Écoutez-moi bien, bande de snobs, j’ai quelque chose à vous dire sur Robert Combas qui va secouer vos certitudes glacées et vos jugements définitifs sur l’art contemporain. Oui, ce peintre désinvolte et brillant que vous regardez de haut depuis votre tour d’ivoire conceptuelle mérite toute votre attention. Car Combas incarne ce que Nietzsche appelait la “force dionysiaque” – cette puissance créatrice brute qui fait exploser les cadres et les conventions pour laisser jaillir une vérité primitive et essentielle.
Regardez ses toiles qui débordent littéralement d’énergie, ces compositions fourmillantes où chaque centimètre carré vibre d’une intensité quasi électrique. Des personnages s’entremêlent dans une danse frénétique, des corps se tordent et se métamorphosent, des couleurs criardes s’entrechoquent sans complexe. C’est le triomphe de Dionysos sur Apollon, la victoire de l’instinct sur la raison froide. Combas ne cherche pas à plaire aux esthètes raffinés – il peint comme il respire, avec une urgence vitale qui n’a que faire des diktats du “bon goût”.
Cette force tellurique qui traverse son œuvre n’est pas un simple effet de style. Elle puise aux sources les plus profondes de notre humanité, là où art et vie ne font qu’un. Nietzsche voyait dans le dionysiaque l’expression d’une sagesse tragique, celle qui affirme la vie dans sa totalité en embrassant aussi bien la joie que la souffrance. C’est exactement ce que fait Combas quand il peint ses scènes de bataille sanglantes aux côtés de ses couples d’amoureux, ses monstres grimaçants près de ses fleurs éclatantes.
La comparaison avec le philosophe allemand n’est pas fortuite. Comme lui, Combas rejette les faux-semblants de la culture bourgeoise pour retrouver une authenticité primitive. Son trait nerveux, ses couleurs crues, ses personnages déformés – tout cela participe d’une même quête de vérité brute. Il y a du chamane en lui, comme l’a si bien vu Michel Onfray. Un chamane moderne qui utilise ses pinceaux comme d’autres utilisaient leurs tambours pour entrer en transe et accéder à des visions révélatrices.
Prenez son tableau “Les Soldats terriens contre les monstres de l’espace” de 1983. Au premier regard, on pourrait n’y voir qu’une composition chaotique et enfantine. Mais regardez mieux : c’est une véritable cosmogonie qui se déploie sous vos yeux, un affrontement mythologique entre forces terrestres et célestes. Les corps s’enchevêtrent dans une chorégraphie violente, les armes deviennent des extensions phalliques, le sang coule en volutes décoratives. Toute la tension entre pulsion de vie et pulsion de mort chère à Nietzsche s’exprime ici dans un langage pictural d’une stupéfiante inventivité.
Cette dimension philosophique de son travail se double d’une conscience aiguë des enjeux sociaux et politiques. Issu d’un milieu ouvrier, Combas n’a jamais renié ses origines. Au contraire, il en a fait un moteur de création. Ses personnages populaires, ses références à la culture rock, ses textes truffés de fautes d’orthographe volontaires – tout cela constitue une forme de résistance joyeuse à la culture dominante. Il dynamite les hiérarchies artistiques comme Nietzsche dynamitait les systèmes philosophiques.
La sexualité omniprésente dans son œuvre participe de cette même énergie dionysiaque. Pas de pudibonderie chez Combas : les corps s’exhibent, copulent, se transforment avec une liberté jubilatoire. C’est l’expression d’une force vitale primitive, celle-là même que notre civilisation s’acharne à réprimer. Les phallus géants et les vulves béantes qui parsèment ses toiles ne sont pas de simples provocations – ils célèbrent la puissance génératrice de la vie dans ce qu’elle a de plus cru et de plus vrai.
