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Mercredi 19 Mars

Robert Mapplethorpe : La géométrie du désir

Publié le : 20 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Dans son univers en noir et blanc, Robert Mapplethorpe a créé une esthétique unique où la perfection formelle épouse la transgression. Ses photographies d’une précision chirurgicale transforment chaque sujet – fleur, corps ou visage – en une abstraction géométrique d’une beauté glaçante qui défie toute classification conventionnelle.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, on a dit tout et son contraire sur Robert Mapplethorpe, mais personne n’a vraiment compris l’essentiel : cet homme était un anatomiste méticuleux du regard. Un chirurgien de la vision qui disséquait la réalité avec la précision implacable d’un scalpel optique. Dans son laboratoire photographique, chaque image devient une leçon d’anatomie à la Rembrandt, où la lumière joue le rôle du bistouri, révélant les structures cachées sous l’épiderme du visible.

Ne vous y méprenez pas : cette obsession chirurgicale n’a rien d’une froideur clinique. Au contraire, elle traduit une fascination presque maniaque pour la beauté des formes, qu’il s’agisse de l’architecture d’une fleur, de la géométrie d’un corps ou de la topographie d’un visage. Mapplethorpe travaillait comme un mathématicien possédé par l’idée que sous le chaos apparent du monde se cache un ordre secret, une harmonie fondamentale qu’il suffirait de mettre à nu pour accéder à une vérité supérieure.

Cette quête de vérité par la forme s’inscrit dans une longue tradition philosophique qui remonte à Platon. Dans Le Timée, le philosophe grec développe l’idée que l’univers est structuré selon des principes mathématiques, que la beauté est affaire de proportions et que l’harmonie visible n’est que le reflet d’une harmonie invisible. Cette conception platonicienne de la beauté, Mapplethorpe l’a poussée jusqu’à ses ultimes conséquences, créant un univers visuel où chaque élément est soumis à une géométrie rigoureuse.

Prenons l’exemple de ses natures mortes florales, notamment la série des “Flowers” commencée dans les années 1980. Ces images ne sont pas de simples études botaniques, mais de véritables équations visuelles où chaque pétale, chaque tige, chaque étamine est positionnée avec une précision mathématique. Un calla blanc sur fond noir devient sous son objectif une figure géométrique pure, presque abstraite, qui rappelle les recherches de D’Arcy Thompson sur les mathématiques du vivant. Dans son ouvrage fondamental “Forme et Croissance” (On Growth and Form, 1917), le biologiste écossais démontrait comment les formes naturelles obéissent à des lois mathématiques universelles. Mapplethorpe, sans le savoir peut-être, poursuit cette investigation, traquant dans la chair même des fleurs les principes géométriques qui gouvernent leur croissance.

Mais cette recherche de la perfection formelle prend une dimension encore plus fascinante quand elle s’applique au corps humain. Dans ses portraits et ses nus, Mapplethorpe impose à ses modèles une rigueur compositionnelle qui transforme la chair vivante en architecture. La série des “Black Males”, qui lui valut tant de controverses, peut être vue comme une exploration systématique des possibilités sculpturales du corps humain. En photographiant ses modèles comme des statues grecques, il s’inscrit dans une tradition classique qui remonte à l’Antiquité, tout en la subvertissant par l’introduction d’une charge érotique explicite.

Cette tension entre classicisme et transgression trouve son expression la plus accomplie dans “Man in Polyester Suit” (1980), une œuvre qui joue délibérément avec les codes du portrait bourgeois traditionnel. L’homme noir en costume trois pièces, photographié avec son sexe exposé, devient une figure de Janus, tournée à la fois vers la respectabilité sociale et vers une sexualité sans fard. Le cadrage impeccable et la qualité technique irréprochable créent un contraste saisissant avec la charge transgressive de l’image, forçant le spectateur à questionner ses propres présupposés sur ce qui peut ou non faire l’objet d’une représentation artistique.

