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Dimanche 16 Février

Richard Prince : Le voleur qui a réinventé l’art

Publié le : 20 Novembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 6 minutes

Richard Prince transforme le vol en acte créatif, métamorphosant des images publicitaires banales en révélations culturelles percutantes. Sa rephotographie des cowboys Marlboro n’est pas qu’une appropriation, c’est une dissection méthodique du mythe américain qui révèle notre obsession collective pour les simulacres.

Écoutez-moi bien, bande de snobs ! Richard Prince (né en 1949) n’est pas simplement un artiste qui vous fait sourciller avec ses appropriations effrontées. Non, il est le grand révélateur de notre hypocrisie collective, le miroir déformant qui nous renvoie notre propre vanité consumériste. Depuis plus de quatre décennies, ce natif de la zone du canal de Panama dissèque notre société avec la précision chirurgicale d’un Michel Foucault visuel, déconstruisant nos mythes culturels avec une délectation quasi sadique.

Dans sa quête incessante de déconstruction des images qui nous environnent, Prince s’est imposé comme le grand déconstructeur de notre époque, celui qui, comme l’aurait dit Roland Barthes, nous force à regarder au-delà du “studium” pour atteindre le véritable “punctum” de notre culture visuelle. Sa pratique artistique s’articule principalement autour de deux axes majeurs qui méritent notre attention.

Tout d’abord, le vol comme acte créatif, la rephotographie comme instrument de subversion. Dès ses débuts dans les années 1970, Prince a choisi de voler – oui, j’ai bien dit voler – des images plutôt que d’en créer. Travaillant dans les archives de Time-Life, il s’est mis à photographier des publicités, particulièrement celles des cigarettes Marlboro. Ce n’était pas un simple acte de reproduction, mais une forme de cannibalisme artistique qui aurait fait sourire Jean Baudrillard. Prince ne se contentait pas de copier, il dévorait l’essence même de ces images pour en régurgiter le simulacre parfait.

Sa série emblématique “Untitled (Cowboys)” n’est pas qu’une appropriation de l’imagerie publicitaire de Marlboro. C’est une dissection méthodique du mythe américain par excellence : le cowboy. En rephotographiant ces images, Prince ne fait pas que les voler, il les vide de leur substance commerciale pour révéler leur vacuité intrinsèque. Comme l’aurait analysé Guy Debord, il transforme le spectacle en anti-spectacle, la séduction publicitaire en révélation sociologique.

Ces cowboys, figures archétypales de la masculinité américaine, deviennent sous son objectif des fantômes numériques, des spectres de notre désir collectif de mythologie. La technique de rephotographie de Prince n’est pas sans rappeler la notion de “différance” chez Jacques Derrida – chaque nouvelle capture créant un écart, une distance critique avec l’original qui permet d’en révéler les mécanismes cachés.

Mais ne vous y trompez pas : Prince n’est pas un simple critique de la société de consommation. Son génie réside dans le fait qu’il est simultanément complice et critique du système qu’il détourne. Il est à la fois le virus et l’antidote, le poison et le remède. Quand son “Untitled (Cowboy)” s’est vendu pour plus d’un million de dollars chez Christie’s en 2005, il a prouvé que même la subversion pouvait devenir une marchandise de luxe. C’est là toute l’ironie de sa démarche, une ironie qui fait de lui l’héritier spirituel de Marcel Duchamp, mais avec une dimension plus perverse, plus contemporaine.

La rephotographie chez Prince n’est pas une simple technique, c’est une philosophie visuelle qui anticipe notre ère de l’appropriation numérique. Bien avant Instagram et les mèmes, il avait compris que la copie pouvait être plus “authentique” que l’original. Walter Benjamin parlait de la perte de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique – Prince va plus loin en suggérant que l’aura peut migrer, se déplacer, contaminer la copie elle-même.

Le deuxième axe de sa pratique artistique est l’obsession du stéréotype américain pour créer une anthropologie visuelle du désir.

Si la première caractéristique de Prince est sa technique de rephotographie, la seconde est indéniablement son obsession pour les stéréotypes américains. Ses séries “Nurses”, “Jokes”, et “Girlfriends” constituent une anthropologie visuelle du désir américain qui aurait fait pâlir Claude Lévi-Strauss.

