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Mercredi 19 Mars

Olga de Amaral : Les métamorphoses du textile

Publié le : 24 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Exposition

Temps de lecture : 8 minutes

Dans les salles de la Fondation Cartier, les créations d’Olga de Amaral transcendent la matière. Ses fils dorés et ses surfaces textiles créent des espaces de contemplation où la lumière devient tangible. L’artiste colombienne transforme le tissage en un langage universel qui dialogue avec l’architecture et le paysage.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Dans le bâtiment cristallin de la Fondation Cartier, une pluie d’or et de lumière transfigure l’espace. Les fils suspendus d’Olga de Amaral, artiste colombienne née en 1932, dessinent des géométries aériennes qui semblent défier la gravité. Cette première rétrospective européenne majeure, qui rassemble près de quatre-vingts œuvres créées entre les années 1960 et aujourd’hui, nous invite à explorer l’œuvre monumentale d’une artiste qui, depuis plus de six décennies, repousse les frontières de l’art textile en créant des espaces de méditation et de transcendance.

Cette exposition révolutionnaire marque un tournant dans la reconnaissance d’une artiste qui a constamment transcendé les limites de son medium. À travers ses créations qui oscillent entre tapisserie, sculpture et installation, Olga de Amaral établit un dialogue fascinant avec l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, particulièrement dans sa conception de la liberté créatrice. Son œuvre incarne cette quête perpétuelle de dépassement des contraintes matérielles pour atteindre une forme de transcendance artistique.

Les installations monumentales d’Amaral, notamment la série des “Brumas” (2013), créent des environnements immersifs qui transforment radicalement notre perception de l’espace. Ces œuvres, composées de fils suspendus teints de couleurs vibrantes, ne se contentent pas d’occuper l’espace ; elles le métamorphosent en un lieu de contemplation et d’expérience sensorielle. Le spectateur, confronté à ces créations, se trouve immergé dans un univers où la matière devient lumière et où l’espace se fait poésie.

Cette dimension transformative se manifeste particulièrement dans la manière dont l’artiste traite la matière. Les surfaces dorées de ses “Alquimias” transcendent leur matérialité première pour devenir des surfaces réfléchissantes qui modulent la lumière. L’or, traditionnellement symbole de pouvoir et de richesse, devient sous ses mains un médium de transformation spirituelle, créant des œuvres qui rayonnent d’une présence presque mystique.

L’utilisation magistrale de l’or par Amaral va bien au-delà des références historiques ou culturelles. Dans ses “Estelas”, commencées en 1996, les surfaces dorées deviennent des manifestations concrètes d’une quête de transcendance, transformant le métal précieux en véhicule d’une expérience spirituelle qui dépasse la simple matérialité.

Sa formation initiale en architecture à Bogotá se reflète dans sa compréhension profonde de l’espace comme médium d’expression. Ses œuvres monumentales, telles que les “Muros Tejidos”, redéfinissent notre rapport à l’espace architectural. Le spectateur n’est pas simplement face à une œuvre d’art, mais immergé dans un environnement total qui engage tous ses sens. Les séries “Bosques” et “Brumas” illustrent parfaitement cette maîtrise spatiale. Les fils suspendus créent des volumes transparents qui changent selon la position du spectateur, générant une expérience dynamique de l’espace. Ces installations ne représentent pas simplement l’espace ; elles le transforment en un champ d’exploration perceptive où chaque déplacement révèle de nouvelles configurations visuelles.

La pratique artistique d’Amaral s’articule autour d’une exploration continue des possibilités expressives de la fibre. Son travail avec le lin, le coton, le crin de cheval et d’autres matériaux traditionnels démontre une compréhension profonde des propriétés intrinsèques de chaque matériau. Elle ne se contente pas de les utiliser ; elle les pousse jusqu’à leurs limites pour en révéler des potentialités inexplorées.