Son traitement de la mythologie est particulièrement révélateur. Quand il s’attaque à la guerre de Troie ou aux récits bibliques, ce n’est pas pour les édulcorer mais pour en retrouver la violence originelle. Ses héros antiques ont la même énergie brutale que ses rockeurs, ses saints la même sensualité que ses prostituées. Il réactive ces récits fondateurs en les connectant à notre présent, exactement comme Nietzsche relisait les tragiques grecs pour y puiser une sagesse actuelle.
La musique joue un rôle crucial dans cette alchimie créatrice. Combas est un collectionneur compulsif de vinyles, un amateur éclairé de rock. Cette passion n’est pas anecdotique : elle nourrit directement son travail pictural. Le rythme effréné de ses compositions, leurs variations chromatiques, leurs motifs répétitifs – tout cela respire la musique. Il peint comme d’autres improvisent au saxophone, dans un état proche de la transe créatrice chère aux disciples de Dionysos.
Ses titres-fleuves, ces textes délirants qui accompagnent ses œuvres, participent de la même ivresse créatrice. Ce ne sont pas de simples légendes mais des poèmes en prose qui prolongent et amplifient le tableau. Combas y mêle argot et références savantes, calembours et méditations philosophiques, exactement comme ses toiles mêlent culture populaire et grands mythes de l’humanité.
Le temps qui passe ne semble avoir aucune prise sur cette énergie créatrice. À plus de soixante ans, Combas continue de peindre avec la même urgence qu’à ses débuts. Ses dernières œuvres n’ont rien perdu de leur force primitive. Au contraire, elles semblent avoir gagné en densité, en profondeur, sans jamais sacrifier leur vitalité originelle. C’est le propre des véritables artistes dionysiaques : ils ne vieillissent pas, ils mûrissent.
Cette maturation se voit particulièrement dans sa façon de traiter l’espace pictural. Si ses premières œuvres privilégiaient une composition “all-over” où les figures s’entassaient dans un joyeux chaos, ses tableaux récents ménagent des respirations, des zones de calme qui rendent les explosions d’énergie encore plus saisissantes. C’est comme si Dionysos avait appris à doser ses effets sans rien perdre de sa puissance.
Son rapport à la couleur a également évolué. Les tons criards de ses débuts ont fait place à une palette plus subtile, sans pour autant tomber dans le raffinement précieux. Ses rouges sang dialoguent maintenant avec des verts acides, ses jaunes solaires se marient à des violets profonds. Mais cette sophistication technique reste toujours au service de l’énergie première, jamais elle ne devient une fin en soi.
Le trait, en revanche, garde toute sa nervosité primitive. Combas dessine comme il l’a toujours fait, d’un geste rapide et sûr qui capture l’essence du mouvement. Ses figures semblent prises sur le vif, comme si elles étaient en perpétuelle métamorphose. C’est la marque des grands expressionnistes, cette capacité à faire sentir la vie qui pulse sous la surface de la toile.
Sa relation à Geneviève, sa compagne depuis plus de trente ans, traverse toute son œuvre récente comme un fil rouge. Il la peint sans cesse, la transforme en déesse, en muse, en femme-fleur, mais toujours avec une tendresse qui n’exclut pas la sensualité la plus directe. C’est l’amour dionysiaque dans toute sa splendeur, celui qui unit le corps et l’esprit dans une même célébration de la vie.
Les institutions ont mis du temps à reconnaître la valeur de son travail. Trop brutal, trop direct, trop “populaire” pour les gardiens du temple de l’art contemporain. Mais peu à peu, la force de son œuvre s’est imposée. La grande rétrospective que lui a consacrée le Musée d’art contemporain de Lyon en 2012 a marqué un tournant. Plus de 600 œuvres qui prouvaient, si besoin était, la cohérence et la richesse de son parcours.