Prenez ses “Nurse Paintings” : ces infirmières tirées de romans pulp des années 1950 ne sont pas de simples images recyclées. Prince les transforme en icônes pop hallucinées, saturées de désir et d’anxiété. Il y a dans ces visages masqués quelque chose qui évoque les analyses de Laura Mulvey sur le male gaze, mais retourné comme un gant. Les infirmières de Prince sont à la fois objets de désir et figures menaçantes, séductrices et castratrice. Elles incarnent parfaitement ce que Julia Kristeva appelait l’abject – cette fascination mêlée de répulsion qui caractérise notre rapport au corps, à la maladie, à la sexualité.

Ses “Jokes Paintings” représentent peut-être l’exemple le plus flagrant de cette exploration des stéréotypes américains. Ces blagues souvent vulgaires, sexistes ou racistes, peintes sur des fonds monochromes, fonctionnent comme des ready-made linguistiques qui révèlent les préjugés et les anxiétés de la classe moyenne américaine. Prince ne se contente pas de les reproduire, il les monumentalise, transformant ces fragments de culture populaire en totems de notre inconscient collectif.

La série “Girlfriends”, avec ses motardes photographiées par leurs petits amis, pousse encore plus loin cette exploration des stéréotypes genrés. Ces images amateur, rephotographiées et recontextualisées, deviennent sous son objectif une étude anthropologique du désir masculin et de la représentation féminine dans la sous-culture biker. C’est comme si Susan Sontag rencontrait Easy Rider dans une galerie d’art contemporain.

Ce qui rend le travail de Prince si perturbant, c’est qu’il est simultanément critique et complaisant, à dénoncer les stéréotypes tout en les perpétuant. Il est comme un virus qui aurait développé une relation symbiotique avec son hôte. Son œuvre est un miroir déformant qui nous renvoie nos propres contradictions, nos désirs inavoués, nos préjugés refoulés.

Prince ne se contente pas de documenter ces stéréotypes, il les pousse jusqu’à l’absurde. Ses séries fonctionnent comme des études de cas sur la construction sociale du désir et de l’identité dans l’Amérique post-moderne. Judith Butler aurait probablement vu dans son travail une illustration parfaite de la performativité du genre et des identités sociales.

L’artiste opère comme un ethnographe pervers de l’Amérique contemporaine, collectionnant et cataloguant ses obsessions, ses névroses, ses fantasmes. Mais contrairement à un véritable ethnographe, il ne prétend pas à l’objectivité. Au contraire, il se vautre dans la subjectivité, la manipulation, le détournement. Son travail est une sorte d’anti-documentaire qui révèle plus de vérités sur notre société que n’importe quel reportage objectif.

Ce qui est fascinant chez Prince, c’est qu’il transforme ces stéréotypes en fétiches artistiques. Il opère une sorte de transsubstantiation visuelle, transformant le plomb de la culture populaire en or conceptuel. Ses appropriations ne sont pas de simples copies, mais des mutations culturelles qui révèlent les mécanismes cachés de notre société de l’image.

Richard Prince n’est pas un moraliste – il est trop intelligent pour ça. Il est plutôt un diagnosticien de nos pathologies culturelles, un Dr. Frankenstein qui réassemble les membres épars de notre imaginaire collectif pour créer des monstres révélateurs. Son travail est un miroir qui ne reflète pas tant la réalité que nos fantasmes sur la réalité.

Richard Prince est l’artiste qui a compris avant tout le monde que dans notre société de l’image, l’authenticité est devenue obsolète. Il n’y a plus d’original à copier, seulement des copies de copies, des simulacres qui se reproduisent à l’infini. Son génie est d’avoir transformé cette prise de conscience en stratégie artistique, créant une œuvre qui est à la fois un symptôme et un diagnostic de notre condition post-moderne.

Voilà pourquoi son travail continue de nous fasciner et de nous irriter. Il est le parfait artiste de notre époque, celui qui a compris que dans un monde saturé d’images, le vol peut être plus créatif que la création, et que la copie peut être plus authentique que l’original. Il est notre mauvaise conscience artistique, celui qui nous force à regarder en face notre propre vacuité culturelle. Et c’est précisément pour cela qu’il est indispensable.

Référence(s)

Richard PRINCE (1949)
Prénom : Richard
Nom de famille : PRINCE
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 76 ans (2025)

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