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Dimanche 16 Février

Salvo : le peintre qui réinventa la lumière

Publié le : 7 Décembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 6 minutes

Salvatore Mangione, dit Salvo, transforme chaque paysage en théâtre métaphysique, où une lumière électrique transcende le réel. Ses vues urbaines et ses panoramas naturels, aux couleurs hallucinatoires, révèlent une modernité cachée que nous côtoyons sans jamais la voir vraiment.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, ce qu’il faut comprendre sur Salvatore Mangione, dit Salvo (1947-2015), c’est qu’il a été l’un des artistes les plus subversifs de sa génération. Pendant que vous vous pâmiez devant des monochromes et des installations conceptuelles minimalistes en 1973, lui, ce génie sicilien exilé à Turin, a eu l’audace suprême de retourner à la peinture figurative. Oui, vous avez bien entendu, la peinture ! Cette chose que vous considériez comme morte et enterrée, cette pratique que vous jugiez obsolète, il l’a ressuscitée avec une insolence magistrale qui vous a tous laissés bouche bée.

L’histoire commence dans le Turin des années 1960, cette ville industrielle du nord de l’Italie où le jeune Salvo débarque de sa Sicile natale. À cette époque, il gagne sa vie en vendant des copies de Rembrandt et de Van Gogh, apprenant son métier dans l’humilité du copiste. Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas par manque d’originalité. C’est une stratégie consciente, une façon de s’approprier l’histoire de l’art pour mieux la subvertir plus tard. Comme l’écrivait Walter Benjamin dans ses thèses sur l’histoire, le passé n’est pas un temps révolu mais une force active qui peut faire exploser le continuum de l’histoire.

Dans un premier temps, Salvo s’affirme comme l’artiste du décentrement radical. Entre 1968 et 1972, en pleine effervescence de l’Arte Povera, il partage son atelier avec Alighiero Boetti et fréquente tout ce que l’avant-garde italienne compte de révolutionnaires : Michelangelo Pistoletto, Mario Merz, Giuseppe Penone. Mais là où ses contemporains cherchent à déconstruire l’objet d’art, Salvo, lui, s’attaque à la figure même de l’artiste. Ses autoportraits photographiques où il se met en scène en Raphaël ou en saint bénissant la foule ne sont pas de simples provocations narcissiques. Ce sont des actes de guérilla sémiotique, pour reprendre les termes d’Umberto Eco, des détournements qui révèlent l’absurdité des poses héroïques de l’artiste moderne.

Les plaques de marbre où il grave “Io sono il migliore” (Je suis le meilleur) ou “Salvo è vivo” (Salvo est vivant) fonctionnent comme des énoncés performatifs qui questionnent le statut même de l’artiste dans la société. Ce n’est pas un hasard si ces œuvres apparaissent au moment même où Roland Barthes proclame la mort de l’auteur. Salvo pousse la logique jusqu’à son point de rupture : si l’auteur est mort, alors l’artiste peut devenir n’importe qui, même un saint, même un héros, même un révolutionnaire cubain.

Mais c’est dans sa seconde période, à partir de 1973, que Salvo devient véritablement révolutionnaire. Sa décision de revenir à la peinture figurative est un acte de résistance culturelle d’une audace inouïe. À une époque où l’art conceptuel règne en maître, où la peinture est considérée comme une pratique bourgeoise dépassée, Salvo affirme la possibilité d’une peinture critique, d’une figuration qui ne soit pas une simple régression nostalgique mais une réinvention radicale de notre rapport au visible.

Ses paysages aux couleurs électriques, ses vues urbaines baignées d’une lumière irréelle, ses compositions qui semblent surgir d’un rêve halluciné sont autant de gifles au bon goût dominant. Jacques Rancière verrait probablement dans cette démarche une véritable redistribution du sensible, une façon de réinventer notre rapport au visible en créant des images qui sont à la fois familières et profondément étranges.

Prenons ses paysages nocturnes des années 1980-1990. Ce ne sont pas de simples vues pittoresques, mais des explorations profondes de la temporalité et de la perception. Les teintes irréelles qu’il utilise – des bleus électriques, des roses phosphorescents, des jaunes acides – créent une tension visuelle qui met en échec notre perception habituelle du réel. Maurice Merleau-Ponty écrivait que la peinture n’est pas une fenêtre sur le monde mais une manière de faire voir comment les choses se font choses et le monde devient monde. Salvo pousse cette logique jusqu’à ses limites les plus extrêmes.

