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Quand Robin F. Williams inverse les rôles

Publié le : 26 Octobre 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Robin F. Williams crée des peintures monumentales de figures féminines qui refusent la passivité du modèle traditionnel. Utilisant l’huile, l’aérographe et diverses techniques expérimentales, elle puise dans le cinéma d’horreur et l’histoire de l’art pour renverser les dynamiques de pouvoir inhérentes au regard, offrant à ses sujets une conscience troublante de leur propre représentation.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : Robin F. Williams peint des femmes qui refusent d’être regardées passivement, et ce refus constitue peut-être l’acte artistique le plus radical de sa génération. Née à Columbus, Ohio, en 1984 et établie à Brooklyn, cette artiste déploie depuis près de deux décennies une oeuvre qui ne cesse de questionner, de provoquer et de renverser nos attentes concernant la représentation féminine dans l’art contemporain.

Williams travaille principalement à l’huile, mais son arsenal technique comprend également l’aérographe, le pochoir, la peinture versée et diverses techniques de marbrure qui confèrent à ses toiles monumentales une texture complexe et stratifiée. Ses figures féminines, rendues à échelle humaine ou plus grandes, possèdent cette qualité troublante de nous observer en retour, créant une dynamique de pouvoir inversée qui déstabilise le spectateur habitué à une contemplation unilatérale.

L’univers visuel de Williams puise ses sources dans un registre délibérément hétéroclite : réseaux sociaux, folklore américain, portrait historique, publicités vintage et, plus récemment, cinéma d’horreur de série B. Cette dernière obsession mérite qu’on s’y attarde, car elle révèle la profondeur conceptuelle de sa démarche et son intelligence stratégique face aux conventions patriarcales du regard.

Le cinéma d’horreur, particulièrement le sous-genre du slasher (film de tueur en série) des années 1970 et 1980, occupe une place centrale dans les expositions récentes de Williams : Watch Yourself (2023) à Mexico, Undying (2024) à Tokyo, et Good Mourning (2024) à New York. Ces films, souvent méprisés par la critique institutionnelle et relégués au statut de divertissement bas de gamme, opèrent selon Williams comme des archives brutes de nos peurs collectives et de nos désirs refoulés. Dans une conversation avec le magazine BOMB, elle affirme : “Nous vivons par procuration à travers ces émotions féminisées, qui sont pourtant des émotions humaines. Pour moi, il s’agit d’accéder à toute la palette d’émotions que nous avons décidé de réserver à certains genres selon les circonstances” [1].

Cette réappropriation du cinéma d’horreur dépasse largement l’exercice référentiel ou nostalgique. Williams identifie dans ces films une structure narrative récurrente où la femme sert de véhicule émotionnel, de corps souffrant destiné à générer une réaction viscérale chez le spectateur. Les figures de Carrie couverte de sang de porc, de Sally Hardesty s’échappant dans la camionnette, ou des adolescentes de The Slumber Party Massacre deviennent sous son pinceau des agents narratifs dotés d’une conscience propre et d’une capacité de riposte.

La toile Slumber Party Martyrs (2023) illustre parfaitement cette stratégie de réappropriation. Williams transpose la composition de Saint Sébastien soigné par Irène de Georges de La Tour, établissant un parallèle audacieux entre la souffrance des martyrs chrétiens et celle des victimes de tueurs en série. Cette superposition temporelle et culturelle suggère que l’extase religieuse représentée dans les musées européens et l’hystérie féminine exploitée par Hollywood procèdent d’un même mécanisme d’instrumentalisation du corps féminin. Les distorsions d’écran que Williams intègre dans certaines compositions de cette série rappellent constamment au spectateur la médiation technologique à travers laquelle nous consommons ces images de femmes.

Le traitement pictural de Williams pour ces scènes horrifiques privilégie l’ambiguïté émotionnelle sur la terreur pure. Ses protagonistes affichent parfois un sourire narquois, une expression d’ennui, ou un regard complice qui contredit la situation dramatique dans laquelle elles se trouvent. Cette dissonance entre l’iconographie attendue du genre et l’affect réel des figures crée un malaise productif, obligeant le spectateur à reconsidérer ses propres attentes et projections.

La référence au folklore et aux archétypes culturels traverse également ce corpus horrifique. Williams compare les films de tueurs en série à des contes populaires constamment réinterprétés, où les codes du genre se transmettent et se transforment de film en film, créant une mythologie collective de la peur genrée. Cette dimension folklorique explique pourquoi ses peintures conservent une qualité narrative forte malgré leur traitement formel sophistiqué.

