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Mercredi 19 Mars

Njideka Akunyili Crosby : Portails mémoriels

Publié le : 13 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

Les tableaux de Njideka Akunyili Crosby nous invitent à plonger dans leurs profondeurs méticuleusement construites, où les identités culturelles se tissent en couches complexes. Dans ses œuvres, les objets quotidiens deviennent des totems chargés de sens, tandis que personnes et plantes fusionnent en une poétique transculturelle.

Écoutez-moi bien, bande de snobs ! Vous avez sûrement entendu parler de Njideka Akunyili Crosby, cette artiste nigériane-américaine qui a le monde de l’art contemporain à ses pieds, avec son MacArthur Genius Grant et ses ventes aux enchères atteignant des prix stratosphériques. Mais combien d’entre vous ont vraiment regardé son œuvre ? Je ne parle pas de jeter un coup d’œil distrait avant de passer à la prochaine sensation Instagram. Non, je parle de s’arrêter, de respirer et de s’immerger dans ses mondes visuels vertigineux. Les tableaux d’Akunyili Crosby ne vous sautent pas au visage avec le genre d’éclat facile qui domine notre époque d’attention fragmentée. Ils vous invitent plutôt à vous approcher, à vous pencher, à vous perdre dans leurs profondeurs méticuleusement construites.

L’œuvre d’Akunyili Crosby opère dans un espace liminaire, entre le Nigeria et l’Amérique, entre la mémoire et le présent, entre l’intime et le collectif. Chaque pièce est un défi lancé à notre compréhension simpliste de l’identité culturelle. Prenez “Still You Bloom in This Land of No Gardens” (2021), une œuvre qui capture l’artiste avec son enfant, entourés d’une végétation luxuriante qui obscurcit partiellement leurs corps. Cette façon dont les plantes s’entrelacent avec les figures rappelle l’anthropologue Claude Lévi-Strauss et sa conception de la “pensée sauvage” [1].

Lévi-Strauss a argumenté que les systèmes culturels sont comme des bricolages, des assemblages créatifs composés d’éléments divers provenant de différentes sources. N’est-ce pas exactement ce que fait Akunyili Crosby ? Elle juxtapose des références visuelles du Nigeria et des États-Unis, créant une taxonomie personnelle où la classification rigide cède la place à une intelligence associative plus fluide. Dans ses œuvres, les objets quotidiens, un canapé, une théière, une table, deviennent des totems chargés de sens culturel, à la manière dont Lévi-Strauss voyait les objets “sauvages” comme porteurs de significations complexes qui défient les catégorisations occidentales.

Cette artiste utilise des objets banals comme des véhicules de mémoire collective, créant ce que Lévi-Strauss appellerait un “système de signes” pour naviguer entre les cultures. La théière émaillée sur la table dans “Tea Time in New Haven, Enugu” n’est pas juste un accessoire décoratif, c’est un artefact culturel qui parle de l’héritage colonial britannique au Nigeria, réapproprié et transformé en quelque chose de spécifiquement nigérian. C’est précisément ce genre de “bricolage culturel” que Lévi-Strauss a identifié comme étant au cœur de la création d’identités culturelles hybrides.

Mais ce qui distingue véritablement Akunyili Crosby, c’est sa technique de transfert photographique. Elle applique des solvants au dos d’images tirées de magazines et de livres nigérians, scellant ces images à la surface du tableau. Cette méthode crée des hallucinations visuelles méticuleuses, superposant des souvenirs sur des moments qui vivent pleinement dans le présent. Et c’est là que nous voyons l’influence de Gaston Bachelard et sa “Poétique de l’espace” [2].

Bachelard nous a appris que les espaces intimes, maisons, tiroirs, coins, sont des conteneurs de mémoire et d’imagination. Il écrivait : “La maison est notre coin du monde… elle est notre premier univers, un véritable cosmos.” Les intérieurs domestiques d’Akunyili Crosby fonctionnent exactement comme ces espaces bachelardiens. Dans “The Beautyful Ones” Series #11, nous voyons une jeune fille dans une robe de communion blanche, debout dans un espace intérieur tapissé d’images transférées. Ce n’est pas simplement un portrait, c’est ce que Bachelard appellerait une “topographie de notre être intime.”

L’attention méticuleuse qu’Akunyili Crosby porte aux détails des intérieurs domestiques, les motifs du sol, les tissus commémoratifs sur les murs, les objets sur les tables, n’est pas simplement décorative. Elle crée ce que Bachelard nommerait une “poétique de l’habiter.” Dans “Mama, Mummy and Mamma,” trois générations de femmes sont représentées dans un espace domestique chargé de souvenirs, une manifestation visuelle de ce que Bachelard appelle “la maison onirique”, un espace qui transcende le physique pour devenir un réservoir de rêves et de souvenirs.

Les fenêtres, les portes et les cadres qui apparaissent si fréquemment dans l’œuvre d’Akunyili Crosby fonctionnent comme les “seuils” bachelardiens, des points de passage entre différents états d’être. Dans “Portals” (2016), l’artiste crée littéralement ce que Bachelard nommerait une “dialectique du dedans et du dehors”, utilisant des structures architecturales comme métaphores de la transition entre les mondes. Ces portails ne sont pas simplement des éléments architecturaux; ils sont des passages entre le Nigeria et l’Amérique, entre le passé et le présent.