L’artiste développe une approche unique du tissage qui transcende les techniques traditionnelles. Elle tresse, noue, entrelace les fils, créant des surfaces complexes qui redéfinissent les possibilités du medium textile. Ces surfaces ne sont pas de simples arrangements de fibres, mais des explorations sophistiquées des possibilités expressives de la matière.

La relation d’Amaral avec la couleur révèle une sensibilité extraordinaire. Comme elle le dit elle-même : “Je vis la couleur. Je sais que c’est un langage inconscient, et je le comprends”. Cette approche intuitive et profonde de la couleur transforme ses œuvres en véritables symphonies chromatiques où chaque teinte participe à la création d’une atmosphère unique.

L’influence du Bauhaus, acquise lors de ses études à l’académie Cranbrook, se manifeste dans son approche systématique de la forme et de la couleur. Cependant, Amaral transcende les principes modernistes en les fusionnant avec les traditions vernaculaires colombiennes et l’art précolombien. Cette synthèse unique crée un langage artistique personnel qui puise dans diverses sources tout en restant profondément original.

Les paysages colombiens, particulièrement les hauts plateaux des Andes et les vallées tropicales, informent profondément son travail. Ses œuvres ne sont pas des représentations littérales de ces paysages, mais des transmutations poétiques qui en capturent l’essence. Les textures, les couleurs et les formes de ses créations émergent d’un dialogue profond avec l’environnement naturel.

La série “Brumas”, présentée de manière spectaculaire dans l’exposition, illustre parfaitement cette approche transformative. Les motifs géométriques peints directement sur les fils de coton créent des volumes diaphanes qui transcendent la simple représentation. Ces installations deviennent des paysages abstraits de lumière et de couleur, invitant le spectateur à une expérience contemplative unique.

L’exposition met également en lumière l’évolution technique de l’artiste. Son adoption de la feuille d’or dans les années 1970, inspirée par sa rencontre avec la céramiste Lucie Rie et la technique japonaise du kintsugi, marque un tournant décisif dans sa pratique. L’or devient non seulement un matériau, mais un élément central de son vocabulaire artistique, capable de transformer la lumière en matière et la matière en lumière.

Les “Estelas”, présentées dans l’exposition, démontrent la maîtrise d’Amaral dans la création d’objets qui transcendent leur matérialité. Ces stèles dorées, composées d’une structure tissée en coton recouverte de gesso puis de feuille d’or, créent des surfaces qui modulent la lumière de manière complexe, générant des effets visuels qui changent constamment selon l’angle de vue et l’éclairage.

L’exposition à la Fondation Cartier, conçue par l’architecte Lina Ghotmeh, crée un dialogue fascinant entre les œuvres d’Amaral et l’architecture de Jean Nouvel. La transparence du bâtiment devient un élément actif dans l’expérience des œuvres, créant un jeu subtil entre intérieur et extérieur, entre nature et culture.

Au rez-de-chaussée, les œuvres monumentales d’Amaral dialoguent avec le jardin environnant, créant une continuité entre l’espace d’exposition et le paysage urbain. Cette mise en scène souligne la capacité des œuvres à transformer leur environnement, à créer des espaces de contemplation au sein même de l’agitation urbaine.

Le niveau inférieur de l’exposition offre une expérience plus intime, organisée selon une spirale inspirée des motifs récurrents dans l’œuvre d’Amaral. L’éclairage dramatique et les parois sombres créent un environnement propice à la contemplation, permettant aux œuvres de révéler pleinement leur dimension spirituelle.

Dans sa quête de transcendance artistique, comme l’aurait noté Sartre, Amaral transforme chaque contrainte matérielle en opportunité d’expression, chaque limitation technique en possibilité de dépassement. Son œuvre incarne parfaitement cette tension créatrice entre la matérialité du medium et l’aspiration à la transcendance.

