Écoutez-moi bien, bande de snobs, il existe des moments rares où l’art vous saisit par la gorge et refuse de vous lâcher, l’univers pictural d’Oda Jaune est de ceux-là. Oda Jaune, cette Bulgare installée à Londres après avoir traversé l’Allemagne et la France, me surprend à chaque fois comme rarement un artiste a pu le faire. Dans son exposition « Oil Of Angels » qui se tient à la Galerie Templon Paris du 8 mars au 3 mai 2025, nous nous retrouvons face à un travail d’une rareté éblouissante qui transperce les couches superficielles de notre épiderme collectif.
Quand je regarde ses toiles, je sens la chair qui palpite. Pas cette chair stéréotypée qu’on voit partout, mais une chair ambiguë, indéterminée, qui glisse entre l’humain et l’autre, entre le sensuel et l’inquiétant. Oda Jaune est une peintre qui sait mettre les mains dans le cambouis de l’existence. Elle dissèque notre anatomie émotionnelle avec une précision chirurgicale et n’hésite pas à en exposer les entrailles palpitantes. Avec elle, nous sommes loin de l’esthétique Instagram et de ses filtres lissants. Nous sommes dans un univers où la beauté et la laideur dansent un tango effréné.
La pièce centrale de l’exposition, une toile monumentale de cinq mètres de large intitulée « M like Mother » (2023), présente un corps hybride avec un ventre arrondi nichant entre quatre jambes féminines, nonchalamment allongées sur une table. Au-dessus, un bras ailé protège un nouveau-né fragile, suggérant la puissance de l’amour maternel inconditionnel et sa capacité à surmonter tous les obstacles. Cette œuvre force l’admiration par sa densité narrative et son traitement pictural remarquable. Les détails sont là, vibrants, dans cette toile qui évoque à la fois la chair, le placenta et un pichet de lait immaculé, représentation du premier repas, source de vie.
Si Oda Jaune semble obsédée par la chair, ce n’est pas par simple provocation. C’est parce que ce matériau organique constitue le lieu même de notre expérience au monde. Comme l’écrivait Julia Kristeva dans « Pouvoirs de l’horreur », l’abject est cette zone d’indistinction où s’effacent les limites entre le dedans et le dehors, entre le moi et le non-moi [1]. Oda Jaune explore précisément cette frontière mouvante, où les corps se transforment, s’hybrident, et nous renvoient à notre propre fragilité.
En travaillant dans la lignée des maîtres anciens tout en s’inspirant du surréalisme et de l’expressionnisme allemand, Jaune opère un subtil déplacement. Elle utilise la technique classique pour représenter ce qui, justement, échappe à la classification. Cette appropriation n’est pas qu’une pirouette stylistique, c’est une véritable stratégie philosophique. Julia Kristeva explique que l’abjection est liée à « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte » [2]. Les créatures hybrides de Jaune matérialisent exactement ce trouble identitaire, cette inquiétante étrangeté.
La philosophie de Julia Kristeva nous aide à comprendre ce que fait Oda Jaune quand elle brouille les frontières entre la beauté et la monstruosité. Car ce n’est pas une simple provocation esthétique, c’est une interrogation profonde sur ce qui fonde notre humanité. Quand Jaune peint ces corps fragmentés, ces chairs transformées, elle nous confronte à l’abject, à ce qui menace notre intégrité physique et psychique. Mais paradoxalement, c’est par cette confrontation que nous pouvons accéder à une forme de catharsis, à une acceptation de notre finitude.
Mais où placer Oda Jaune dans l’histoire de l’art contemporain? Certainement pas dans ces courants aseptisés qui peuplent trop souvent les galeries. Je dirais qu’elle se rapproche plutôt de Francis Bacon, sans en être une simple épigone. Cette comparaison n’est pas fortuite. Comme l’a écrit la critique Camille Bardin : « Comme Bacon, Oda Jaune use des dérèglements plastiques du réel et, comme lui, sa figuration éveille l’idée d’une présence, au lieu de rester cantonnée dans la zone équivoque du faux-semblant » [3]. Cette présence, palpable, physique presque, est ce qui donne à ses œuvres leur force de frappe immédiate.
