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Jeudi 6 Février

Qiu Ruixiang : le peintre des ombres chinoises

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Pendant que vous vous pavanez dans vos vernissages à siroter du champagne tiède, il existe un artiste qui, lui, a choisi de s’enterrer dans son atelier pendant une décennie entière. Qiu Ruixiang, né en 1980 à Shaanxi, n’est pas de ceux qui cherchent à plaire ou à se conformer aux diktats du marché de l’art contemporain.

Dans un monde où les artistes s’épuisent à cultiver leur image sur les réseaux sociaux, Qiu a fait le choix radical de l’isolement. De 2003 à 2013, il s’est cloîtré dans son atelier à Xi’an, peignant jour après jour, année après année, comme un moine zen qui aurait troqué ses soutras contre des pinceaux. Cette retraite volontaire n’est pas sans rappeler la conception heideggérienne de l’art comme lieu de dévoilement de la vérité. Pour Heidegger, l’œuvre d’art n’est pas un simple objet esthétique, mais un événement où la vérité se met en œuvre. Qiu incarne cette quête de vérité dans sa pratique ascétique, loin des projecteurs et du vacarme du monde de l’art.

Ses toiles sont habitées par des figures solitaires, souvent masculines, portant des charges invisibles dans des espaces confinés et sombres. Ces silhouettes ne sont pas sans évoquer le mythe de Sisyphe tel que réinterprété par Albert Camus. Mais là où Camus voyait dans le labeur répétitif de Sisyphe une forme de révolte joyeuse, les figures de Qiu semblent prisonnières d’une mélancolie profonde, comme si elles portaient le poids de l’existence elle-même. Walter Benjamin parlait de l’aura de l’œuvre d’art comme de l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Les peintures de Qiu possèdent cette aura particulière, cette présence fantomatique qui nous rappelle notre propre solitude existentielle.

La palette chromatique de l’artiste est aussi sombre que les tréfonds de la psyché humaine. Ses tons d’alizarine froide et ses gris pâteux créent une atmosphère oppressante qui n’est pas sans rappeler les “Black Paintings” de Goya. Mais contrairement à Goya qui peignait les démons de la société, Qiu explore les démons intérieurs, ceux qui nous habitent tous mais que nous préférons ignorer. Ses figures aux proportions déformées, avec leurs mains et leurs pieds surdimensionnés, évoquent moins une analyse anatomique qu’une dissection de l’âme humaine.

Cette exploration de l’intériorité fait écho aux réflexions de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception. Pour le philosophe français, le corps n’est pas un simple objet dans l’espace, mais le véhicule de notre être au monde. Les figures de Qiu, dans leur corporéité exagérée, incarnent cette tension entre l’être-au-monde et le désir de repli sur soi. Leur posture, souvent courbée sous le poids d’une charge invisible, traduit une forme de résistance passive à la verticalité imposée par la société moderne.

Si certains critiques voient dans son travail une forme de régression vers un expressionnisme dépassé, ils passent à côté de l’essentiel. Qiu ne cherche pas à s’inscrire dans une quelconque tradition picturale ni à révolutionner la peinture contemporaine. Sa démarche s’apparente davantage à celle d’un archéologue de l’âme humaine, creusant toujours plus profond dans les strates de notre psyché collective. Comme l’écrivait Gaston Bachelard dans “La Poétique de l’espace”, “l’image poétique n’est pas soumise à une poussée. Elle n’est pas l’écho d’un passé. C’est plutôt l’inverse : par l’éclat d’une image, le passé lointain résonne d’échos, et l’on ne voit guère à quelle profondeur ces échos vont, se répercuter et s’éteindre.”

Les toiles de Qiu résonnent précisément de ces échos. Ses figures anonymes, prisonnières d’espaces claustrophobes, nous renvoient à notre propre condition d’êtres emprisonnés dans les structures invisibles de la société contemporaine. Son refus obstiné des codes du marché de l’art, son isolement volontaire, sa technique picturale qui laisse la peinture se craqueler et s’écailler, tout cela constitue une forme de résistance silencieuse mais implacable à la marchandisation de l’art.

La matérialité même de ses œuvres, avec leurs empâtements épais et leurs surfaces tourmentées, témoigne d’une lutte physique avec le médium. Chaque toile est le résultat d’un combat corps à corps avec la peinture, rappelant les réflexions de Georges Didi-Huberman sur la dialectique des images. Pour lui, l’image n’est pas une simple représentation mais un champ de bataille où s’affrontent des forces contradictoires. Les tableaux de Qiu sont précisément cela : des champs de bataille où s’affrontent lumière et ténèbres, présence et absence, pesanteur et légèreté.

Vous pouvez continuer à vous extasier devant des installations conceptuelles aseptisées ou des performances vides de sens. Pendant ce temps, dans son atelier de Xi’an, Qiu Ruixiang poursuit son exploration obstinée des profondeurs de l’âme humaine, créant des œuvres qui, contrairement à tant d’autres, résisteront à l’épreuve du temps. Non pas parce qu’elles sont à la mode ou qu’elles correspondent aux attentes du marché, mais précisément parce qu’elles n’en ont cure. Sa démarche authentique et profondément personnelle est un acte de résistance qui force le respect.

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