Georges Bataille, dans son essai “L’Érotisme”, développe l’idée que la transgression n’est pas la négation de l’interdit mais son dépassement, et que c’est précisément dans ce dépassement que réside la possibilité d’une expérience sacrée. Mapplethorpe semble avoir intégré cette dialectique au cœur même de sa pratique photographique. Ses images les plus explicitement sexuelles sont aussi les plus rigoureusement composées, comme si la transgression ne pouvait s’accomplir que dans le cadre d’une forme parfaite.

Cette recherche de perfection formelle atteint son apogée dans ses portraits. Qu’il photographie des célébrités comme Andy Warhol ou Grace Jones, des artistes comme Louise Bourgeois ou Patti Smith, ou des anonymes, Mapplethorpe impose à ses modèles une frontalité hiératique qui les transforme en icônes contemporaines. Walter Benjamin, dans “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, s’inquiétait de la perte de l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de la photographie. Mapplethorpe répond à cette inquiétude en créant une nouvelle forme d’aura, entièrement artificielle, produite par la perfection technique et la maîtrise absolue de la lumière.

Son portrait de Patti Smith pour la couverture de l’album “Horses” (1975) illustre parfaitement cette approche. La chanteuse y apparaît dans une pose délibérément androgyne, chemise blanche et cravate noire légèrement défaite, regardant l’objectif avec une intensité qui défie toute classification de genre. La composition rappelle les autoportraits d’Albrecht Dürer, notamment celui de 1500 où l’artiste allemand se représente en Christ. Mais là où Dürer cherchait à affirmer la dignité divine de l’artiste, Mapplethorpe crée une icône profane qui célèbre l’ambiguïté et la transgression des normes sociales.

L’influence de sa formation catholique se fait sentir dans toute son œuvre, non pas comme une soumission aux dogmes religieux, mais comme une appropriation subversive de l’iconographie sacrée. Les poses de ses modèles évoquent souvent celles des martyrs dans la peinture religieuse, créant un dialogue troublant entre sacré et profane. Le philosophe Michel Foucault, dans son “Histoire de la sexualité”, a montré comment la répression du désir dans la tradition chrétienne a paradoxalement produit une prolifération des discours sur la sexualité. De même, Mapplethorpe utilise le vocabulaire visuel du sacré pour explorer les territoires les plus profanes du désir humain.

Cette dimension religieuse prend une résonance particulière dans ses autoportraits, notamment celui de 1988, réalisé un an avant sa mort. Le photographe s’y montre tenant une canne surmontée d’une tête de mort, son visage flottant dans l’obscurité comme un masque mortuaire. La composition évoque irrésistiblement les vanités du XVIIe siècle, ces natures mortes méditatives sur la fugacité de l’existence. Mais là où les maîtres hollandais cherchaient à édifier moralement le spectateur, Mapplethorpe transforme ce memento mori en une affirmation paradoxale de la vie à travers l’acceptation lucide de la mort.

La maladie qui l’emporta en 1989 donne à son travail une dimension prophétique. Ses dernières années furent marquées par une intensification de sa quête de perfection, comme si la conscience de sa fin proche l’avait poussé à chercher dans la forme pure une transcendance que la chair lui refusait désormais. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dans “L’Œil et l’Esprit”, écrit que “la vision est une pensée conditionnée”. Chez Mapplethorpe, cette condition devient de plus en plus abstraite à mesure que la maladie progresse, comme si son regard cherchait à s’émanciper des contingences du corps pour atteindre une pureté géométrique absolue.

Son influence sur l’art contemporain est considérable, non seulement dans le domaine de la photographie mais dans toutes les formes d’art qui explorent les questions d’identité, de sexualité et de représentation du corps. La controverse qui entoura l’exposition “The Perfect Moment” en 1989 peut sembler datée aujourd’hui, mais les questions qu’elle souleva sur les limites de l’acceptable dans l’art et le rôle des institutions culturelles restent d’une actualité brûlante.