Mais au-delà de Bacon, c’est peut-être vers Marlene Dumas qu’il faudrait se tourner pour trouver une sœur spirituelle à Oda Jaune. Toutes deux partagent ce goût pour la chair peinte comme expression d’une psyché tourmentée. Toutes deux refusent la facilité d’une peinture purement décorative pour plonger dans les profondeurs troubles de l’inconscient. Comme l’a écrit la critique Rose Vidal, « être une peintre, comme l’est Oda Jaune, c’est traverser en peintre une époque qui ne peut plus voir la peinture en tableau » [4]. C’est précisément ce défi qu’Oda Jaune relève avec brio.
L’exposition « Oil Of Angels » s’inspire notamment du poème « Touched by an angel » de Maya Angelou et se concentre sur le pouvoir de l’amour à travers le prisme fascinant des anges, symbole immortel mais paradoxal. Les anges, ces êtres qui transcendent le temps et les cultures, sont arrachés ici à leur contexte religieux pour devenir des manifestations de notre propre humanité, de ce bien que nous portons en nous. Comme le formule l’artiste elle-même : « Je voulais voir les anges en nous, je voulais visualiser l’amour, sa valeur inconditionnelle transcendantale capable de tout ! » [5].
L’ange, figure par excellence de l’entre-deux, médiateur entre le divin et l’humain, devient sous le pinceau d’Oda Jaune une métaphore de notre propre condition hybride, tiraillée entre matérialité et aspiration à la transcendance. « La Pensée », « Piece », « Above », « If », les titres de ses toiles résonnent comme autant d’invitations à explorer ces territoires liminaux où s’effacent les oppositions binaires.
Selon la théorie cinématographique développée par Gilles Deleuze dans « L’image-mouvement », l’art moderne se caractérise par sa capacité à capter les flux, les intensités, plutôt que les formes fixes [6]. Cette approche s’applique parfaitement au travail d’Oda Jaune, dont les corps en métamorphose perpétuelle échappent justement à toute fixité identitaire. Ses figures ne sont jamais purement humaines ou purement autres, elles sont toujours prises dans un devenir, dans une transformation qui résiste à toute catégorisation définitive.
Cette dimension politique de son œuvre n’a rien d’anecdotique. Dans un monde obsédé par la performance, la productivité et l’optimisation des corps, Oda Jaune nous rappelle la part irréductiblement mystérieuse, incontrôlable, de notre existence charnelle. À l’heure où les technologies prometteuses et terrifiantes du transhumanisme annoncent un futur de corps augmentés, parfaits, immortels, ses créatures hybrides, fragiles, parfois monstrueuses, opposent une forme de résistance silencieuse mais puissante.
Quelle différence entre la simple provocation et la véritable subversion ! Là où tant d’artistes contemporains se contentent de choquer pour faire parler d’eux, Oda Jaune bouleverse véritablement nos catégories mentales, notre façon de percevoir le monde. Elle ne se contente pas de nous déstabiliser, elle nous invite à reconstruire, à partir de ce trouble initial, une nouvelle appréhension de notre condition d’êtres incarnés.
La manière dont Oda Jaune traite la corporalité féminine mérite d’être soulignée. Loin des représentations idéalisées ou, à l’inverse, victimaires, elle propose une vision du corps féminin comme site de métamorphoses, de puissance et de vulnérabilité mêlées. Comme dans son œuvre « B like Barbie », elle subvertit les icônes de la féminité standardisée pour montrer ce que ces images cachent : le vieillissement, la transformation, l’instabilité fondamentale de toute identité. C’est ce que Deleuze et Guattari appelleraient un « corps sans organes », non pas un corps privé d’organes, mais un corps libéré de l’organisation hiérarchique que leur impose habituellement la pensée médicale et sociale [7].
Et pourtant, malgré la charge déstabilisante de ses œuvres, il y a chez Oda Jaune une indéniable tendresse, une forme d’amour pour ces créatures limites qu’elle fait naître sur la toile. Ses corps ne sont jamais simplement des objets de dégoût ou de répulsion, ils sont habités d’une vie propre, d’une dignité paradoxale qui force le respect. C’est peut-être là sa plus grande force : nous faire aimer ce que nous aurions spontanément rejeté, nous réconcilier avec l’étrangeté qui est au cœur même de notre humanité.
L’art nous rappelle que nous ne sommes pas seuls dans nos émotions les plus profondes. Les tableaux d’Oda Jaune illustrent parfaitement cette idée. Face à eux, nous reconnaissons quelque chose de nous-mêmes, non pas notre surface policée, socialement acceptable, mais ce qui grouille en dessous, nos désirs inavouables, nos peurs profondes, nos rêves les plus troublants. Ce lien intime qu’elle établit avec le spectateur est proprement bouleversant.
