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Jeudi 6 Février

Sean Scully : L’architecte des émotions abstraites

Écoutez-moi bien, bande de snobs, l’abstraction géométrique n’est pas morte, elle respire encore, et Sean Scully (né en 1945 à Dublin) en est la preuve vivante. Voilà un artiste qui fait trembler les murs des musées avec ses bandes horizontales et verticales depuis plus de cinquante ans, pendant que certains s’obstinent encore à croire que l’art contemporain se résume à des NFT et des performances de poule pondeuse de Milo Moire.

Laissez-moi vous raconter une histoire, celle d’un gamin irlandais débarqué à Londres, qui a grandi dans la pauvreté la plus totale, dormant dans des chambres miteuses et travaillant comme typographe. Un môme qui passait ses pauses déjeuner à la Tate Gallery pour contempler la Chaise de Van Gogh, pendant que ses collègues engloutissaient leurs sandwichs au pub. Un gosse qui, à 17 ans, prenait des cours du soir à la Central School of Art tout en bossant la journée comme graphiste et messager.

Vous voyez ces habitants du quartier Saint-Louis à Versailles qui confondent encore Kandinsky et Rothko ? Eh bien, Scully leur donne une leçon magistrale sur ce qu’est vraiment l’abstraction contemporaine. Il ne peint pas pour décorer leurs salons Louis XVI ou leurs chambres à coucher empire. Non, il crée des œuvres qui sont comme des uppercuts visuels, des compositions qui vous prennent aux tripes et vous forcent à regarder la peinture droit dans les yeux.

Parlons d’abord de sa relation avec la géométrie, sa première obsession artistique. Dans les années 70, Scully commence par créer des grilles complexes, des entrelacements de lignes qui font vibrer la rétine comme un tableau op art sous acide. Mais attention, ce n’est pas du Vasarely pour touristes. Ces premières œuvres sont déjà chargées d’une tension palpable, comme si la grille elle-même était sur le point d’exploser sous la pression de sa propre rigidité.

Et puis vient le grand bouleversement. En 1969, lors d’un voyage au Maroc, il découvre les motifs géométriques des tissus traditionnels. Cette rencontre est comme une révélation mystique pour un athée convaincu. Les bandes colorées des tentes berbères deviennent sa nouvelle bible esthétique. Il comprend alors que la géométrie n’est pas qu’une prison formelle, mais peut être un langage émotionnel puissant.

Mais c’est à New York, où il s’installe en 1975, que Scully commence vraiment à secouer le cocotier de l’art contemporain. Il arrive dans une ville où le minimalisme règne en maître absolu, où les artistes s’efforcent de créer des œuvres aussi froides qu’un congélateur industriel. Et que fait notre Irlandais ? Il décide de foutre le bordel dans ce bel ordonnancement. Il commence à peindre ses fameuses “Black Paintings”, des toiles monochromes traversées de bandes horizontales qui semblent absorber la lumière comme des trous noirs.

Je peux déjà entendre les puristes hurler au sacrilège : “Mais c’est du Ad Reinhardt réchauffé !” Détrompez-vous, mes chers amis. Là où Reinhardt cherchait la transcendance dans le noir absolu, Scully explore les profondeurs de l’âme humaine. Ses bandes noires ne sont pas des exercices de style, mais des sismographes émotionnels qui enregistrent les tremblements de l’existence.

1981 marque un tournant décisif avec “Backs and Fronts”, une œuvre monumentale qui fait l’effet d’une bombe dans le monde de l’art new-yorkais. Imaginez un peu : quatorze panneaux alignés, chacun couvert de bandes horizontales et verticales, comme une partition musicale écrite par un compositeur fou. Cette œuvre est un coup de pied magistral dans la fourmilière du minimalisme. Elle prouve que l’abstraction géométrique peut être aussi expressive qu’un Pollock et aussi viscérale qu’un De Kooning.

Mais la véritable révolution de Scully, c’est sa manière de peindre. Il ne se contente pas de tracer des lignes droites avec du scotch de masquage comme un étudiant en première année des Beaux-Arts. Non, il peint ses bandes à main levée, laissant le pinceau trembler légèrement, créant des frontières floues entre les couleurs. C’est comme si Mondrian avait soudain décidé de peindre après trois verres de whisky irlandais.

Au fil des décennies, sa palette s’est enrichie comme un bon vin. Les gris métalliques des premiers temps ont cédé la place à des ocres profonds, des bleus maritime, des rouges sang séché. Chaque bande de couleur est construite comme un sandwich émotionnel, avec des couches successives de pigments qui créent une profondeur hallucinante. C’est de la peinture qui vous fait saliver comme un plat gastronomique.

Prenez “Wall of Light Desert Night” de 1999. Cette toile est comme une fenêtre ouverte sur l’âme de l’artiste. Les blocs de couleur s’empilent comme des briques, mais chaque brique est vivante, palpitante. La lumière semble émaner de l’intérieur de la toile, comme si Scully avait réussi à capturer l’essence même du crépuscule dans le désert. C’est Mark Rothko qui rencontre Frank Lloyd Wright dans un bar de Dublin.

Et ne me parlez pas de sa série “Landline” commencée en 1999. Ces bandes horizontales qui s’étirent comme des horizons infinis sont la preuve que l’abstraction peut être aussi lyrique qu’un poème de Rimbaud. Scully a réussi l’impossible : il a transformé la géométrie en paysage émotionnel. C’est comme si Caspar David Friedrich avait décidé de peindre ses sublimes paysages en mode abstrait.