Dans ses vues de la vallée du Pô, ses panoramas des collines du Monferrato, ses paysages siciliens, la nature est transfigurée par une lumière qui n’existe nulle part dans la nature. Les arbres semblent figés dans une immobilité minérale, les architectures acquièrent une présence fantomatique. C’est ce que Martin Heidegger appellerait le dévoilement de l’être, cette capacité de l’art à faire apparaître la vérité non pas comme adéquation au réel mais comme surgissement d’un monde nouveau.

Salvo crée des images qui sont à la fois ancrées dans la tradition et radicalement contemporaines. Ses paysages urbains, avec leurs perspectives faussement naïves et leurs couleurs impossibles, nous parlent d’une modernité que nous connaissons tous mais que nous ne voyons jamais vraiment. Walter Benjamin aurait reconnu dans ces images des dialectiques à l’arrêt, des moments où le temps se cristallise en une configuration chargée de tensions. Les rues désertes, les places vides, les architectures solitaires deviennent les emblèmes d’une condition contemporaine où le sublime a migré vers les marges du quotidien.

Ses voyages incessants – en Afghanistan avec Boetti, puis en Grèce, en Turquie, en Syrie, en Oman, au Tibet, en Islande – nourrissent une vision du paysage qui transcende le local pour atteindre l’universel. Chaque lieu devient sous son pinceau un théâtre métaphysique où se joue le drame de la perception. Les minarets d’Istanbul, les tombes musulmanes de Sarajevo, les montagnes islandaises sont transformés par une lumière qui semble venir d’un autre monde. Cette lumière, Salvo la travaille exclusivement à l’électricité, refusant la lumière naturelle pour mieux créer ses effets hallucinants.

En 1986, il publie “Della Pittura”, un traité en 238 points inspiré du “Tractatus Logico-Philosophicus” de Wittgenstein. Ce n’est pas un manifeste traditionnel mais une tentative de penser la peinture comme un langage autonome, capable de créer ses propres règles et sa propre logique. Comme l’écrivait Theodor Adorno, l’art le plus radical est celui qui maintient sa capacité à créer du sens tout en résistant à la récupération par le système dominant.

Les ottomanie, ces paysages où apparaissent des minarets réduits à leur plus simple expression géométrique, marquent une nouvelle étape dans sa recherche. Ce néologisme qu’il invente montre sa capacité à créer non seulement des images mais aussi des concepts. Ces architectures simplifiées à l’extrême, baignées dans une lumière irréelle, deviennent des signes purs, des hiéroglyphes d’un alphabet visuel personnel.

Dans les années 1990 et 2000, Salvo intensifie encore sa recherche chromatique. Ses vues de plaines, nouvelle thématique qui apparaît dans son œuvre, sont l’occasion d’explorer les limites de la perception. La planéité du paysage devient un écran où projeter des variations chromatiques d’une intensité hallucinatoire. Ces œuvres font écho aux recherches de Josef Albers sur l’interaction des couleurs, mais en les transportant dans le domaine de la figuration.

Les dernières années de sa vie sont marquées par un retour à certains thèmes abandonnés depuis plus de trente ans : une grande Italia, une Sicilia, un Bar. Mais ce retour n’est pas une répétition : chaque motif est réinventé, transformé par trois décennies d’exploration picturale. Comme l’écrivait Gilles Deleuze, la répétition n’est jamais retour du même mais production de la différence.

La pratique de Salvo nous montre que la tradition peut être le véhicule de la plus grande nouveauté. En choisissant de peindre à une époque où cela semblait anachronique, il n’a pas fait preuve de conservatisme mais de radicalité. Il a montré que la peinture pouvait encore être un outil de pensée critique, une façon de questionner notre rapport au monde visible. Rancière parlerait ici d’un “partage du sensible”, cette façon dont l’art redéfinit ce qui est visible, dicible et pensable dans une société donnée.

Si vous ne comprenez toujours pas pourquoi Salvo est l’un des artistes les plus importants de sa génération, c’est que vous êtes encore prisonniers de vos préjugés modernistes. Il a eu le courage de revenir à la peinture quand tout le monde la déclarait morte, et il l’a fait non pas par conservatisme mais par radicalité pure. Il nous a montré que la tradition n’était pas un poids mort mais une force vivante capable de transformer notre présent. Et ça, bande de snobs, c’est une leçon que vous feriez bien de méditer longuement devant ses tableaux incandescents.

Référence(s)

SALVO (1947-2015)
Prénom :
Nom de famille : SALVO
Autre(s) nom(s) :

  • Salvatore Mangione

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Italie

Âge : 68 ans (2015)

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