Cette rétrospective permet également de comprendre comment Amaral a contribué à transformer notre perception de l’art textile. En libérant la fibre des contraintes traditionnelles de la tapisserie, elle a créé un nouveau langage artistique qui transcende les catégories conventionnelles. Ses œuvres ne sont ni peinture, ni sculpture, ni architecture, mais une synthèse unique qui ouvre de nouvelles possibilités d’expression.

L’exposition met en évidence la contribution d’Amaral à l’avant-garde artistique des années 1960, 1970 et 1980. Son travail, aux côtés de celui d’artistes comme Sheila Hicks et Magdalena Abakanowicz, a joué un rôle majeur dans l’émancipation de l’art textile, longtemps marginalisé en raison de sa perception comme art décoratif essentiellement pratiqué par des femmes.

La formation initiale d’Amaral en architecture n’est pas simplement une influence formelle ; elle représente une approche fondamentale de l’espace comme champ de possibilités. Ses œuvres monumentales, en particulier les “Muros Tejidos”, transforment l’espace architectural en créant des environnements immersifs qui engagent tous les sens. Ces murs tissés illustrent parfaitement cette fusion entre architecture et textile. Ces œuvres massives, créées à partir de laine et de crin de cheval, ne sont pas simplement des tapisseries murales ; elles deviennent des éléments architecturaux à part entière, transformant les espaces qu’elles occupent. Leur échelle monumentale et leur présence physique imposante créent des expériences spatiales uniques qui redéfinissent notre perception de l’environnement.

L’utilisation innovante des matériaux par Amaral reflète également cette dimension architecturale. Son travail avec le crin de cheval lui permet de créer des structures rigides qui défient les attentes traditionnelles concernant le textile. Ces matériaux, traditionnellement associés à l’artisanat, sont transformés en éléments constructifs qui participent à la création d’espaces.

La série “Hojarascas” (Feuilles mortes) des années 1970 montre comment Amaral utilise la structure même du tissage pour créer des formes architecturales. Les bandes tissées, assemblées en volumes complexes, créent des espaces intérieurs et extérieurs qui rappellent les principes fondamentaux de l’architecture, transformant le textile en un médium de construction spatiale.

Son éducation architecturale se manifeste également dans sa compréhension sophistiquée de l’échelle et des proportions. Les “Gran Muro” (Grand Mur), notamment celui installé en 1976 dans le lobby du Westin Peachtree Plaza à Atlanta, démontre sa capacité à travailler à une échelle véritablement architecturale. Cette œuvre de six étages représente une transformation complète de l’espace architectural par l’intervention artistique.

Les œuvres plus récentes d’Amaral, notamment les “Brumas”, démontrent une évolution de cette approche architecturale. Ces installations créent des espaces plus éthérés, moins définis, qui jouent avec la perception de la solidité et de la transparence. Elles représentent une nouvelle étape dans sa recherche spatiale, créant des environnements qui dépassent les limites physiques de leurs matériaux.

À 92 ans, Olga de Amaral continue de repousser les limites de son art. Ses créations récentes démontrent une maîtrise technique inégalée et une capacité constante à renouveler son langage artistique. Son œuvre nous rappelle que l’art véritable naît souvent de la capacité à transcender les limites de son medium pour créer de nouvelles formes d’expression.

Cette rétrospective à la Fondation Cartier nous offre une occasion unique de découvrir l’ampleur et la profondeur de l’œuvre d’Olga de Amaral. À travers ses créations qui transcendent les catégories traditionnelles de l’art, elle nous invite à une expérience qui engage tout notre être. Son travail illustre parfaitement la capacité de l’art à transformer notre perception du monde. L’œuvre d’Olga de Amaral nous rappelle la puissance d’un engagement artistique authentique. Ses créations, qui transforment la matière en expression spirituelle et l’espace en expérience de transcendance, nous invitent à redécouvrir notre propre capacité d’émerveillement face à la beauté du monde.

Référence(s)

Olga DE AMARAL (1932)
Prénom : Olga
Nom de famille : DE AMARAL
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Colombie

Âge : 93 ans (2025)

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