Aujourd’hui, Combas fait figure de classique vivant, sans avoir rien perdu de sa capacité à surprendre et à choquer. Ses prix montent aux enchères, les collectionneurs se l’arrachent, mais il continue de peindre comme si de rien n’était, dans son atelier d’Ivry-sur-Seine transformé en antre dionysiaque. Les murs sont couverts de toiles en cours, le sol jonché de tubes de peinture, l’air saturé de fumée de cigarette et de rock’n’roll.
C’est là qu’il poursuit son œuvre de chamane moderne, transformant le chaos du monde en visions fulgurantes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : Combas est un voyant, au sens où Rimbaud l’entendait. Il ne reproduit pas le réel, il le transfigure à travers le prisme de son imagination débridée. Chacune de ses toiles est une fenêtre ouverte sur un univers parallèle où les lois de la physique et de la morale sont suspendues.
Cette liberté totale qu’il s’accorde n’est pas de l’anarchie. Derrière le désordre apparent de ses compositions se cache une maîtrise consommée du médium pictural. Combas connaît ses classiques, il a digéré toute l’histoire de l’art pour mieux s’en affranchir. Ses références vont de l’art roman à Picasso, des icônes byzantines aux comics underground, mais tout est fondu dans le creuset de sa personnalité unique.
Son rapport au temps est particulièrement intéressant. Dans ses toiles, passé et présent se télescopent sans cesse. Un guerrier antique peut côtoyer un punk, une Vierge à l’Enfant se retrouver dans un concert de rock. Cette confusion temporelle n’est pas gratuite : elle exprime une vision cyclique du temps, très proche de la conception nietzschéenne de l’éternel retour.
L’humour, omniprésent dans son travail, n’est pas non plus une simple pirouette. C’est une arme philosophique, une façon de désamorcer le sérieux mortifère de l’art contemporain dominant. Ses calembours visuels, ses détournements ludiques, ses parodies irrévérencieuses participent d’une stratégie de résistance par le rire. Un rire dionysiaque, bien sûr, qui célèbre la vie jusque dans ses aspects les plus grotesques.
La dimension musicale de son œuvre s’est encore accentuée ces dernières années avec la création des Sans Pattes, son groupe de rock expérimental. Ce n’est pas un à-côté de son travail de peintre mais son prolongement naturel. Quand il monte sur scène avec sa guitare, Combas continue de créer des images, mais cette fois en sons et en mouvements. C’est toujours la même énergie dionysiaque qui s’exprime, sous une autre forme.
Son rapport à l’écriture mérite aussi qu’on s’y arrête. Les textes qui accompagnent ses œuvres ne sont pas de simples commentaires mais des créations à part entière, des poèmes en prose qui prolongent et amplifient le tableau. Là encore, c’est Dionysos qui guide sa plume, dans un joyeux massacre de la syntaxe et de l’orthographe qui libère des énergies verbales insoupçonnées.
La question du style, si importante dans l’art contemporain, est chez lui totalement secondaire. Ou plutôt, son style est précisément cette absence de style, cette capacité à passer d’un registre à l’autre sans transition, à mêler le sublime et le grotesque, le tragique et le comique. C’est la marque des grands créateurs dionysiaques : ils transcendent les catégories esthétiques traditionnelles.
Les critiques qui ne voient en lui qu’un représentant de la Figuration Libre passent à côté de l’essentiel. Certes, il a participé à ce mouvement dans les années 1980, mais son œuvre déborde largement ce cadre historique. Il est plus juste de le voir comme un artiste total, un créateur polymorphe qui utilise tous les moyens à sa disposition pour exprimer sa vision du monde.
L’avenir dira si les institutions françaises sauront enfin reconnaître pleinement l’importance de son œuvre. En attendant, Combas continue son chemin, indifférent aux modes et aux jugements. Il peint parce qu’il ne peut pas faire autrement, porté par cette force qui fait de lui l’un des artistes les plus authentiques de notre temps. Les snobs peuvent bien ricaner : l’histoire leur donnera tort, comme toujours.