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Dimanche 16 Février

Mr. Iwamoto : L’artiste qui transcende l’otaku

Publié le : 30 Janvier 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 6 minutes

Dans l’œuvre d’Iwamoto Masakazu (イワモト・マサカズ), aka MR., chaque regard est un portail vers des univers parallèles, où la culture populaire japonaise se mêle à la critique sociale. Ses personnages aux yeux démesurés reflètent notre société saturée d’images, transformant l’esthétique manga en outil de réflexion critique.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est grand temps de parler d’Iwamoto Masakazu (イワモト・マサカズ), né en 1969 à Cupa, Japon, cet artiste que vous connaissez probablement mieux sous le pseudonyme de “MR.”. Oui, celui qui a emprunté son nom au légendaire joueur de baseball Shigeo Nagashima, surnommé “Mr. Giants”. Une appropriation qui en dit long sur la culture japonaise et son rapport à l’idolâtrie populaire. Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas un simple jeu de masques.

Vous pensez tout savoir de l’art contemporain japonais parce que vous avez accroché une estampe d’Hokusai dans votre salon ? Laissez-moi vous raconter comment Iwamoto bouleverse nos certitudes occidentales sur l’art et la culture de masse. Dans son univers, la distinction entre “high art” et “low culture” vole en éclats comme un vase de porcelaine dans un magasin de manga. Et c’est précisément là que réside son génie.

Ancien disciple de Takashi Murakami – oui, ce Murakami-là – Iwamoto a émergé de l’ombre de son maître en 1996, diplôme de la Sokei Academy of Fine Art & Design en poche, pour nous offrir une vision singulière de la société japonaise post-moderne. Une société marquée par ce que le philosophe Jean Baudrillard appelait l’hyperréalité, où la frontière entre le réel et le simulacre s’estompe jusqu’à disparaître complètement. Dans l’œuvre d’Iwamoto, cette théorie prend vie à travers ses personnages aux yeux démesurés qui reflètent littéralement des mondes entiers dans leurs iris – une métaphore visuelle saisissante de notre époque saturée d’images.

Prenez son installation monumentale “Metamorphosis: Give Me Your Wings” à la Lehmann Maupin Gallery en 2012. Un chaos organisé d’objets quotidiens japonais, de déchets et de détritus qui s’élève comme un testament brutal à la catastrophe de Fukushima. C’est Theodor Adorno qui disait qu’écrire de la poésie après Auschwitz était barbare – eh bien, Iwamoto nous montre comment faire de l’art après une catastrophe nucléaire. Il transforme le trauma collectif en une expérience esthétique qui nous force à confronter nos propres peurs de l’apocalypse technologique.

Mais ne croyez pas qu’Iwamoto se contente de recycler nos angoisses collectives. Son œuvre est profondément ancrée dans la culture otaku, ce phénomène social japonais qui transcende la simple passion pour les mangas et l’anime. Walter Benjamin parlait de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique – Iwamoto, lui, crée une nouvelle aura à partir de cette reproductibilité même. Ses personnages, inspirés de l’esthétique manga, ne sont pas de simples copies mais des archétypes qui interrogent notre rapport à l’authenticité et à l’originalité.

Dans sa série de peintures où les personnages semblent flotter dans des paysages urbains déstructurés, Iwamoto joue avec nos perceptions comme un DJ mixant des samples culturels. Les références s’entrechoquent : ici un logo de fast-food transformé en ornement capillaire, là des notifications de réseaux sociaux qui dansent dans le regard d’une fillette. C’est un dialogue constant entre la tradition picturale japonaise et notre présent numérique saturé de signes.

Si vous cherchez la preuve qu’Iwamoto n’est pas qu’un artiste “kawaii” de plus, regardez comment il traite la spatialité dans ses œuvres. Héritier de la tradition du “Superflat” théorisée par Murakami, il pousse le concept jusqu’à ses limites les plus extrêmes. Les perspectives s’effondrent, les plans se superposent, créant un vertige visuel qui n’est pas sans rappeler les expérimentations des cubistes, mais avec une sensibilité résolument contemporaine et japonaise.

Sa collaboration avec Pharrell Williams en 2019 au Musée Guimet illustre parfaitement sa capacité à transcender les frontières entre art et culture populaire. “A Call To Action” n’était pas qu’une simple exposition, c’était un manifeste visuel sur le pouvoir de la jeunesse dans un monde en crise. Les armes colorées comme des jouets dans les mains de ses personnages nous rappelaient que l’innocence peut être la forme de résistance la plus radicale.