Le sociologue Pierre Bourdieu, dans “La Distinction”, analyse comment le jugement esthétique est toujours socialement conditionné. Les réactions violentes provoquées par l’œuvre de Mapplethorpe révèlent les mécanismes de distinction sociale à l’œuvre dans la réception de l’art contemporain. En exposant dans les musées des images explicitement sexuelles réalisées avec une maîtrise technique impeccable, il force le monde de l’art à confronter ses propres contradictions et ses hypocrisies.

Son travail peut également être analysé à travers le prisme des études de genre et de la théorie queer. Judith Butler, dans “Trouble dans le genre”, montre comment le genre est une performance sociale plutôt qu’une réalité biologique. Les photographies de Mapplethorpe, en particulier ses portraits de drag queens et ses nus androgynes, illustrent parfaitement cette performativité du genre. Chaque image devient une scène où les identités sexuelles sont simultanément affirmées et déconstruites.

L’anthropologue Claude Lévi-Strauss, dans “La Pensée sauvage”, développe l’idée que toute culture procède par classification et opposition. Mapplethorpe joue constamment avec ces oppositions : noir/blanc, masculin/féminin, sacré/profane, vie/mort. Mais au lieu de les maintenir comme des catégories fixes, il les fait dialoguer, créant des zones d’ambiguïté où les frontières se brouillent.

La fascination de Mapplethorpe pour la géométrie trouve un parallèle intéressant dans les recherches du mathématicien Benoit Mandelbrot sur les fractales. Comme Mandelbrot qui découvrait des motifs auto-similaires dans les phénomènes naturels apparemment chaotiques, Mapplethorpe traque dans ses sujets une géométrie cachée qui se répète à différentes échelles. Une fleur, un corps, un visage deviennent sous son objectif les variations d’un même principe d’ordre formel.

Gilles Deleuze, dans “Francis Bacon : Logique de la sensation”, analyse comment la peinture peut capturer des forces plutôt que des formes. De même, les photographies de Mapplethorpe, malgré leur apparente rigidité formelle, sont traversées par des forces vitales : désir, douleur, extase. La perfection de la composition ne neutralise pas ces forces mais au contraire les intensifie, créant une tension permanente entre ordre et chaos. Cette tension atteint son paroxysme dans ses images les plus explicitement sexuelles. Georges Bataille, dans “Les Larmes d’Éros”, établit un lien entre l’expérience érotique et l’expérience mystique, toutes deux caractérisées par la perte des limites du soi. Les photographies de Mapplethorpe documentant la scène S&M new-yorkaise peuvent être vues comme une exploration de cette dimension mystique de l’érotisme, où la violence ritualisée devient un moyen d’accéder à une forme de transcendance.

Robert Mapplethorpe apparaît comme un artiste profondément paradoxal : techniquement conservateur mais conceptuellement radical, classique dans sa recherche de la beauté mais subversif dans son contenu, mystique dans sa quête de transcendance mais matérialiste dans son attention aux corps. Son œuvre nous rappelle que la beauté n’est pas toujours là où on l’attend et que l’art le plus dérangeant est souvent celui qui nous force à regarder ce que nous préférerions ignorer.

Sa quête intransigeante de perfection formelle reste un modèle de ce que la photographie peut accomplir quand elle est pratiquée avec une absolue exigence artistique. Les photographies de Mapplethorpe possèdent cette rare capacité à nous atteindre au plus profond, à nous ébranler et à modifier durablement notre perception du monde. Elles continuent d’exercer ce pouvoir, nous forçant à confronter nos propres limites et nos propres contradictions, tout en nous rappelant que la beauté la plus pure peut surgir des endroits les plus inattendus.

Référence(s)

Robert MAPPLETHORPE (1946-1989)
Prénom : Robert
Nom de famille : MAPPLETHORPE
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 43 ans (1989)

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