Écoutez-moi bien, bande de snobs. Pendant que vous dissertiez sur la postmodernité dans vos salons feutrés, Nan Goldin photographiait la vraie vie avec un appareil photo comme d’autres respirent. Cette femme née en 1953 à Washington D.C. a transformé l’art photographique contemporain en nous forçant à regarder ce que nous préférions ignorer : l’intimité crue, la vulnérabilité assumée, l’amour dans toute sa violence tendre.
Son oeuvre phare, The Ballad of Sexual Dependency, créée entre 1979 et 1986, reste l’une des déclarations artistiques les plus percutantes de la fin du XXe siècle. Cette projection de diapositives accompagnée de musique documentait sa “famille choisie” dans le New York underground des années 1980. Goldin ne photographiait pas ses sujets, elle vivait avec eux, partageait leurs joies, leurs douleurs, leurs excès. Cette immersion totale dans son propre matériau artistique évoque irrésistiblement les méthodes de la sociologie participative développée par l’École de Chicago.
Comme les sociologues de terrain qui s’immergeaient dans les communautés qu’ils étudiaient, Goldin pratiquait une observation participative radicale. Elle ne se contentait pas d’observer de l’extérieur les communautés LGBT, les toxicomanes, les marginaux du Bowery : elle était l’une d’entre eux. Cette position d’insider authentique lui conférait une légitimité que jamais un regard extérieur n’aurait pu atteindre. Ses autoportraits, notamment celui la montrant un mois après avoir été battue en 1984, témoignent de cette absence totale de distance entre l’observatrice et l’observée.
Cette approche sociologique se manifeste particulièrement dans sa façon de documenter les relations de pouvoir au sein des couples. Goldin révèle les mécanismes de domination et de soumission qui régissent les rapports amoureux, anticipant de plusieurs décennies les analyses contemporaines sur la violence domestique. Ses images montrent que l’intime n’est jamais neutre politiquement, que même dans l’alcôve se reproduisent les rapports de force de la société patriarcale.
L’artiste développe une véritable ethnographie visuelle des subcultures urbaines américaines. Chaque cliché fonctionne comme une donnée sociologique, documentant les codes vestimentaires, les rituels de séduction, les espaces de socialisation d’une communauté en voie de disparition. Car The Ballad capture un monde à l’agonie : la plupart de ses protagonistes mourront du sida dans les années 1990. Goldin devient ainsi la chronicheuse involontaire d’un génocide ignoré.
Cette dimension testimoniale rapproche son travail des enquêtes sociologiques sur les classes populaires. Comme Pierre Bourdieu photographiant les déracinés de la guerre d’Algérie, Goldin donne une visibilité artistique à ceux que la société officielle préfère maintenir dans l’ombre. Ses drag queens, ses toxicomanes, ses prostitués accèdent à une dignité esthétique qui contraste violemment avec leur marginalisation sociale.
La force de Goldin réside dans sa capacité à articuler engagement sociologique et recherche formelle. Ses cadrages serrés, ses couleurs saturées par le flash, son esthétique du snapshot transforment le document brut en art véritable. Elle prouve que l’engagement social n’implique pas la négligence artistique, qu’on peut être à la fois sociologue et poète de l’image.
Au-delà de cette dimension sociologique, l’oeuvre de Goldin entretient des liens profonds avec la tradition du roman d’apprentissage. Ses séries photographiques suivent en effet la structure narrative classique du Bildungsroman, ce genre littéraire qui retrace l’évolution psychologique d’un personnage depuis l’adolescence jusqu’à l’âge adulte. The Ballad of Sexual Dependency fonctionne comme une vaste fresque romanesque où Goldin et ses proches traversent les épreuves initiatiques de l’amour, de la drogue, de la maladie et de la mort.
Comme dans un roman de formation, nous assistons à la maturation progressive de l’héroïne-narratrice. Les premières images montrent une jeune femme insouciante, portée par l’euphorie de la découverte amoureuse et artistique. Progressivement, les épreuves s’accumulent : la violence conjugale, l’addiction, la disparition des proches. Chaque crise devient une étape vers une compréhension plus profonde de soi et du monde.