L’art d’Iwamoto est paradoxal : il utilise l’esthétique de l’évasion pour nous confronter à la réalité la plus crue. Ses personnages aux expressions figées dans une éternelle surprise nous renvoient à notre propre stupéfaction face à un monde qui échappe à notre compréhension. C’est précisément ce que Guy Debord décrivait dans “La Société du Spectacle” – nous sommes devenus spectateurs de notre propre aliénation.

Ce qui rend l’œuvre d’Iwamoto si pertinente aujourd’hui, c’est qu’elle navigue entre différents niveaux de lecture. Pour le public occidental, ses créations peuvent sembler n’être qu’une manifestation supplémentaire de la “Cool Japan”. Mais sous cette surface séduisante se cache une critique acerbe de la société de consommation et de notre rapport à l’image. Chaque sourire figé de ses personnages est un masque qui dissimule un abîme de questionnements existentiels.

Son art est une chronique de notre époque, où la réalité et la fiction s’entremêlent jusqu’à devenir indiscernables. Les paysages urbains qu’il dépeint, avec leurs accumulations de signes et de symboles, sont le reflet de nos propres villes devenues illisibles à force de saturation visuelle. C’est ce que Marc Augé appelait les “non-lieux” de la surmodernité, ces espaces de transit où l’identité se dissout.

Dans ses dernières œuvres, exposées à Londres en 2024, Iwamoto pousse encore plus loin son exploration des tensions entre fantasme et réalité. Les visages qu’il peint ne sont plus de simples portraits mais des portails vers des univers parallèles, chaque œil contenant un microcosme de la culture populaire japonaise. C’est une mise en abyme vertigineuse de notre société de l’image, où chaque regard est saturé de références visuelles.

Iwamoto crée un art qui fonctionne simultanément comme divertissement et comme critique sociale. Ses œuvres sont comme des chevaux de Troie culturels, qui s’infiltrent dans nos consciences sous couvert de mignardise pour mieux nous confronter à nos contradictions. C’est un équilibriste qui marche sur le fil tendu entre provocation et séduction, entre critique et célébration.

Si certains critiques ont pu le réduire à un simple épigone de Murakami, ils passent à côté de l’essentiel. Iwamoto a développé un langage visuel unique qui transcende les influences de son mentor. Sa façon de traiter la surface picturale, de jouer avec les codes du numérique dans un médium traditionnel, de créer des œuvres qui fonctionnent aussi bien sur Instagram que dans l’espace sacré du musée, tout cela témoigne d’une compréhension profonde des enjeux de l’art à l’ère du numérique.

Son travail nous oblige à repenser nos catégories esthétiques traditionnelles. Comment classer un artiste qui expose ses œuvres aussi bien dans des galeries prestigieuses que dans des magasins de luxe ? Qui crée des installations monumentales traitant de catastrophes nucléaires tout en dessinant des personnages qui semblent tout droit sortis d’un dessin animé ? C’est précisément cette capacité à brouiller les frontières qui fait de lui un artiste emblématique de notre époque.

L’art d’Iwamoto Masakazu est un miroir complexe tendu à notre société globalisée. Un miroir qui reflète nos obsessions, nos peurs, nos désirs, mais qui les transforme en quelque chose de nouveau, de provocant, d’inattendu. Il nous montre que l’art peut encore nous surprendre, nous déstabiliser, nous faire réfléchir, même – et peut-être surtout – quand il emprunte le langage de la culture populaire.

Alors la prochaine fois que vous verrez une œuvre d’Iwamoto Masakazu, ou MR., ne vous arrêtez pas à sa surface chatoyante. Plongez dans ces regards démesurés qui contiennent des univers entiers. Laissez-vous déstabiliser par ces compositions qui défient toute logique spatiale. Car c’est là, dans ce vertige visuel et conceptuel, que se trouve la véritable force de son art.

Référence(s)

Iwamoto MASAKAZU (1969)
Prénom : Iwamoto
Nom de famille : MASAKAZU
Autre(s) nom(s) :

  • MR.
  • イワモト・マサカズ (Japonais)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Japon

Âge : 56 ans (2025)

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