Écoutez-moi bien, bande de snobs. Thomas Schütte n’est pas l’artiste que vous croyez connaître. Cet allemand de Düsseldorf, né en 1954, a bâti une œuvre qui vous échappe constamment, précisément au moment où vous pensez l’avoir saisie. C’est un caméléon délibéré, un provocateur silencieux qui se cache derrière ses sculptures monumentales tout en se moquant des conventions que vous chérissez tant.
Pour commencer, arrêtons la masturbation intellectuelle habituelle. Schütte est l’élève de Gerhard Richter – oui, CE Richter – mais contrairement à son maître qui s’est enfermé dans sa tour d’ivoire conceptuelle, notre homme s’amuse à jouer avec les formes, les matériaux, les échelles, comme un enfant terrible… non, pardon, comme un enfant BRILLANT qui aurait découvert un moyen de transformer sa boîte de Play-Doh en commentaire acerbe sur notre époque.
Sa série “United Enemies” exprime tout ce que j’adore dans son travail. Des petites figures pathétiques aux visages déformés, attachées ensemble sous des cloches de verre comme des spécimens de laboratoire. Ces bureaucrates impuissants, ces politiciens en fin de carrière, ces couples mal assortis mais condamnés à coexister vous rappellent quelque chose? Bien sûr! C’est nous! C’est notre société dysfonctionnelle! C’est le mariage de convenance entre l’Est et l’Ouest après la chute du Mur, c’est votre propre vie intérieure divisée! Schütte n’a pas besoin de nous le dire, il nous le montre, et la métaphore est d’autant plus puissante qu’elle n’est jamais explicitée.
Attardons-nous un moment sur le rapport de Schütte à la philosophie existentialiste, particulièrement celle de Jean-Paul Sartre. L’œuvre de Schütte est imprégnée d’anxiété existentielle, mais contrairement à l’abstraction lyrique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, il confronte cette angoisse avec un humour noir caustique. “L’enfer, c’est les autres”, écrivait Sartre dans Huis clos [1]. Et que fait Schütte? Il littéralise cette phrase en attachant deux figures l’une à l’autre, comme des prisonniers condamnés à perpétuité. Ses “United Enemies” sont l’incarnation même du concept sartrien de regard objectifiant, où la présence de l’autre nous transforme en objet, nous fige dans une essence que nous n’avons pas choisie.
Ce regard qui nous transforme en chose, Schütte le retourne contre nous-mêmes dans ses bustes monumentaux et ses têtes en céramique. Têtes grotesques, visages déformés qui nous fixent de leur regard vide, rappelant étrangement les têtes expressives de Franz Xaver Messerschmidt, ce sculpteur autrichien qui cataloguait les expressions humaines au XVIIIe siècle. La référence n’est pas fortuite: comme Messerschmidt qui cherchait à capturer “l’esprit de l’époque” à travers ses “têtes de caractère”, Schütte nous offre un portrait psychologique de notre temps [2]. Ses “Ceramic Sketches” sont comme des études psychanalytiques modelées dans l’argile, où chaque déformation faciale traduit une névrose contemporaine.
Mais la philosophie n’est qu’un des prismes pour aborder cette œuvre protéiforme. Passons maintenant au théâtre, car oui, Schütte est fondamentalement un homme de théâtre qui n’a jamais mis les pieds sur une scène.
L’œuvre de Schütte est profondément théâtrale, mais d’un théâtre qui doit plus à Samuel Beckett qu’à Shakespeare. Ses figures sont des acteurs tragiques figés dans des postures inconfortables, comme attendant un Godot qui ne viendra jamais. Prenez “Mann im Matsch” (Homme dans la boue), cette figure pathétique enfoncée jusqu’aux genoux dans un socle boueux. N’est-ce pas Estragon ou Vladimir, condamnés à l’immobilité tout en maintenant une posture digne? Ou bien Winnie dans “Oh les beaux jours”, enterrée jusqu’à la taille puis jusqu’au cou, mais continuant son monologue comme si de rien n’était? Comme l’écrit Martin Esslin dans sa définition du théâtre de l’absurde, “ce théâtre exprime le sentiment que les certitudes et les présupposés fondamentaux de l’époque précédente ont été balayés, qu’ils ont perdu leur validité.” [3]
La démarche de Schütte est parfaitement beckettienne: “Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.” [4] Il nous présente l’échec comme condition humaine fondamentale, mais un échec qui conserve une étrange dignité. Ses personnages ne sont jamais simplement pathétiques; ils conservent une sorte de noblesse dans leur difformité, comme si leur résistance à l’esthétique conventionnelle était une forme de courage moral.