Cette structure narrative transparaît particulièrement dans les séries consacrées à ses relations amoureuses tumultueuses. La photographe documente avec une précision clinique les cycles de fusion passionnelle et de destruction mutuelle qui caractérisent ses liaisons. Ces images forment un véritable manuel sentimental, explorant les mécanismes psychologiques qui président aux relations toxiques.
L’aspect le plus saisissant de cette démarche romanesque réside dans la construction de personnages récurrents. Chaque ami, chaque amant photographié par Goldin acquiert une épaisseur psychologique digne des grands héros littéraires. Cookie Mueller, David Wojnarowicz, Greer Lankton deviennent les protagonistes d’une saga contemporaine où se mêlent grandeur tragique et dérision postmoderne.
Goldin maîtrise parfaitement l’art du portrait psychologique. Ses images révèlent les failles secrètes, les blessures intimes, les aspirations inavouées de ses modèles. Comme un romancier habile, elle sait saisir le détail révélateur, le geste inconscient qui trahit la vérité profonde d’un être. Ses photographies de travestis ne se contentent pas de documenter une pratique sociale : elles explorent la complexité des identités de genre, les souffrances liées à la non-conformité, les stratégies de survie développées par les marginaux.
Cette dimension littéraire s’enrichit d’une réflexion constante sur la temporalité. Goldin construit ses récits photographiques selon une logique temporelle complexe, alternant flash-back, anticipations et présent de l’action. Ses diaporamas fonctionnent comme des romans expérimentaux où la chronologie linéaire cède la place à une temporalité subjective, rythmée par les affects et les associations d’idées.
L’artiste développe également une esthétique de l’inachevé qui rappelle les romans modernistes. Ses séries restent ouvertes, susceptibles d’être remaniées, réorganisées, enrichies de nouveaux épisodes. Cette plasticité formelle reflète l’instabilité existentielle de ses personnages, constamment en devenir, jamais fixés dans des identités définitives.
L’influence de la littérature beat transparaît également dans son approche de la création. Comme Jack Kerouac écrivant Sur la route en trois semaines sur un rouleau de papier continu, Goldin pratique une photographie de l’instantané, de la saisie immédiate de l’expérience vécue. Son appareil photo devient l’équivalent de la machine à écrire de Kerouac : un outil de transcription directe de la réalité psychique.
Cette proximité avec la littérature confère à son oeuvre une profondeur narrative qui dépasse largement le simple témoignage documentaire. Goldin ne se contente pas de montrer : elle raconte, elle analyse, elle interprète. Ses images possèdent cette qualité rare d’être à la fois immédiatement lisibles et infiniment complexes, accessibles au grand public tout en nourrissant la réflexion des spécialistes.
Mais réduire Goldin à ses seules innovations formelles serait passer à côté de l’essentiel. Cette femme a révolutionné notre rapport à l’intimité photographique. Avant elle, les photographes maintenaient une distance respectueuse avec leurs sujets. Goldin a brisé cette barrière, transformant l’acte photographique en geste d’amour, de partage, de communion. Elle a photographié ses amants pendant l’acte sexuel, ses amies shootant de l’héroïne, elle-même défigurée par les coups. Cette radicalité éthique autant qu’esthétique a ouvert des territoires inexplorés à la photographie contemporaine [1].
Son influence sur les générations suivantes reste considérable. De Larry Clark à Ryan McGinley, en passant par Wolfgang Tillmans, toute une lignée de photographes a repris ses codes : l’intimité assumée, la couleur saturée, l’esthétique d’une soirée qui tourne mal. Mais rares sont ceux qui ont égalé sa sincérité émotionnelle, sa capacité à transformer la confession en art universel.
