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Dimanche 16 Février

Philip Taaffe : L’Alchimiste de l’Histoire de l’Art

Publié le : 27 Novembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 6 minutes

Philip Taaffe transforme les motifs historiques et culturels en créant des œuvres qui oscillent entre abstraction et ornement, fusionnant les références visuelles dans des compositions complexes qui questionnent notre relation à l’histoire de l’art et à la nature elle-même.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, parlons de Philip Taaffe (né en 1955), cet alchimiste visuel qui se prend pour le grand archiviste de l’histoire de l’art mais qui, en réalité, est bien plus que cela. Vous le connaissez peut-être pour ses appropriations des années 1980, mais laissez-moi vous dire que vous n’avez rien compris à l’essence même de son travail.

Regardez attentivement ses œuvres monumentales, ces témoignages visuels qui transcendent la simple notion d’appropriation. Taaffe n’est pas un simple copiste, comme certains esprits étriqués voudraient nous le faire croire. Non, il est plutôt ce que Walter Benjamin aurait appelé un “collectionneur dialectique”, manipulant les formes et les symboles avec une précision chirurgicale qui ferait pâlir un neurochirurgien de jalousie. Ses toiles sont des laboratoires où il dissèque l’ADN même de l’histoire de l’art, créant des hybrides visuels qui défient toute catégorisation simpliste.

La première caractéristique de son œuvre réside dans sa relation complexe avec l’abstraction historique. Quand Taaffe s’approprie les “zips” de Barnett Newman ou les motifs optiques de Bridget Riley, ce n’est pas par paresse intellectuelle ou par simple citation postmoderne. Non, il procède à une véritable transmutation alchimique de ces références. Comme l’aurait analysé Rosalind Krauss, il opère une “expansion du champ” de l’abstraction, créant ce que j’appellerais une “métastructure picturale”. Dans “We Are Not Afraid” (1985), il ne se contente pas de reprendre le motif de Newman, il le tord, le déforme, le fait spiraler comme un ADN visuel qui se réplique à l’infini. Cette œuvre n’est pas un hommage servile, c’est une confrontation, un dialogue tendu avec l’histoire de l’art qui rappelle ce que Theodor Adorno disait sur la dialectique négative : la contradiction devient le moteur même de la création.

Ses techniques d’impression, de collage et de superposition ne sont pas de simples procédés techniques, mais des outils philosophiques qui questionnent la nature même de l’originalité en art. Comme l’aurait souligné John Berger, chaque couche de ses œuvres est un “mode de voir” différent qui s’accumule pour créer une nouvelle réalité visuelle. La sérigraphie n’est plus simplement un moyen de reproduction, mais devient un instrument de transformation ontologique de l’image. Cette approche rappelle étrangement la théorie de la “reproductibilité technique” de Benjamin, mais poussée dans ses derniers retranchements.

La deuxième caractéristique de son travail est son approche transculturelle de l’ornement. Taaffe ne se contente pas de piller les motifs islamiques, byzantins ou tribaux comme un touriste visuel en mal d’exotisme. Non, il crée ce que Geoffroy de Lagasnerie appellerait une pensée critique de l’appropriation culturelle. Ses œuvres deviennent des espaces de négociation culturelle où les motifs perdent leur spécificité géographique pour acquérir une nouvelle universalité. Dans “Screen with Double Lambrequin” (1989), les motifs orientaux se mêlent aux références occidentales dans une danse macabre qui transcende les frontières culturelles.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la manière dont Taaffe utilise ces références ornementales non pas comme de simples décorations, mais comme des éléments structurels qui portent le poids conceptuel de l’œuvre. Lucy Lippard aurait probablement vu dans cette approche une forme de “dématérialisation de l’art” paradoxale, où l’ornement, traditionnellement considéré comme superficiel, devient le fondement même de la signification.

Ses compositions complexes, avec leurs couches superposées et leurs motifs entrelacés, créent ce que Linda Nochlin aurait identifié comme une “subversion des hiérarchies traditionnelles de l’art”. L’ornement n’est plus subordonné à la structure, il devient la structure elle-même. Cette approche rappelle la façon dont certains philosophes contemporains comme Jacques Rancière pensent la “distribution du sensible” : Taaffe redistribue les cartes de la hiérarchie visuelle, créant un nouveau régime esthétique où l’ornemental et le structural sont indissociables.

