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Jeudi 6 Février

Refik Anadol : Le Prestidigitateur des Données Vides

Écoutez-moi bien, bande de snobs ! La mode est à l’intelligence artificielle et aux installations monumentales qui en découlent. Refik Anadol (né en 1985), ce magicien des pixels qui transforme les données en spectacles numériques, est devenu la coqueluche d’un monde de l’art en manque de sensations fortes. Depuis son studio de Los Angeles, cet artiste turc-américain produit des œuvres qui ressemblent à des fluides psychédéliques en mouvement perpétuel, comme si Timothy Leary avait programmé un écran de veille sous acide.

Avec ses installations démesurées, comme “Machine Hallucinations” au MoMA ou “Living Architecture” à la Casa Batlló de Barcelone, Anadol joue le rôle du grand prêtre d’une nouvelle religion technologique. Ses œuvres sont des cathédrales numériques où le code remplace l’encens, et les algorithmes font office de prières. Walter Benjamin nous avait prévenus dans “L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” que l’aura de l’œuvre d’art disparaîtrait avec la reproduction mécanique. Mais Anadol a trouvé la parade : créer une aura artificielle si éblouissante qu’elle aveugle le spectateur sur le vide qui se cache derrière.

Le premier aspect frappant de son travail est cette obsession pour le “machine learning” et les données massives. Anadol se présente comme un démiurge moderne qui transforme des millions d’images en visions hallucinées. Mais comme l’aurait fait remarquer Jean Baudrillard, nous sommes ici dans l’hyperréalité pure, un simulacre qui ne simule plus rien. Quand il utilise 300 millions de photos de New York pour créer “Machine Hallucination”, il ne fait que recycler des images dans un grand mixeur numérique qui produit une soupe visuelle sans goût ni odeur. C’est du fast-food artistique pour Instagram, servi dans une vaisselle en plastique recyclé.

Le second aspect, plus problématique encore, est sa relation avec les institutions culturelles et les grandes entreprises technologiques. Microsoft, NVIDIA, Google : Anadol collectionne les collaborations corporate comme d’autres collectionnent les timbres-poste. Son installation “Unsupervised” au MoMA n’est rien d’autre qu’une démonstration technologique déguisée en œuvre d’art. Friedrich Nietzsche nous avait mis en garde contre les “derniers hommes”, ceux qui inventent le bonheur et clignent des yeux. Les visiteurs du MoMA clignent des yeux devant les écrans d’Anadol, éblouis par un spectacle qui n’est qu’une célébration creuse de la puissance technologique.

Ses œuvres sont comme ces architectures de verre et d’acier qui reflètent tout mais ne révèlent rien. Roland Barthes aurait probablement vu dans ces installations le degré zéro de l’art numérique, un art qui parle le langage de la technologie mais n’a rien à dire. Quand Anadol prétend que ses machines “rêvent” ou “hallucinent”, il anthropomorphise des algorithmes avec la naïveté d’un enfant qui croit que son Tamagotchi est vivant.

La vérité, c’est qu’Anadol est le parfait représentant de ce que Guy Debord appelait la société du spectacle, où “tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation”. Ses installations sont des machines à fabriquer de l’émerveillement en série, des usines à likes qui transforment l’art en expérience Instagram-compatible.

Pendant ce temps, à la Serpentine Gallery de Londres, son installation “Echoes of the Earth” prétend nous reconnecter avec la nature à travers des visualisations de données sur la biodiversité. Quelle ironie ! Utiliser des serveurs énergivores pour nous parler d’écologie, c’est comme organiser une conférence sur le végétarisme dans un steakhouse. Martin Heidegger nous avait prévenus que la technique n’est pas neutre, qu’elle transforme tout en “fonds disponible”. Les forêts et les océans deviennent dans les œuvres d’Anadol de simples sources de données à exploiter pour créer du spectacle.

Les défenseurs d’Anadol diront que son art est “démocratique”, qu’il attire les foules. Mais comme le soulignait Theodor Adorno, la popularité n’est pas un critère de qualité artistique. Les 65 000 personnes qui se sont rassemblées devant la Casa Batlló pour voir son œuvre auraient probablement fait la queue pour voir n’importe quel spectacle lumineux suffisamment grand et clinquant.

Ce qui est fascinant, c’est la façon dont Anadol quantifie même les critiques de son travail. Il se vante que 22 critiques sur 24 ont donné des avis favorables à son installation au MoMA. Cette approche statistique de la critique d’art est symptomatique : même la réception de son travail doit être transformée en données. C’est ce que Jacques Rancière appellerait la “police esthétique”, une tentative de contrôler et de quantifier ce qui, par nature, devrait échapper à la mesure.

Son installation “DVOŘÁK DREAMS” à Prague est peut-être le comble de cette dérive. Prendre 54 heures de musique du compositeur, les transformer en données, puis prétendre créer une “collaboration homme-machine” posthume, c’est faire preuve d’une arrogance technologique qui confine au grotesque. Antonín Dvořák, qui s’inspirait des chants populaires et de la nature, se retrouve transformé en flux de données dans un grand spectacle LED de 100 mètres carrés.

Les vrais innovateurs de l’art numérique, ceux qui comme Nam June Paik ont ouvert la voie à une réflexion critique sur la technologie, doivent se retourner dans leur tombe. Anadol n’est pas leur héritier, il est plutôt le Steve Jobs de l’art contemporain, créant des produits spectaculaires mais fondamentalement vides, des expériences utilisateur plutôt que des œuvres d’art.

Le problème n’est pas qu’Anadol utilise l’intelligence artificielle – après tout, l’art a toujours intégré les nouvelles technologies. Le problème est qu’il le fait sans distance critique, sans poésie, avec une foi aveugle dans le progrès technologique qui rappelle les pires aspects du futurisme italien. Il est le parfait représentant de ce que Bernard Stiegler appelait la “misère symbolique”, cette perte de singularité et de sens dans un monde où tout est calculable et reproductible.

Ses installations sont comme ces centres commerciaux climatisés où l’on perd toute notion du temps et de l’espace. On y entre, on s’émerveille devant les jolies couleurs qui bougent, on prend quelques photos pour les réseaux sociaux, et on sort sans avoir été transformé, sans avoir été dérangé dans nos certitudes. C’est de l’art qui ne fait pas mal, qui ne pose pas de questions, qui se contente d’être joli et impressionnant.

Anadol n’est pas tant un artiste qu’un symptôme – le symptôme d’une époque qui confond l’innovation technologique avec le progrès artistique, la quantité de données avec la profondeur de pensée, le spectacle avec l’expérience esthétique. Ses œuvres sont des monuments à la gloire d’une société qui a perdu le sens de la transcendance et qui cherche dans les algorithmes une nouvelle forme de spiritualité.

Si Marshall McLuhan avait raison de dire que le médium est le message, alors le message d’Anadol est clair : l’art à l’ère de l’intelligence artificielle risque de devenir aussi vide et prévisible qu’un algorithme de recommandation YouTube. Ses installations sont les parfaits totems d’une époque qui préfère le mapping vidéo à la peinture, le traitement de données à la pensée critique, et le spectacle à la contemplation.

Refik Anadol, GAME OVER.

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