Goldin a également ouvert la voie à une photographie militante assumée. Son travail de mémoire sur l’épidémie de sida, ses actions contre la famille Sackler et l’industrie pharmaceutique prouvent qu’un artiste peut concilier excellence esthétique et engagement politique. Avec son collectif P.A.I.N., elle a forcé les plus grands musées du monde à renoncer aux financements des Sackler [2], prouvant que l’art peut encore changer le monde quand il s’arme de courage et d’intelligence.
Cette dimension activiste ne constitue pas un dévoiement de son art, mais son aboutissement logique. Dès ses débuts, Goldin pratiquait une photographie de l’émancipation, donnant une visibilité et une dignité artistique aux exclus de la société américaine. Son passage à l’action directe prolonge naturellement cette démarche : après avoir rendu visible l’invisible, elle s’attaque aux structures qui produisent l’invisibilisation.
L’exposition “This Will Not End Well” qui a circulé dans les plus grands musées européens confirme la pertinence contemporaine de son propos [3]. À l’heure où les droits des minorités sexuelles sont remis en question, où les épidémies d’opioïdes ravagent l’Amérique, où les musées s’interrogent sur l’origine de leurs financements, Goldin apparaît comme une prophétesse dont les intuitions se révèlent prémonitoires.
Ses dernières oeuvres, notamment “Memory Lost” sur son addiction aux opiacés, attestent d’une maîtrise artistique toujours plus affûtée. La photographe ayant cinquante ans de carrière maîtrise désormais tous les codes de l’art contemporain : installations vidéo, bandes sonores sophistiquées, scénographie muséale. Mais elle conserve intact son pouvoir d’émotion, cette capacité unique à nous émouvoir aux larmes devant une simple diapositive.
Car c’est bien là le génie de Nan Goldin : avoir su concilier radicalité formelle et accessibilité émotionnelle. Ses images parlent autant aux amateurs d’art qu’aux néophytes, aux intellectuels qu’aux marginaux qu’elle a toujours photographiés. Cette universalité paradoxale d’un art ultra-spécialisé constitue peut-être sa plus belle réussite.
Aujourd’hui, à plus de 70 ans, Goldin continue de surprendre, de déranger, de questionner nos certitudes. Son dernier combat contre la censure allemande de ses oeuvres traitant de la Palestine prouve qu’elle n’a rien perdu de sa combativité. Cette femme qui a passé sa vie à documenter la marginalité reste elle-même irréductiblement marginale, allergique aux consensus mous et aux compromis faciles.
Dans un monde artistique de plus en plus aseptisé, policé, formaté par les impératifs du marché, Nan Goldin incarne une résistance salutaire. Elle nous rappelle que l’art véritable naît toujours d’une nécessité intérieure, d’un besoin vital de témoigner, de transmettre, de laisser une trace. Ses photographies constituent un trésor de guerre contre l’amnésie collective, un antidote à l’indifférence contemporaine.
Peu d’artistes peuvent se targuer d’avoir à ce point transformé leur époque [4]. Goldin a changé notre façon de regarder l’intimité, la marginalité, la maladie, la mort. Elle a prouvé que la photographie pouvait rivaliser avec la grande littérature dans sa capacité à sonder l’âme humaine. Elle a démontré qu’engagement et excellence artistique non seulement se conciliaient, mais se nourrissaient mutuellement.
Cette femme extraordinaire aura consacré sa vie à prouver une évidence que notre époque semble avoir oubliée : l’art n’existe que s’il transforme ceux qui le contemplent. Chaque image de Goldin nous change un peu, nous rend plus lucides sur nous-mêmes et sur le monde. C’est exactement ce qu’on demande à l’art véritable : qu’il nous rende plus humains.
- Darryl Pinckney, “Nan Goldin Reflects on Art, Addiction, and Activism”, Aperture, décembre 2022
- Patrick Radden Keefe, “The Family That Built an Empire of Pain”, The New Yorker, octobre 2017
- Laura Poitras, “All the Beauty and the Bloodshed”, documentaire, 2022
- Luc Sante, “Portraitist of Souls”, critique d’art sur l’oeuvre de Nan Goldin
















