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Jeudi 6 Février

Ouyang Chun : L’art brutal de la métamorphose

Écoutez-moi bien, bande de snobs, en voilà un qui ne s’est pas perdu dans les méandres des écoles d’art où l’on vous apprend à peindre comme tout le monde. Ouyang Chun, né en 1974 à Pékin, c’est l’histoire d’un exilé qui s’est construit seul, comme ces plantes qui poussent dans les fissures du béton. Envoyé à Xi’an pendant son enfance, il a fait de cette marginalité sa force créatrice. Walter Benjamin parlait des chiffonniers de Paris – ces collectionneurs d’objets abandonnés qui révélaient l’inconscient de la ville. Ouyang est notre chiffonnier contemporain de Xi’an, notre archéologue du présent qui transforme 12 tonnes de déchets en poésie visuelle.

Vous qui pensez que l’art doit sortir des ateliers climatisés des quartiers branchés de Shanghai, regardez ce qu’il fait avec les détritus de la société chinoise. Il ne se contente pas de recycler, il ressuscite. Des lits rouillés deviennent des totems, des thermos abandonnées se métamorphosent en reliques précieuses. C’est Schwitters qui rencontre la philosophie bouddhiste du Wu Wei – l’art de laisser être. Il y a quelque chose de profondément subversif dans sa façon de célébrer ces objets déchus, ces traces d’une Chine qui disparaît sous nos yeux.

Ce qui me fascine chez lui, c’est son refus obstiné de jouer le jeu du marché de l’art contemporain chinois. Pas de cynisme calculé ici, pas de ces clins d’œil faciles à l’Occident que tant d’artistes chinois nous servent comme des plats réchauffés. Non, Ouyang creuse plus profond. Il dialogue avec Constantin Brâncuși et Sarah Lucas tout en restant viscéralement ancré dans l’expérience chinoise. Quand il transforme un bassin médical renversé en tête royale dans “King and Queen No.2”, c’est Marcel Duchamp qui rencontre les sculptures Tang, et le résultat est électrisant.

En parlant de rois, son cycle “King” est une gifle magistrale à tous ceux qui pensent que la peinture contemporaine doit être “propre sur elle”. Trente toiles monumentales, certaines dépassant les 5 mètres, où il réinvente l’histoire avec une liberté jouissive qui aurait fait hurler les gardiens du temple académique. L’impasto sauvage de sa peinture, les feuilles d’or qui surgissent comme des éclairs dans la matière picturale – c’est du Anselm Kiefer qui aurait pris du LSD avec les moines des grottes de Dunhuang.

La commissaire Margrit Brehm a raison quand elle parle de l’impossibilité de le catégoriser. Dans un paysage artistique chinois longtemps dominé par le Pop Politique et le Réalisme Cynique, Ouyang est un outsider qui refuse les étiquettes. Il me fait penser à ce que disait Theodor Adorno sur la nécessité de l’art de résister à la “fausse totalité” – cette tentation de tout harmoniser, de tout rendre digestible.

Son dernier projet, “Road to Heaven”, inspiré par les montagnes Zhongnan, prouve qu’il continue d’évoluer. Fini les explosions expressionnistes de ses débuts, place à une contemplation presque méditative de la nature. Mais ne vous y trompez pas – même dans ces paysages apparemment plus sages, il y a une radicalité qui défie nos attentes. Il peint comme si chaque coup de pinceau était une bataille entre l’ordre naturel et le chaos créatif.

Ouyang Chun transforme la marginalité en force créatrice. Comme l’a théorisé Bell Hooks, la marge n’est pas seulement un lieu d’oppression, c’est aussi un espace de résistance radicale. Ouyang, avec son parcours atypique d’autodidacte, incarne cette résistance. Dans un système artistique chinois où le réseau académique règne en maître, il a créé son propre langage, sa propre mythologie.

Je repense à cette installation “Thousands of Songs” – ce cercle de casseroles et de bols en émail disposés autour d’une table couverte d’une nappe sale. C’est une œuvre qui parle de mémoire collective, de déplacement, d’exil. Elle me rappelle ce que disait Susan Sontag sur la capacité de l’art à nous faire ressentir la douleur des autres. Mais Ouyang va plus loin – il transforme cette douleur en une forme de célébration paradoxale, un mémorial qui danse sur les ruines.

Son travail est une leçon pour tous ces artistes qui confondent provocation et profondeur. Il nous montre qu’on peut être radical sans être cynique, politique sans être didactique. Dans notre milieu qui est principalement obsédé par le spectaculaire, il ose faire confiance à la lenteur, à l’accumulation, à la transformation patiente des choses abandonnées.

Alors oui, certains diront qu’il est trop brut, trop peu policé pour leurs galeries aseptisées. Mais c’est précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui – des artistes qui ne craignent pas de se salir les mains, qui comprennent que l’art n’est pas une question de perfection technique mais de nécessité intérieure, comme le disait Kandinsky. Ouyang Chun est de ceux-là, et c’est pour ça qu’il compte.

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