter Benjamin sur l’histoire : les catastrophes du passé ne sont pas des événements clos, mais continuent d’agir dans le présent. C’est particulièrement visible dans des œuvres comme “23 Years of Night” (2022), où le temps semble suspendu dans un présent perpétuel.

Dans cette œuvre, des panneaux d’aggloméré bloquent une fenêtre, mais les rideaux en tulle sont brodés d’étoiles délicates, atténuant la désolation. Ce détail évoque la vie de Sami grandissant avec des fenêtres barricadées contre les bombes – et pourtant, même dans cette obscurité forcée, la beauté trouve un moyen de persister.

Ce qui rend le travail de Sami si pertinent aujourd’hui, c’est qu’il parle de trauma collectif sans tomber dans le spectaculaire ou le sensationnel. À une époque où nous sommes bombardés d’images de violence, il choisit de montrer l’absence plutôt que la présence, le vide plutôt que le plein. Cette approche résonne particulièrement avec notre époque saturée d’images.

Sa technique est tout aussi remarquable que son approche conceptuelle. Les surfaces de ses toiles sont travaillées avec une maîtrise exceptionnelle, créant des textures qui racontent leur propre histoire. Dans “Ashfall”, les particules noires et blanches qui tombent sur les bâtiments de la ville créent une atmosphère de désolation post-apocalyptique. La matière picturale elle-même semble avoir été soumise à un traumatisme, comme si la peinture portait les cicatrices de l’histoire qu’elle raconte.

Les influences de Sami sont diverses et profondes. On peut penser à Luc Tuymans, qui lui a un jour conseillé de “peindre le son de la balle, pas la balle elle-même”. Mais Sami va plus loin : chez lui, la distinction entre l’objet et sa représentation devient instable. Les images, les ombres et les reflets apparaissent plus puissants que les choses physiques qui les précèdent.

Son utilisation de la métonymie et de l’euphémisme comme stratégies picturales n’est pas un simple choix stylistique. Ces techniques, apprises sous le régime de Saddam Hussein où la vérité ne pouvait s’exprimer que de manière détournée, sont devenues des outils puissants dans son langage artistique. La contrainte initiale s’est transformée en liberté créatrice.

Dans des œuvres comme “Ten Siblings” (2021), où une pile de matelas aux motifs variés remplit la toile comme une abstraction, Sami transforme des objets ordinaires en métaphores puissantes. Ces matelas superposés, avec leurs rayures, leurs matelassages et leurs motifs floraux fanés, racontent une histoire de vie collective, de promiscuité, peut-être de refuge.

La façon dont Sami traite l’espace architectural est également significative. Dans “Slaughtered Sun”, le ciel orange brûlé projette une lueur surnaturelle sur des champs de blé labourés par de profonds sillons violets – peut-être des traces de tracteur, mais les flaques rouge sang au premier plan suggèrent une violence latente. Cette transformation du paysage pastoral en scène de violence potentielle est caractéristique de son approche.

Alors oui, on peut parler de chef-d’œuvre quand on voit une exposition comme “The Point 0” ou “After the Storm”. Non pas parce que ces œuvres sont techniquement parfaites – bien qu’elles le soient souvent – mais parce qu’elles parviennent à créer un nouveau langage pictural pour parler de l’indicible. Sami ne peint pas la violence, il peint ses échos, ses réverbérations dans notre quotidien le plus banal.

Dans un monde où l’art contemporain se perd souvent dans des gesticulations conceptuelles vides de sens ou dans un activisme de façade, le travail de Mohammed Sami nous rappelle que la grande peinture a encore quelque chose à nous dire. Quelque chose d’essentiel sur notre façon d’habiter le monde, de vivre avec nos fantômes, de faire face à l’histoire.

Sa dernière œuvre à la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, “Upside Down World” (2024), illustre parfaitement cette capacité à transcender le particulier pour atteindre l’universel. Dans cette scène urbaine baignée d’une brume jaune toxique, les bâtiments modernistes semblent flotter dans un entre-deux inquiétant. Au premier plan, ce qui pourrait passer pour des fleurs sauvages se révèle être des débris plastiques accrochés à la végétation. C’est une image de notre époque, où la beauté et la désolation sont inextricablement mêlées.

Dans “Emotional Pond” (2023), Sami nous force à regarder vers le bas, vers une petite ouverture rouge dans une toile par ailleurs d’un noir d’encre. Ce qui semble d’abord être une flaque dans la boue se révèle être un reflet inversé d’une architecture lointaine. C’est une métaphore puissante de la façon dont la mémoire fonctionne : parfois, c’est dans les plus petits détails, les plus insignifiants, que surgit soudain tout un monde englouti.

Voilà pourquoi son travail est si important. Non pas parce qu’il nous raconte une histoire personnelle, mais parce qu’il nous permet de voir notre propre monde différemment. Chaque tableau est une invitation à regarder au-delà des apparences, à voir les spectres qui hantent notre quotidien. N’est-ce pas là la plus haute mission de l’art ?

La pertinence de Sami pour notre époque ne fait que grandir. Dans un monde où les conflits se multiplient, où les déplacements de population atteignent des niveaux sans précédent, son art nous offre un langage visuel pour penser ces réalités. Non pas en les montrant directement, mais en révélant comment elles persistent dans les objets les plus ordinaires, les espaces les plus quotidiens.

Son art nous rappelle que la vérité ne réside pas toujours dans ce qui est montré, mais souvent dans ce qui est suggéré, dans les interstices entre le visible et l’invisible. C’est un art qui nous apprend à voir autrement, à être attentifs aux signes, aux traces, aux absences significatives qui constituent notre réalité.

Référence(s)

Mohammed SAMI (1984)
Prénom : Mohammed
Nom de famille : SAMI
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Irak

Âge : 41 ans (2025)

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