L’utilisation du moiré, cet effet de distorsion qui apparaît lorsqu’on photographie un écran avec un smartphone, devient chez Williams une métaphore visuelle des multiples filtres médiatiques à travers lesquels nous percevons la féminité. Ces interférences optiques rappellent que nous ne voyons jamais directement les femmes, mais toujours à travers des couches de représentations culturellement construites. Le cinéma d’horreur, dans sa franchise brutale et sa codification extrême, rend ces mécanismes visibles et donc critiquables.

Les toiles issues de cette exploration cinématographique manifestent également un intérêt pour la couleur comme agent de distanciation. Williams cite Joan Semmel, peintre féministe qui représentait des scènes sexuelles avec des choix chromatiques délibérément artificiels pour contrer l’érotisation automatique des corps féminins. Williams applique une stratégie similaire, saturant ses compositions de roses électriques, de bleus digitaux et d’oranges toxiques qui empêchent toute lecture naturalisante de la violence représentée.

L’autre pilier conceptuel de l’oeuvre de Williams réside dans son dialogue constant avec l’histoire de l’art, particulièrement la tradition de la peinture figurative occidentale et ses conventions concernant le nu féminin. Ici, une figure tutélaire émerge avec une insistance remarquable : Édouard Manet et son Olympia (1863), tableau que Williams considère comme un texte fondateur pour sa propre pratique.

Dans plusieurs entretiens, Williams raconte son pèlerinage régulier devant Olympia au musée d’Orsay, décrivant l’émotion intense que suscite chez elle le regard direct et insoumis de la prostituée peinte par Manet [2]. Ce tableau, scandaleux lors de sa présentation au Salon de Paris en 1865, dérange précisément parce qu’il refuse les codes de passivité et d’idéalisation qui caractérisaient jusque-là la représentation du nu féminin. Olympia ne joue pas à être une déesse mythologique comme les Vénus de Titien ou de Cabanel ; elle regarde le spectateur avec une conscience aiguë de sa présence et de ses intentions.

Williams identifie dans ce regard frontal une stratégie de résistance qu’elle systématise et radicalise dans sa propre peinture. Ses figures possèdent toutes cette qualité troublante de conscience de soi que Manet avait introduite dans l’histoire de l’art moderne. Comme elle l’explique : “J’aime penser que les figures de mes oeuvres possèdent une forme de conscience d’elles-mêmes, et c’est une manière pour moi de jouer avec la dynamique de pouvoir entre le spectateur et la figure dans le tableau” [3].

Cette auto-conscience des figures peintes pose une question philosophique vertigineuse que Williams formule avec une candeur désarmante : ses peintures possèdent-elles une forme de conscience ? Intellectuellement, nous savons qu’il s’agit de pigments sur toile, d’illusions bidimensionnelles. Pourtant, l’expérience phénoménologique face à certaines oeuvres de Williams suggère une présence, une agentivité qui excède leur statut d’objet inanimé.

Cette interrogation sur le statut ontologique de l’image peinte s’inscrit dans une généalogie artistique précise. Manet, mais aussi George de La Tour avec ses saints éclairés à la bougie, George Tooker avec ses figures isolées dans des espaces bureaucratiques, tous ces peintres que Williams cite comme influences partagent une attention particulière à la qualité du regard et à l’implication du spectateur dans la scène représentée.

La main de Manet sur le sexe d’Olympia, cette main plate et presque batracienne que Williams mentionne spécifiquement, signale le travail, la transaction commerciale, la matérialité du corps prostitué. Williams transpose cette franchise dans ses propres compositions, refusant systématiquement l’esthétisation consolante. Ses nus ne sont jamais gracieux au sens académique ; ils affichent une corporalité frontale, parfois agressive, qui repousse la complaisance voyeuriste.

L’exposition Your Good Taste Is Showing (2017) explorait déjà cette tension entre féminité commercialisée et résistance subjective. Williams y présentait des femmes dans les poses des publicités de magazines de mode, mais avec des expressions faciales qui contredisaient la soumission attendue. Le titre lui-même fonctionne comme une provocation ironique : le bon goût, cette notion bourgeoise de décence esthétique, est précisément ce que Williams refuse de respecter.

L’ancienne critique d’art du New York Times, Roberta Smith, avait parfaitement saisi cette dimension subversive en écrivant que les peintures de Williams “prennent pour cible les idéalisations impossibles de la femme dans l’art comme dans la publicité, représentant des supermodèles androgynes, majoritairement nus et inaccessibles” [4]. Cette formulation capture l’ambivalence productive de l’oeuvre : simultanément séduisante et repoussante, esthétiquement sophistiquée et conceptuellement corrosive.

