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Jeudi 20 Mars

Shara Hughes : Les paysages au-delà du possible

Publié le : 23 Février 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

Shara Hughes crée des paysages qui transcendent la réalité, où les couleurs vibrent avec une intensité extraordinaire et où la nature suit ses propres règles. Ses toiles ne sont pas de simples représentations, mais des manifestations physiques d’états émotionnels complexes qui nous invitent à explorer notre monde intérieur.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, si vous pensez que le paysage contemporain n’a plus rien à nous dire, c’est que vous n’avez pas encore rencontré l’œuvre stupéfiante de Shara Hughes. Cette artiste américaine, née en 1981 à Atlanta, a réussi l’exploit de réinventer un genre que beaucoup considéraient comme épuisé, en créant des mondes parallèles qui défient notre compréhension conventionnelle de la nature et de la représentation.

Alors que notre époque est saturée de redites et de concepts éculés, Hughes se distingue par sa capacité à créer des œuvres qui transcendent les catégories traditionnelles. Ses paysages ne sont pas de simples représentations de lieux existants, mais des constructions mentales complexes qui nous invitent à explorer les territoires inexplorés de notre psyché. À travers son regard unique, chaque tableau devient une fenêtre ouverte sur un monde où les lois de la physique et de la perception sont réécrites selon une logique onirique.

Prenons par exemple son œuvre magistrale “The Delicate Gloom” (2018), qui illustre parfaitement sa capacité à transformer un simple motif floral en une méditation profonde sur la nature de la conscience. Dans cette toile vertigineuse, les couleurs semblent pulser avec une vie propre, créant des rythmes visuels qui rappellent les battements d’un cœur cosmique. Les violets profonds se mêlent aux verts acides dans une danse chromatique qui évoque les états limites de la conscience, ces moments où la réalité objective se dissout dans le flux de notre expérience subjective.

Cette approche singulière du paysage trouve un écho fascinant dans les théories de la perception développées par Maurice Merleau-Ponty dans sa “Phénoménologie de la perception”. Tout comme le philosophe français suggérait que notre expérience du monde est fondamentalement incarnée et subjective, Hughes crée des paysages qui ne cherchent pas à représenter une réalité objective, mais plutôt à capturer l’essence même de notre expérience perceptive. Ses tableaux ne nous montrent pas comment le monde apparaît à un observateur détaché, mais comment il est vécu de l’intérieur, dans l’intimité de notre conscience.

La manière dont Hughes aborde la couleur est particulièrement révélatrice de cette approche phénoménologique. Dans “What Nerve” (2024), elle utilise des points bleus vifs qui ornent les branches d’un arbre comme autant d’yeux qui nous observent. Ces touches de couleur ne sont pas simplement décoratives, elles transforment l’arbre en une présence consciente qui nous regarde autant que nous la regardons. Cette réciprocité du regard, centrale dans la pensée de Merleau-Ponty, devient ici un élément structurant de la composition.

L’artiste travaille sans esquisses préparatoires, laissant la peinture la guider dans un processus qui rappelle la description que fait Merleau-Ponty de la perception comme un dialogue constant entre le sujet percevant et le monde perçu. Chaque coup de pinceau, chaque décision chromatique émerge d’une interaction directe avec la matière picturale, créant des formes qui semblent naître spontanément sur la toile, comme les pensées émergent dans notre conscience.

Dans “Obstacles” (2019), Hughes pousse cette exploration plus loin encore. Les ombres des arbres deviennent des présences quasi tangibles qui dialoguent avec la végétation environnante, créant un jeu complexe entre visible et invisible, entre ce qui est directement perçu et ce qui est suggéré. Cette œuvre illustre parfaitement ce que Merleau-Ponty appelait la “chair du monde”, cette texture commune qui unit le percevant et le perçu dans une même étoffe sensible.

La technique de Hughes est aussi sophistiquée que sa vision est profonde. Elle utilise une variété de médiums, mélangeant huiles, acryliques et peintures en spray directement sur la toile. Cette approche multimédia crée des textures et des effets qui enrichissent la complexité visuelle de ses œuvres. Les coulures, les éclaboussures et les traits spontanés ne sont pas de simples effets stylistiques, mais participent à la création d’un espace pictural qui reflète la nature dynamique et fluide de notre expérience perceptive.

Dans “Hot Coals” (2024), le soleil central qui semble rôtir la végétation environnante crée une tension palpable entre chaleur et destruction, entre vitalité et menace. Cette dualité n’est pas simplement thématique, elle est inscrite dans la matière même de la peinture, où les empâtements épais contrastent avec les zones plus fluides, créant une surface qui invite autant le toucher que le regard.

L’évolution récente de son travail vers des formats plus verticaux est particulièrement intéressante. Cette orientation non conventionnelle pour des paysages traditionnels n’est pas un simple choix formel, mais une manière de bouleverser notre rapport habituel au paysage. En privilégiant la verticalité, Hughes nous force à abandonner notre position de spectateur détaché pour nous engager dans une relation plus directe et plus incarnée avec l’œuvre.