Dans « Miss Understand », son exposition précédente début 2024 chez Templon à New York, Jaune explorait déjà les perceptions de la féminité à travers l’histoire et l’anatomie, se concentrant sur la métamorphose comme principe inhérent au féminin. Comme elle l’expliquait alors : « Je pense qu’il est temps de nous éloigner de toutes les classifications, préconceptions et stigmates qui sont donnés aux femmes. Je pense qu’il est temps d’élargir notre compréhension… » [8]. Cette volonté d’échapper aux catégories préétablies, aux stéréotypes de genre, traverse l’ensemble de son œuvre et culmine dans « Oil Of Angels ».
L’amour inconditionnel que Jaune explore dans cette nouvelle exposition à Paris n’est pas une vision naïve ou sentimentale. C’est un amour qui engage tout notre être, qui nous coûte « tout ce que nous sommes et serons jamais », comme l’écrit Maya Angelou dans le poème qui a inspiré l’artiste [9]. Un amour qui nous confronte à nos limites, à notre finitude, mais qui constitue paradoxalement notre seule voie vers une forme de liberté authentique.
Les anges de Jaune ne sont pas ces figures éthérées, désincarnées, qui peuplent l’imagerie religieuse traditionnelle. Ce sont des créatures profondément charnelles, qui portent en elles la marque de notre humanité fragile. Ils rappellent ces anges dont parlait Rilke dans les « Élégies de Duino », des êtres terrifiants, car ils incarnent une beauté que nous ne pouvons supporter qu’imparfaitement [10]. C’est cette tension entre aspiration à la transcendance et ancrage dans la chair qui donne à son travail sa résonance particulière.
Si la critique d’art traditionnelle cherche souvent à classer, à étiqueter, à faire rentrer les artistes dans des cases préexistantes, le travail d’Oda Jaune nous oblige à adopter une approche différente. Comme l’exprime l’artiste elle-même : « Je me sens presque allergique à l’idée d’étiqueter le monde, les gens, l’histoire, tout ce que nous essayons de mettre dans une boîte. » [11]. Cette résistance à la catégorisation facile n’est pas un simple caprice d’artiste, c’est le cœur même de sa démarche créative.
Le temps d’Oda Jaune est venu. Dans un monde saturé d’images lisses, polies, retouchées, ses tableaux nous confrontent à une vérité crue mais nécessaire : notre humanité réside précisément dans ce qui résiste à la normalisation, dans ce qui échappe aux algorithmes et aux standards de beauté dominants. Ses anges troubles, ses corps en métamorphose nous rappellent que la vie elle-même est un processus continu de transformation, jamais figé dans une identité définitive.
Je vous le dis, bande de snobs, ne manquez pas cette exposition chez Templon à Paris. Elle vous secouera, vous dérangera peut-être, mais vous en sortirez transformés, comme après une rencontre avec un ange, un ange pas tout à fait convenable, pas tout à fait conforme, mais terriblement, magnifiquement humain.
- Kristeva, Julia. Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Éditions du Seuil, 1980.
- Ibid.
- Bardin, Camille. « Oda Jaune, de l’intérieur », YACI – International Young Art Criticism, mai 2019.
- Vidal, Rose. « Au temps d’Oda Jaune », Templon Ideas, 2023.
- Extrait du communiqué de presse de l’exposition « Oil Of Angels », Galerie Templon, 2025.
- Deleuze, Gilles. L’image-mouvement. Cinéma 1. Les Éditions de Minuit, 1983.
- Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. Mille Plateaux. Les Éditions de Minuit, 1980.
- Cane, Hesper. « Oda Jaune Debuts in the US with New Work Exploring Perception of the Woman in Our Time », Widewalls, 29 décembre 2023.
- Angelou, Maya. « Touched By An Angel », Complete Collected Poems, Random House, 1994.
- Rilke, Rainer Maria. Élégies de Duino. Traduction par Lorand Gaspar et Armel Guerne, Éditions du Seuil, 1972.
- Odufu, Emann. « Oda Jaune on Transformation, Divine Femininity and Magic in ‘Miss Understand’ », Office Magazine, 15 mars 2024.