L’ultra-platitude de ses images crée un calme profond, comme si elles existaient en dehors du flux normal du temps. Cette temporalité unique est ce que Bachelard appellerait une “verticalité” du temps, où passé, présent et futur se compriment en un seul moment. Dans ces œuvres, le temps n’est pas linéaire mais vertical, permettant à différentes époques et lieux de coexister dans un seul espace pictural.

La présence des plantes dans ses œuvres récentes ajoute une autre couche de contemplation, créant un glissement entre l’espace intérieur et extérieur, le premier plan et l’arrière-plan, le soi et l’environnement. Dans ces scènes, rendues sur papier et fixées au mur avec des pinces à reliure et des clous, les figures peintes et photographiées sont intégrées dans des mondes effusifs de feuillage, brouillant (et parfois déchirant complètement) les distinctions entre les humains et les formes biotiques.

Cette fusion des corps humains avec leur environnement rappelle la préoccupation de Bachelard pour la façon dont les espaces intimes façonnent notre être. Akunyili Crosby étend cette idée en suggérant que notre identité est inextricablement liée non seulement aux espaces que nous habitons, mais aussi aux écologies naturelles et culturelles qui nous entourent. Les plantes qui fleurissent à travers ce corpus d’œuvres le plus récent introduisent encore une autre couche de réflexion, occasionnant un glissement entre l’espace intérieur et extérieur, le premier plan et l’arrière-plan, le soi et l’environnement.

L’œuvre d’Akunyili Crosby évoque également la notion bachelardienne de “résonance”, la façon dont les objets et les espaces peuvent évoquer des souvenirs et des émotions qui résonnent en nous. Les images transférées qui apparaissent sur les vêtements, les murs et les meubles dans ses tableaux créent littéralement cette résonance visuelle, tissant ensemble des fragments de mémoire culturelle pour créer une symphonie visuelle complexe.

Le travail d’Akunyili Crosby est profondément autobiographique, mais jamais solipsiste. Elle utilise sa propre expérience comme point de départ pour explorer des questions plus larges de migration, d’identité et de mémoire culturelle. Comme elle l’a dit elle-même : “Je dépeins le Nigeria tel qu’il existait quand je l’ai quitté à la fin des années 90, qui n’est pas le même que la culture nigériane maintenant… C’est ma vie, mon autobiographie, ma famille – mais ces expériences culturelles, économiques et géographiques parlent de quelque chose qui est plus grand que moi : elles sont une confluence de choses disparates.” [3]

Ce qui est particulièrement frappant dans son œuvre, c’est la façon dont elle évite les pièges de la nostalgie facile. Il y a une brutalité qui se cache dans la beauté. “A Sunny Day on Bar Beach” présente une plage publique à Lagos où l’ancien gouvernement militaire exécutait des gens. Cette juxtaposition du domestique et du politique rappelle comment Lévi-Strauss voyait les structures culturelles comme intrinsèquement liées aux structures de pouvoir. Les dictateurs militaires qui ont trahi la promesse de l’Afrique apparaissent furtivement dans ses transferts photographie, rappelant que la mémoire culturelle est toujours entrelacée avec l’histoire politique.

Dans “Blend in – Stand out”, une femme enlace un homme assis par derrière, une personne noire et une personne blanche, Akunyili Crosby et son mari. Au centre de l’image se trouve un pot Igbo. Sa robe est verte et remplie d’images de figures noires avec les poings levés. “Je pense à cette banque de mémoire que je porte depuis que j’ai grandi au Nigeria”, a dit Akunyili Crosby. Regardez attentivement et vous verrez ce réservoir d’images intégré partout dans son art : dans les vêtements, dans le papier peint, surfaces de pensée et de sentiment.

L’œuvre d’Akunyili Crosby résiste à la simplification et aux catégorisations faciles. Elle nous invite à considérer comment les identités se forment au carrefour de multiples influences culturelles, comment la mémoire persiste à travers les objets et les espaces, et comment l’art peut créer un “troisième espace” où différentes réalités peuvent coexister. Comme Lévi-Strauss nous rappellerait, les identités culturelles ne sont jamais pures ou statiques, mais toujours en processus de “bricolage”, assemblées à partir d’éléments divers pour créer quelque chose de nouveau et d’unique.

Les œuvres d’Akunyili Crosby ne sont pas simplement des représentations d’espaces, elles sont des espaces en elles-mêmes, des lieux où nous pouvons entrer et habiter momentanément, des lieux qui résonnent avec notre propre expérience vécue. Dans un monde obsédé par les identités fixes et les frontières rigides, Akunyili Crosby nous offre une vision plus fluide et plus généreuse de ce que signifie exister entre les mondes.

La prochaine fois que vous aurez l’occasion de voir son travail, ne faites pas partie de ceux qui jettent un coup d’œil rapide et passent leur chemin. Arrêtez-vous. Penchez-vous. Regardez attentivement. Et laissez-vous transporter dans ces espaces intermédiaires où la mémoire, l’identité et l’imagination se rencontrent dans une danse complexe et magnifique.


  1. Lévi-Strauss, Claude. La Pensée sauvage. Paris: Plon, 1962.
  2. Bachelard, Gaston. La Poétique de l’espace. Paris: Presses Universitaires de France, 1957.
  3. Jansen, Char. “Interiors and Interiority: Njideka Akunyili Crosby.” Contemporary Art Review LA, 3 avril 2016.

Référence(s)

Njideka AKUNYILI CROSBY (1983)
Prénom : Njideka
Nom de famille : AKUNYILI CROSBY
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Nigeria
  • États-Unis

Âge : 42 ans (2025)

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