Prenez “Imaginary Garden with Seed Clusters” (2013), où les motifs botaniques se transforment en une double hélice visuelle qui évoque autant l’ADN que les enluminures médiévales. Cette œuvre n’est pas qu’une simple célébration de la nature, c’est une méditation profonde sur la structure même de la vie et de l’art. Les formes naturelles y deviennent des signes culturels, et vice versa, dans un va-et-vient perpétuel qui rappelle les théories de Claude Lévi-Strauss sur la pensée sauvage.

Sa pratique de la marbrure et de la décalcomanie n’est pas qu’une simple technique décorative, mais une métaphore de la sédimentation historique, une façon de matérialiser le temps dans l’espace pictural. Chaque couche de peinture devient un strate temporelle, créant ce qu’Arthur Danto aurait appelé une “transfiguration du banal” où la technique devient elle-même porteuse de sens philosophique.

Les critiques superficiels qui le réduisent à un simple appropriationniste des années 1980 passent complètement à côté de la complexité de son projet. Taaffe ne fait pas que citer l’histoire de l’art, il la digère, la transforme et la régénère. Ses œuvres sont des machines à voyager dans le temps qui connectent les grottes de Lascaux aux dernières avancées de la biologie moléculaire, le tout dans un ballet visuel d’une complexité vertigineuse.

L’artiste crée ce que Michel Foucault aurait appelé une “hétérotopie picturale”, un espace où différentes temporalités et cultures coexistent simultanément. Dans ses œuvres les plus récentes, comme “Painting with Diatoms and Shells” (2022), il pousse cette logique encore plus loin, créant des compositions où les formes microscopiques de la vie marine se transforment en motifs cosmiques. Cette œuvre n’est pas une simple illustration scientifique, mais une méditation profonde sur les structures qui sous-tendent toute forme de vie.

Sa technique de “litho-scraping”, développée pendant la pandémie, n’est pas qu’une simple innovation technique, mais une réponse existentielle à notre époque de reproduction numérique effrénée. En utilisant l’encre lithographique sur plaque de verre, il crée des images qui oscillent entre l’empreinte fossile et l’hologramme numérique, questionnant ainsi notre relation à la matérialité même de l’image dans un monde de plus en plus virtuel.

Contrairement à certains artistes contemporains qui se contentent de surfer sur les tendances du marché, Taaffe creuse profondément dans les strates de l’histoire visuelle, créant ce que Roland Barthes aurait appelé un “degré zéro de la peinture”, où chaque geste pictural est simultanément une affirmation et une interrogation. Ses œuvres ne sont pas des produits finis mais des processus en cours, des laboratoires visuels où l’histoire de l’art est constamment réinventée.

Et qu’on ne vienne pas me dire que son travail est trop intellectuel ou élitiste. Au contraire, il crée ce que Jacques Rancière appellerait un “partage du sensible” démocratique, où chaque spectateur peut entrer dans l’œuvre à son niveau, que ce soit par la pure sensation visuelle ou par l’analyse conceptuelle la plus pointue. Ses compositions sont comme des partitions musicales complexes qui peuvent être appréciées tant pour leur mélodie superficielle que pour leur structure harmonique profonde.

Taaffe nous rappelle que la véritable innovation ne consiste pas à faire table rase du passé, mais à le réinventer de manière critique et créative. Ses œuvres sont des machines à penser qui nous forcent à reconsidérer notre relation à l’histoire, à la culture et à la nature elle-même. Il ne s’agit pas simplement de peinture, mais d’une véritable épistémologie visuelle qui remet en question nos certitudes les plus fondamentales sur l’art et sa fonction dans la société contemporaine.

Et si vous pensez toujours que Taaffe n’est qu’un habile manipulateur de références historiques, c’est que vous n’avez rien compris à la profondeur de son projet. Il ne s’agit pas de citation mais de transformation, pas d’appropriation mais de transfiguration. Chacune de ses œuvres est un microcosme qui contient l’histoire entière de l’art, non pas comme un musée mort mais comme un organisme vivant en constante évolution.

Dans un monde où l’art contemporain semble souvent perdu entre le cynisme du marché et la vacuité conceptuelle, Taaffe nous montre qu’il est encore possible de créer des œuvres qui soient à la fois intellectuellement stimulantes et visuellement somptueuses. Il nous rappelle que la peinture n’est pas morte, mais qu’elle continue à se réinventer, à condition d’avoir le courage de plonger dans ses profondeurs les plus obscures pour en extraire de nouvelles possibilités.

Référence(s)

Philip TAAFFE (1955)
Prénom : Philip
Nom de famille : TAAFFE
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 70 ans (2025)

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