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Dimanche 16 Février

Shirin Neshat : La Poétique de la Résistance

Publié le : 1 Janvier 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

Il y a certains artistes qui traversent les époques comme des comètes, laissant derrière eux une traînée lumineuse qui éclaire notre compréhension du monde. Shirin Neshat est de ceux-là. Elle nous offre une œuvre qui fait trembler notre perception du monde musulman contemporain.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il y a certains artistes qui traversent les époques comme des comètes, laissant derrière eux une traînée lumineuse qui éclaire notre compréhension du monde. Shirin Neshat (née en 1957) est de ceux-là. À l’heure où certains confondent encore un Rothko avec une peinture d’appartement témoin, permettez-moi de vous parler d’une artiste qui a su transformer la photographie et la vidéo en armes de construction massive.

Voici une femme qui a quitté l’Iran à 17 ans pour étudier en Californie, et qui n’y est retournée que 16 ans plus tard, en 1990, découvrant un pays métamorphosé par la révolution islamique. Ce choc culturel aurait pu la paralyser. Au lieu de cela, il l’a propulsée dans une exploration artistique sans compromis des paradoxes de l’identité, du pouvoir et de la résistance. Pendant que certains s’extasient encore devant des natures mortes numériques générées par l’IA, Neshat nous offre une œuvre qui fait trembler les fondements mêmes de notre perception du monde musulman contemporain.

Parlons d’abord de sa maîtrise magistrale de la dualité, cette tension perpétuelle entre l’Orient et l’Occident qui traverse son œuvre comme une colonne vertébrale. Dans “Turbulent” (1998) et “Rapture” (1999), Neshat utilise la projection vidéo sur deux écrans opposés, créant un dialogue visuel qui rappelle la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. D’un côté, des hommes en chemise blanche, prisonniers de leurs rituels dans une forteresse austère. De l’autre, des femmes en tchador noir, libres dans leur captivité apparente. C’est Sartre qui nous rappelle que “l’enfer, c’est les autres”, mais chez Neshat, l’enfer devient un espace de négociation identitaire où les regards se croisent sans jamais vraiment se rencontrer.

La sophistication de son approche fait paraître ridicules ces installations numériques interactives où l’on agite les bras devant un écran comme un pingouin sous acide. Neshat comprend que l’art véritable n’a pas besoin d’artifices technologiques pour nous secouer les tripes. Elle utilise le minimalisme de l’image en noir et blanc comme Rothko utilisait ses rectangles de couleur : pour créer un espace de contemplation qui devient une expérience quasi mystique.

Sa série “Women of Allah” (1993-1997) représente le deuxième pilier de son génie artistique. Ces photographies en noir et blanc, où le corps féminin devient une page sur laquelle s’inscrit la poésie perse, sont d’une puissance évocatrice qui fait passer les selfies “engagés” d’aujourd’hui pour des gribouillis d’école maternelle. Neshat transforme la calligraphie en cartographie de l’âme, chaque mot tracé sur la peau devenant un acte de résistance poétique. Cette approche rappelle le concept de “différance” de Derrida, où le sens se construit dans l’écart entre le signifiant et le signifié, entre l’image et le texte, entre le corps et l’esprit.

Les fusils qui apparaissent dans ces images ne sont pas de simples accessoires provocateurs, contrairement à ce que pensent certains critiques à la petite semaine qui n’ont jamais dépassé leur lecture de “L’Art pour les Nuls”. Ces armes sont des métaphores d’une lutte plus profonde, celle de l’individu contre les structures de pouvoir qui cherchent à le définir. Foucault aurait apprécié cette illustration parfaite de sa théorie du bio-pouvoir, où le corps devient le champ de bataille des forces sociales et politiques.

Dans “Logic of the Birds” (2001), Neshat pousse plus loin encore son exploration de la résistance féminine en s’inspirant du poème mystique de Farid ud-Din Attar. La performance multimédia qu’elle crée est aussi éloignée des spectacles sons et lumières de nos centres commerciaux que La Joconde l’est d’un emoji souriant. Elle y tisse une tapisserie complexe de sons, d’images et de mouvements qui évoque la quête spirituelle tout en questionnant les structures de pouvoir contemporaines.

Ce qui distingue Neshat des artistes qui se contentent de surfer sur la vague de l’art politiquement correct, c’est qu’elle transcende le simple commentaire social pour atteindre une dimension universelle. Ses œuvres ne sont pas des pamphlets visuels, mais des méditations profondes sur la condition humaine. Quand elle filme des femmes qui marchent vers la mer dans “Rapture”, elle ne documente pas simplement l’oppression féminine – elle crée une allégorie de la liberté qui résonne avec la caverne de Platon.

