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Jeudi 20 Mars

Reggie Burrows Hodges : L’émergence du visible

Publié le : 21 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Dans les toiles de Reggie Burrows Hodges, les figures émergent d’un fond noir comme des apparitions lumineuses, créant une danse subtile entre présence et absence. Sa technique unique transforme chaque œuvre en une méditation profonde sur la nature même de la perception.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Si vous pensez avoir tout vu en matière d’art contemporain, préparez-vous à une claque monumentale. Reggie Burrows Hodges est en train de chambouler nos certitudes sur la peinture avec une audace qui ferait trembler vos petites sensibilités bien-pensantes. Ce n’est pas un hasard si ses œuvres se retrouvent aujourd’hui dans les collections du Metropolitan Museum of Art, du Whitney Museum, et du Stedelijk Museum d’Amsterdam. Mais attention, ce n’est pas le succès institutionnel qui m’intéresse ici. C’est la manière dont cet artiste réinvente notre rapport à la vision, à la mémoire et à l’identité.

Commençons par le commencement : le noir. Pas n’importe quel noir, pas un noir décoratif ou symbolique, mais un noir fondamental, ontologique. Chaque toile de Hodges démarre dans l’obscurité totale. C’est son point de départ, sa matrice originelle. Et c’est là que les choses deviennent passionnantes, car ce noir nous renvoie directement aux réflexions de Maurice Merleau-Ponty sur la perception. Le philosophe français nous a appris que voir n’est jamais un acte passif, mais une expérience incarnée qui engage tout notre être. Dans “Le Visible et l’Invisible”, il écrit que la vision est une “palpation par le regard”. N’est-ce pas exactement ce que nous expérimentons devant les toiles de Hodges ?

Prenez “Community Concern” (2020), où une danseuse émerge de l’obscurité dans un tourbillon de couleurs pastel. Son corps n’est pas simplement représenté, il se matérialise sous nos yeux comme une apparition. Merleau-Ponty parlerait ici de “chair du monde”, cette texture commune au voyant et au visible. Les contours flous de la figure, son visage volontairement indistinct ne sont pas des défauts de représentation mais l’expression même de notre façon d’habiter le monde, toujours entre clarté et mystère, présence et absence.

Cette approche phénoménologique se retrouve dans chaque coup de pinceau. Dans “Intersection of Color: Loge” (2019), les spectateurs en blanc émergent du fond noir comme des fantômes lumineux. Leurs silhouettes se définissent non pas par des contours nets mais par leur relation à l’espace qui les entoure. C’est précisément ce dont parlait Merleau-Ponty quand il évoquait l’entrelacement du sujet percevant et du monde perçu. Chez Hodges, les figures ne sont jamais simplement posées sur un fond, elles sont littéralement tissées dans la matière picturale.

Cette dimension phénoménologique prend une ampleur particulière dans ses scènes de sport. Dans “Hurdling: Sky Blue” (2020), l’athlète qui franchit une haie n’est pas figé dans un instant photographique mais existe dans une durée, dans un mouvement qui engage tout notre corps de spectateur. Merleau-Ponty nous rappelait que le corps n’est pas dans l’espace comme une chose, mais habite l’espace. Les figures de Hodges habitent véritablement leurs toiles, créant ce que le philosophe appelait un “espace vécu”.

Mais ne vous arrêtez pas à cette première lecture phénoménologique, car le travail de Hodges entre aussi en résonance profonde avec la pensée de Walter Benjamin sur la mémoire et l’image. Dans ses écrits sur Baudelaire et la photographie, Benjamin distinguait la mémoire volontaire de la mémoire involontaire. Cette dernière, disait-il, surgit comme un éclair pour illuminer le présent d’une lumière nouvelle. Les toiles de Hodges fonctionnent exactement ainsi. En faisant émerger ses figures du noir total, il reproduit littéralement le processus de la mémoire involontaire.

Regardez “Single Source” (2019), où un joueur de tennis se penche pour ramasser une balle. La scène pourrait sembler banale, mais la manière dont elle émerge du fond noir, comme un souvenir qui refuse de se préciser complètement, lui confère une dimension presque métaphysique. Benjamin parlait de l’aura comme de “l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il”. Cette définition pourrait s’appliquer parfaitement aux figures de Hodges, qui sont à la fois intensément présentes et étrangement distantes.

Cette tension entre présence et absence prend une dimension particulièrement fascinante dans ses séries maritimes récentes. Dans “Turning a Big Ship” (2023), les navires et leurs capitaines émergent de l’obscurité comme des souvenirs qui refusent de se fixer. Benjamin voyait dans le développement de la photographie une perte de l’aura de l’œuvre d’art. Hodges, en retournant à la peinture et en travaillant précisément sur l’indistinct, réintroduit cette aura dans l’art contemporain.

Les scènes de “Labor” (2022-2023) poussent encore plus loin cette exploration de la mémoire collective. Les travailleurs qui émergent des champs californiens sont comme des figures archétypales, des présences qui transcendent l’individualité pour atteindre une dimension universelle. Benjamin aurait reconnu ici ce qu’il appelait des “images dialectiques”, des moments où le passé et le présent se télescopent pour créer une nouvelle constellation de sens.

Mais ce qui rend le travail de Hodges vraiment extraordinaire, c’est sa capacité à faire dialoguer ces références philosophiques avec l’héritage littéraire de Samuel Beckett. Comme l’écrivain irlandais, Hodges trouve une forme de plénitude dans le vide, une présence dans l’absence. Ses figures sans visage rappellent les personnages beckettiens, à la fois terriblement concrets et irrémédiablement abstraits.