Le traitement des fleurs dans ses œuvres récentes révèle une nouvelle dimension de sa recherche. Dans “My Natural Nyctinasty” (2021), une fleur monumentale referme ses pétales dans un geste qui évoque autant la protection que l’emprisonnement. Cette image puissante nous rappelle que notre perception du monde naturel est toujours colorée par nos propres états émotionnels et nos projections psychologiques.

Sa palette chromatique, qui peut sembler intuitive au premier abord, révèle une compréhension sophistiquée de la phénoménologie de la couleur. Les combinaisons qu’elle crée ne sont pas arbitraires mais servent à évoquer des expériences perceptives spécifiques. Un violet profond peut suggérer la profondeur spatiale tout en évoquant un état émotionnel, tandis qu’un jaune électrique peut créer une sensation de proximité immédiate.

Dans “Burn Out” (2024), Hughes explore les limites de notre perception de la chaleur à travers la couleur. Sur près de trois mètres de large, elle crée une symphonie de rouges et d’oranges qui ne représente pas simplement la chaleur, mais nous la fait ressentir de manière presque physique. Cette capacité à transformer une sensation thermique en expérience visuelle illustre parfaitement la synesthésie naturelle de notre perception, que Merleau-Ponty considérait comme fondamentale.

L’approche de Hughes face à la perspective est particulièrement révélatrice de sa compréhension de la perception spatiale. Ses paysages présentent souvent plusieurs points de vue simultanés, créant des espaces impossibles qui défient notre compréhension rationnelle. Cette multiplication des perspectives n’est pas un simple jeu formel, mais une exploration de la nature fondamentalement ambiguë de notre expérience spatiale.

Dans “Swelling” (2024), elle crée une vague monumentale qui semble se déplier dans plusieurs dimensions simultanément. Cette œuvre ne représente pas simplement une vague, elle capture l’expérience vécue de se trouver face à une force naturelle écrasante. La composition nous fait ressentir physiquement le vertige et l’instabilité, illustrant comment notre perception de l’espace est inséparable de notre expérience corporelle.

L’importance du vide dans ses compositions mérite également d’être soulignée. Les espaces négatifs dans ses œuvres ne sont jamais vraiment vides mais vibrent d’une énergie potentielle. Dans “Trust and Love” (2024), l’espace entre deux arbres entrelacés devient une présence active qui structure toute la composition. Ce traitement du vide rappelle la conception merleau-pontienne de l’invisible comme partie intégrante du visible.

La façon dont Hughes traite les bordures et les cadres dans ses œuvres est particulièrement significative. Souvent, elle crée des cadres peints qui encadrent la scène principale, créant une mise en abyme qui nous invite à questionner la nature même de la perception et de la représentation. Ces cadres fonctionnent comme des seuils perceptifs, des points de passage entre différents niveaux de réalité.

Son processus créatif, qui commence sans plan préétabli et se développe de manière organique, reflète la nature même de notre engagement perceptif avec le monde. Chaque toile devient un voyage de découverte, une exploration des possibilités infinies de la perception qui émerge progressivement à travers l’acte de peindre.

Dans “I’m a Fan” (2024), elle joue avec notre perception du mouvement à travers la représentation de palmiers agités par le vent. Les feuilles qui semblent onduler devant nos yeux ne sont pas simplement représentées en mouvement, elles créent une sensation kinesthésique qui engage tout notre corps. Cette capacité à transformer une expérience visuelle en sensation corporelle est au cœur de sa pratique.

Les paysages de Hughes ne sont pas simplement des lieux à contempler, mais des espaces d’expérience active où le spectateur est invité à engager tout son être sensible. Dans “Float Along” (2024), les bordures qui encadrent la composition créent un effet de portal qui nous invite littéralement à entrer dans l’espace du tableau. Cette invitation au voyage perceptif est caractéristique de son approche qui ne se contente jamais de la simple représentation.

Sa série récente “Tree Farm” (2024) pousse encore plus loin cette exploration de la perception incarnée. Les arbres qu’elle peint ne sont pas de simples objets naturels, mais des présences vivantes qui semblent respirer sur la toile. Dans “Wits End” (2024), un saule pleureur aux branches tortueuses devient une métaphore de notre propre corps sensible, ses ramifications évoquant notre système nerveux.

Les derniers développements de son travail incluent également une exploration de la céramique, où elle transpose sa vision unique dans la troisième dimension. Ces sculptures, bien que nouvelles dans sa pratique, prolongent naturellement sa recherche sur la perception incarnée, offrant au spectateur une expérience encore plus directement physique de ses formes organiques.

Shara Hughes a réussi à créer un langage visuel unique qui transcende les limites traditionnelles du paysage pour explorer les fondements mêmes de notre expérience perceptive. Ses œuvres ne se contentent pas de représenter le monde, elles nous invitent à le percevoir à nouveau, avec une fraîcheur et une intensité qui transforment notre compréhension de ce que peut être la peinture aujourd’hui. Son travail nous rappelle que la véritable innovation artistique ne réside pas dans la nouveauté superficielle, mais dans la capacité à renouveler notre regard sur le monde et sur nous-mêmes.

Référence(s)

Shara HUGHES (1981)
Prénom : Shara
Nom de famille : HUGHES
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 44 ans (2025)

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