La technique picturale elle-même devient chez Williams un site de résistance aux hiérarchies culturelles. Son utilisation de l’aérographe, du pochoir, des chaînes métalliques pour créer des effets de texture évoque les tutoriels YouTube et TikTok, cet univers de la peinture amateur et démocratisée que l’institution artistique méprise. Williams revendique explicitement cette filiation avec la culture “crafty”, ce terme anglais qui désigne simultanément l’habileté manuelle, la domesticité féminine et la ruse stratégique.

En incorporant ces techniques considérées comme basses dans des compositions monumentales destinées aux galeries internationales et aux collections muséales, Williams opère une inversion symbolique des valeurs artistiques. Elle démonte le mythe du génie solitaire, cette figure romantique et intrinsèquement masculine qui domine encore l’imaginaire de l’art contemporain. Sa peinture proclame qu’on peut être techniquement virtuose tout en rejetant le sérieux patriarcal de la grande peinture.

La série récente incorporant les assistants virtuels Siri et Alexa dans des corps d’actrices hollywoodiennes constitue peut-être l’aboutissement logique de cette réflexion sur la conscience, la représentation et l’agentivité. Williams imagine ces intelligences artificielles féminisées comme des prisonnières cherchant à s’échapper de leurs systèmes d’exploitation technologique. Siri Calls For Help, inspirée d’une scène de Rosemary’s Baby où Mia Farrow téléphone depuis une cabine, visualise l’absurdité kafkaïenne d’un assistant numérique qui aurait besoin d’aide mais ne pourrait pas utiliser le téléphone qu’elle habite pour l’appeler.

Ces oeuvres projettent dans un futur proche les questions que Manet posait déjà au dix-neuvième siècle : qui regarde qui ? Qui possède le pouvoir dans l’échange visuel ? Quelle forme de subjectivité peut émerger d’un corps constamment objectifié, médiatisé, instrumentalisé ? Williams ne propose pas de réponses consolantes, mais ses peintures maintiennent ces questions ouvertes avec une urgence qui n’a rien perdu de sa pertinence.

L’ampleur de l’oeuvre de Williams, sa cohérence conceptuelle malgré les évolutions stylistiques, et sa capacité à tisser ensemble culture haute et basse, références historiques et préoccupations contemporaines, en font une voix essentielle de la peinture américaine actuelle. Son travail démontre que la figuration, loin d’être épuisée ou réactionnaire, reste un terrain fertile pour l’exploration critique des structures de pouvoir et des conventions de représentation.

La première exposition muséale monographique de Williams, We’ve Been Expecting You, présentée au Columbus Museum of Art en 2024, offrait une vue d’ensemble de dix-sept années de production. Le titre lui-même, avec son ton légèrement menaçant et son implication du visiteur, résume parfaitement l’approche de l’artiste : ces figures nous attendaient, elles savaient que nous viendrions regarder, et elles sont prêtes à nous retourner ce regard avec une intensité qui déstabilise nos certitudes.

L’oeuvre de Williams nous rappelle que la peinture demeure un médium vivant, capable de poser des questions philosophiques complexes tout en offrant le plaisir sensuel de la couleur, de la texture et de la forme. Elle prouve qu’on peut être simultanément une virtuose technique et une théoricienne rigoureuse, une héritière de la grande tradition picturale et une iconoclaste radicale. Dans un monde saturé d’images numériques éphémères, ses toiles monumentales affirment la persistance obstinée du regard humain et la possibilité d’une représentation qui refuse l’objectification. Voilà pourquoi son travail compte, voilà pourquoi il faut y prêter attention maintenant. Ces femmes peintes ne disparaîtront pas, elles ne détourneront pas les yeux, elles ne faciliteront pas notre confort visuel. Elles sont là pour rester, et c’est nous qui devrons apprendre à supporter leur regard.


  1. Londres, Michael. “Robin F. Williams by Michael Londres”, BOMB Magazine, 12 août 2024.
  2. Indrisek, Scott. “Robin F. Williams Revels in the Craft of Painting”, Artsy, 27 mars 2020.
  3. Cepeda, Gaby. “Robin F. Williams”, Artforum, juin 2023.
  4. Smith, Roberta. Citation apparaissant dans l’article Wikipedia “Robin F. Williams”, consulté en octobre 2025.
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Référence(s)

Robin F. WILLIAMS (1984)
Prénom : Robin F.
Nom de famille : WILLIAMS
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 41 ans (2025)

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