L’utilisation que fait Neshat de la musique dans ses installations vidéo est particulièrement remarquable. La composition de Philip Glass pour “Passage” (2001) n’est pas un simple fond sonore comme dans vos playlists Spotify du dimanche matin. C’est une partie intégrante de l’œuvre qui crée ce que Wagner appelait le “Gesamtkunstwerk”, l’œuvre d’art totale. La bande sonore devient un personnage à part entière, dialoguant avec les images dans une symphonie visuelle et auditive qui vous prend aux tripes.

Si vous pensez encore que l’art contemporain se résume à des bananes scotchées aux murs ou à des NFTs de singes, il est temps de vous réveiller. Neshat nous montre ce que l’art peut être quand il est porté par une vision authentique et une maîtrise technique impeccable. Son travail est la preuve vivante que l’art contemporain peut être à la fois intellectuellement stimulant et viscéralement puissant.

Dans “The Home of My Eyes” (2015), Neshat photographie des Azerbaïdjanais de tous âges et origines, leurs visages couverts de textes calligraphiques qui racontent leurs histoires personnelles. Cette œuvre n’est pas qu’une simple série de portraits – c’est une exploration philosophique de l’identité collective qui fait écho aux théories de Benedict Anderson sur les “communautés imaginées”. Chaque visage devient un témoignage où s’inscrivent les traces de l’histoire personnelle et collective.

Neshat crée des œuvres qui fonctionnent à plusieurs niveaux. Au premier regard, vous êtes saisi par la beauté formelle de ses images. Puis, comme dans une partition de Bach, les couches de sens se révèlent progressivement, créant une expérience qui s’approfondit à chaque visionnage. C’est ce que Walter Benjamin appelait l'”aura” de l’œuvre d’art, cette qualité ineffable qui la rend unique et irremplaçable.

Son installation “Women Without Men” (2009), basée sur le roman de Shahrnush Parsipur, est un tour de force qui transforme le médium cinématographique en outil d’exploration philosophique. En suivant quatre femmes dans l’Iran des années 1950, Neshat crée une allégorie politique qui fait écho aux théories de Hannah Arendt sur le totalitarisme et la résistance. Le jardin où se réfugient les protagonistes devient un hétérotopia foucaldienne, un espace autre où les règles normales de la société sont suspendues.

La dimension politique de son travail ne peut être ignorée, mais elle transcende le simple activisme visuel. Contrairement à ces artistes qui croient qu’il suffit de mettre un slogan sur une toile pour faire de l’art engagé, Neshat comprend que la véritable subversion réside dans la complexité. Ses œuvres ne donnent pas de réponses faciles mais posent des questions qui nous hantent longtemps après avoir les avoir vues.

Son utilisation du corps comme site de résistance et d’inscription culturelle rappelle les théories de Judith Butler sur la performativité du genre, tout en les enrichissant d’une dimension spirituelle qui manque souvent dans le discours occidental sur l’identité. Les femmes de Neshat ne sont pas simplement des victimes ou des rebelles – elles sont les porteuses d’une sagesse ancestrale qui défie les catégorisations simplistes.

Dans ses œuvres les plus récentes, comme “The Fury” (2022), Neshat continue d’explorer les thèmes qui l’ont toujours habitée, mais avec une urgence renouvelée. La danse devient un acte de résistance politique, le corps en mouvement défiant les contraintes sociales avec une grâce qui rappelle les derviches tourneurs de Rûmi. C’est de l’art qui vous prend aux tripes tout en nourrissant votre esprit.

Neshat nous rappelle que la véritable création artistique est un acte de courage qui exige un engagement total. Son œuvre est un testament à la possibilité de créer un art qui soit à la fois profondément personnel et universellement significatif, politiquement engagé et poétiquement transcendant.

Si vous ne deviez retenir qu’une chose de son travail, c’est sa capacité à transformer la spécificité de son expérience en une réflexion universelle sur la condition humaine. Comme Kafka transformant sa judéité pragoise en littérature universelle, Neshat transmute son expérience d’exilée iranienne en art qui parle à tous ceux qui ont jamais ressenti le vertige de l’entre-deux, la tension entre tradition et modernité, entre appartenance et aliénation.

L’œuvre de Neshat reste un phare de complexité et d’humanité. Elle nous rappelle que l’art véritable n’est pas là pour nous conforter dans nos certitudes, mais pour nous faire voir le monde avec des yeux nouveaux.

Référence(s)

Shirin NESHAT (1957)
Prénom : Shirin
Nom de famille : NESHAT
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Iran

Âge : 68 ans (2025)

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