Dans “Slumber Aura” (2022), une figure contemple son reflet dans un miroir sans que nous puissions distinguer son visage. La scène évoque irrésistiblement “Film” (1965) de Beckett, cette exploration obsessionnelle de la perception et de l’être-perçu. La question centrale de Beckett – “comment dire l’indicible ?” – trouve un écho visuel dans la technique de Hodges. En commençant par le noir total, il part littéralement du silence, de l’ineffable, pour faire émerger des formes qui restent toujours en partie insaisissables.

Cette approche beckettienne est particulièrement évidente dans la série des “Seated Listener”. Ces figures immobiles, absorbées dans l’écoute, sont comme des versions picturales des personnages de “Compagnie” ou de “L’Innommable”. Elles habitent un espace incertain entre être et non-être, présence et absence. Comme l’écrivait Beckett : “Être artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer.” Hodges accepte cet échec nécessaire en laissant ses figures dans un état d’incomplétude qui est paradoxalement leur forme la plus achevée.

Les scènes de tennis, si récurrentes dans son œuvre, prennent sous cet éclairage beckettien une dimension existentielle. Le va-et-vient de la balle, les postures des joueurs, tout évoque le rythme et les répétitions caractéristiques du théâtre de Beckett. Dans “On Your Mark: Lean In”, les athlètes semblent pris dans une chorégraphie absurde et sublime, comme Vladimir et Estragon attendant Godot sur leur banc.

Cette dimension théâtrale n’est pas surprenante quand on sait que Hodges a étudié le théâtre à l’Université du Kansas. Mais ce qui est remarquable, c’est la manière dont il transpose les questionnements beckettiens dans le domaine visuel. Ses figures sont comme des acteurs figés dans un geste, mais un geste qui contient toute une histoire, tout un monde de possibilités.

Les séries récentes comme “The Reckoning” (2023) poussent encore plus loin cette exploration de l’identité et de la représentation. Les figures qui s’observent dans des miroirs sans que nous puissions voir leur reflet sont comme des métaphores de notre propre quête d’identité. Elles nous rappellent que nous sommes toujours en partie invisibles à nous-mêmes, que notre identité se construit dans cet espace ambigu entre ce que nous voyons et ce qui nous échappe.

La technique même de Hodges devient une métaphore de cette quête identitaire. En commençant par le noir total avant de faire émerger ses figures dans une brume de couleurs, il reproduit le processus même de la construction de soi. Nous émergeons tous d’une forme d’obscurité originelle, nous nous construisons par touches successives, jamais complètement définis, toujours en devenir.

Ce qui est particulièrement intéressant dans son travail récent, c’est la manière dont il utilise la couleur pour créer des espaces de possibilité. Ses tons pastels, ses verts tendres, ses roses délicats qui émergent du noir ne sont pas simplement décoratifs. Ils créent des atmosphères, des ambiances qui nous transportent dans cet espace incertain entre mémoire et perception. C’est comme si chaque toile était une chambre noire où se développent lentement les images de notre conscience collective.

Dans “Labor: Sound Bath” (2022), une figure presque indiscernable émerge d’un paysage verdoyant. La scène pourrait être banale – un travailleur dans un champ – mais la manière dont Hodges la traite la transforme en méditation sur notre relation à la terre, au travail, à la mémoire. Le titre lui-même suggère une fusion entre le physique et le spirituel, le labeur et la contemplation.

Les dernières œuvres présentées au Parrish Art Museum montrent une évolution fascinante de sa pratique. La monumentalité des formats contraste avec la délicatesse du traitement pictural. C’est comme si Hodges cherchait à créer des espaces toujours plus vastes pour notre imagination, des territoires où la mémoire personnelle peut se déployer librement.

Ce qui me frappe particulièrement, c’est la cohérence absolue de sa démarche. Depuis ses premières œuvres jusqu’à ses productions les plus récentes, Hodges n’a cessé d’approfondir ses questionnements sur la perception, la mémoire et l’identité. Mais cette cohérence n’est jamais répétition. Chaque nouvelle série apporte son lot de découvertes, de surprises, d’innovations techniques et conceptuelles.

Je peux déjà entendre certains d’entre vous murmurer que tout cela est bien intellectuel. Mais c’est précisément la force de Hodges : il parvient à créer des œuvres qui fonctionnent à plusieurs niveaux. Ses toiles sont immédiatement séduisantes par leur beauté formelle, leur maîtrise technique, leur usage subtil de la couleur. Mais elles s’ouvrent aussi à des lectures plus profondes, plus complexes, qui nous ramènent toujours à des questions essentielles sur notre façon d’être au monde.

Alors oui, regardez bien ce que fait Reggie Burrows Hodges. Car il ne peint pas simplement des images, il crée des expériences. Des expériences qui nous rappellent que voir n’est jamais un acte passif, que la mémoire n’est jamais simplement un stockage d’informations, et que l’identité n’est jamais complètement fixée. Dans un monde obsédé par la clarté et la définition, son travail nous rappelle la valeur de l’ambiguïté, du mystère, de l’inachevé. Et c’est peut-être là sa plus grande réussite : nous faire voir le monde autrement, nous faire sentir la profondeur vertigineuse qui se cache derrière chaque apparence.

Son succès croissant sur la scène internationale n’est donc pas un effet de mode mais la reconnaissance d’une vision artistique profondément originale et nécessaire. Les institutions qui acquièrent ses œuvres ne s’y sont pas trompées : Hodges est en train de redéfinir les possibilités de la peinture contemporaine. Et il le fait avec une élégance, une subtilité et une profondeur qui font de lui l’un des artistes les plus passionnants de sa génération.

Référence(s)

Reggie BURROWS HODGES (1965)
Prénom : Reggie
Nom de famille : BURROWS HODGES
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 60 ans (2025)

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