Maintenant, laissez-moi vous parler de sa relation avec l’architecture, sa deuxième obsession. En 2015, il restaure l’église Santa Cecília de Montserrat en Espagne, créant un dialogue fascinant entre l’art sacré médiéval et l’abstraction contemporaine. Il ne se contente pas d’accrocher ses toiles aux murs, il transforme l’espace tout entier en une œuvre d’art totale. C’est comme si Claire Tabouret avait eu carte blanche pour faire les nouveaux vitraux de Notre-Dame de Paris (elle est facile celle-là).

Les fresques qu’il crée pour cette église sont un pied de nez magistral à tous ceux qui pensent que l’art abstrait est incompatible avec la spiritualité. Ses bandes de couleur dialoguent avec les voûtes romanes comme si elles avaient toujours été là. C’est une leçon d’histoire de l’art en direct : l’abstraction n’est pas une rupture avec la tradition, mais sa continuation par d’autres moyens.

Et puis il y a sa façon de travailler la matière. Scully peint comme un maçon construirait un mur, en empilant des couches de couleur comme des briques de pigments. Il utilise des pinceaux aussi larges que des balais, appliquant la peinture en gestes amples qui laissent voir l’effort physique. C’est de la peinture qui sent la sueur et l’huile de lin, pas le parfum artificiel des vernissages parisiens.

Regardez “Landline Far” de 2020. Les bandes horizontales semblent vibrer comme des cordes de guitare tendues à l’extrême. Le bleu profond du haut dialogue avec le gris orageux du bas, créant une tension qui vous prend à la gorge. C’est comme si Scully avait réussi à peindre le son du blues, cette musique qu’il écoutait dans les pubs de Londres quand il était jeune.

Sa peinture est physique, musculaire, mais elle n’est jamais brutale. C’est comme un boxeur qui maîtriserait parfaitement l’art du combat : chaque coup est calculé, mais l’ensemble garde une grâce stupéfiante. Ses toiles sont des rings où s’affrontent la raison et l’émotion, la géométrie et le chaos, la structure et la liberté.

Et ne pensez pas que Scully s’est endormi sur ses lauriers. À presque 80 ans, il continue d’expérimenter, de pousser les limites de son art. Ses récentes sculptures en acier Corten sont comme des tableaux qui auraient décidé de sortir du mur pour envahir l’espace. “Crate of Air” (2018) est une méditation monumentale sur le vide et le plein, aussi imposante qu’une ziggurat mésopotamienne.

Sa série récente “Dark Windows” est une réponse directe à notre époque troublée. Ces fenêtres sombres, composées de bandes verticales et horizontales, sont comme des reflets de notre monde confiné. Mais même dans ces œuvres plus sombres, il y a toujours une lueur d’espoir, une fissure par où la lumière parvient à se glisser.

L’abstraction géométrique n’est pas encore un langage mort. Scully prouve que les formes les plus simples – la ligne droite, le rectangle, le carré – peuvent encore porter une charge émotionnelle dévastatrice. C’est un artiste qui a compris que la géométrie n’est pas qu’une affaire de règle et de compas, mais aussi de cœur et de tripes.

Et pour tous ceux qui pensent encore que l’art abstrait est une escroquerie intellectuelle, je dis : allez voir une exposition de Scully. Tenez-vous devant une de ses toiles pendant plus de dix secondes (si vous en êtes capable). Laissez-vous hypnotiser par ces bandes de couleur qui vibrent comme des cordes de violoncelle. Et peut-être, juste peut-être, comprendrez-vous enfin que l’abstraction n’est pas une fuite devant la réalité, mais une façon plus profonde de la regarder en face.

Scully est le dernier des Mohicans, un peintre qui croit encore en la capacité de la peinture à nous émouvoir, à nous transformer. Il continue de croire au pouvoir de la matière, de la couleur, du geste. Il est la preuve vivante que l’abstraction n’est pas morte, qu’elle ne mourra jamais tant qu’il y aura des artistes assez courageux pour affronter la toile blanche avec sincérité et passion.

Alors oui, certains diront que Scully ne fait que répéter la même chose depuis cinquante ans. Mais c’est exactement ce que disaient les critiques à propos de Morandi et ses natures mortes, de Rothko et ses rectangles flottants, de Giorgio Morandi et ses bouteilles. La vérité, c’est que Scully, comme tous les grands artistes, a trouvé son territoire et n’a cessé de l’explorer en profondeur, creusant toujours plus loin dans les possibilités infinies de son langage pictural.

L’histoire de l’art retiendra Sean Scully comme celui qui a sauvé l’abstraction géométrique de sa propre rigidité, qui lui a redonné une âme, un souffle, une humanité. A une époque où l’art contemporain se perd souvent dans des concepts creux et des effets de mode, il reste un phare, un rappel que la peinture peut encore être un acte de foi, un acte d’amour, un acte de résistance.

Et si vous n’êtes toujours pas convaincus, eh bien, retournez donc à vos vernissages mondains dans vos galeries toutes blanches. Pendant ce temps, Sean Scully continuera de peindre ses bandes de couleur, construisant pierre par pierre sa cathédrale personnelle de l’abstraction, indifférent aux modes et aux tendances, fidèle uniquement à sa vision et à sa foi inébranlable dans le pouvoir de la peinture.

Car au final, c’est peut-être ça le plus grand tour de force de Scully : avoir transformé la géométrie, ce langage apparemment froid et impersonnel, en une poésie visuelle capable de nous toucher au plus profond. Ses tableaux nous rappellent que l’art peut encore être une expérience physique, émotionnelle, spirituelle. C’est un message dont nous avons plus que jamais besoin.

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