Les maquettes architecturales de Schütte rappellent les décors minimalistes de Beckett: des espaces réduits à l’essentiel, dystopiques, où les personnages sont piégés. Son “Model for a Museum” ressemble davantage à un crématorium qu’à un lieu de culture. Son “Schutzraum” (Abri) est un espace de protection qui ne protège rien. Comme dans “Fin de partie”, l’architecture devient une métaphore de notre condition: nous sommes enfermés dans des structures que nous avons nous-mêmes créées, mais qui ne nous offrent aucun confort.
Cette théâtralité est renforcée par sa façon de jouer avec les échelles. En produisant des maquettes architecturales qui ne seront jamais construites (ou qui le seront, mais uniquement comme sculptures), il transforme le spectateur en Gulliver, tantôt géant surplombant un monde miniature, tantôt lilliputien écrasé par des figures monumentales. C’est un jeu de pouvoir constant, où le regardeur est sans cesse déstabilisé, comme le spectateur d’une pièce de Pirandello qui ne sait plus s’il est dans ou hors de la fiction.
Ce qui me plaît chez Schütte, c’est son refus obstiné de l’héroïsme. Contrairement à tant d’autres sculpteurs allemands comme Josef Thorak ou Arno Breker qui ont servi l’idéologie nazie en créant des figures idéalisées, musclées, triomphantes, Schütte crée des anti-héros, des personnages défaits, hésitants. Sa version de “Vater Staat” (Père État) n’est pas un colosse impressionnant mais une figure enveloppée dans un manteau trop grand, sans bras, comme un fantôme du pouvoir plutôt que sa manifestation.
Cette subversion des monuments publics est l’un des aspects les plus politiques de son travail. En Allemagne, pays où les monuments ont joué un rôle si controversé dans la construction de l’identité nationale, produire des anti-monuments est un acte profondément subversif. Schütte ne se contente pas de critiquer l’esthétique de la monumentalité; il réinvente ce que peut être un monument à l’ère post-idéologique.
Si nous comparons Schütte à un autre grand sculpteur contemporain, Anish Kapoor, la différence est flagrante. Kapoor crée des objets séduisants, sensuels, qui aspirent à une sorte de transcendance mystique. Schütte, au contraire, nous ramène constamment vers le bas, vers le sol, vers la boue. Il n’y a pas d’élévation, pas de sublimation, seulement une confrontation brutale avec notre condition terrestre.
Les “Frauen” (Femmes) de Schütte, ces sculptures monumentales en bronze et en acier représentant des nus féminins, sont particulièrement frappantes. Contrairement aux odalisques traditionnelles, ces femmes ne sont pas là pour notre plaisir visuel. Leurs corps déformés, leurs proportions étranges, leurs postures inconfortables résistent à toute érotisation. Elles évoquent les femmes de Willem de Kooning, si ce n’est que chez Schütte, la violence n’est pas dans le geste pictural mais dans la torsion même de la forme.
C’est là que réside le génie tordu de Schütte: il utilise les matériaux nobles de la sculpture classique – bronze, acier, céramique – mais pour créer des formes qui défient la tradition qu’ils représentent. Comme si Praxitèle avait soudainement décidé de sculpter des êtres difformes plutôt que des dieux olympiens.
Et puis il y a cette obsession pour les figures binaires: “United Enemies”, “Mann und Frau”, toujours des couples mal assortis, des duos improbables. N’est-ce pas une métaphore de notre propre dualité intérieure? De cette division fondamentale entre ce que nous sommes et ce que nous prétendons être? Entre nos pulsions et nos principes moraux? Freud aurait adoré ces sculptures qui matérialisent si parfaitement le conflit entre le ça et le surmoi, laissant le pauvre moi se débattre au milieu.
Passons à autre chose: sa relation à la matière. J’adore la façon dont Schütte manipule ses matériaux. Il y a quelque chose de presque tactile, de sensuel dans sa façon de travailler l’argile, le bois, le métal. Ses empreintes digitales restent visibles dans ses petites maquettes en pâte à modeler, comme pour nous rappeler que derrière ces œuvres monumentales, il y a toujours la main d’un homme, faillible, imparfaite. C’est un artisanat de haut vol qui ne cherche jamais à dissimuler ses propres faiblesses.
Contrairement à Jeff Koons qui produit des objets d’une perfection industrielle aseptisée, Schütte laisse apparaître le processus, la lutte avec la matière. Ses sculptures gardent la trace de leur fabrication, comme les pentimenti dans une peinture de Rembrandt. Elles nous montrent que la création est un combat, pas une production en série.
Ce qui me frappe aussi chez Schütte, c’est qu’il est profondément allemand tout en échappant aux clichés de “l’art allemand”. Il n’a ni la lourdeur expressionniste d’un Baselitz, ni l’austérité conceptuelle d’un Kiefer. Il crée plutôt un langage visuel qui dialogue avec l’histoire de l’art allemand tout en la subvertissant constamment.
Sa série “Krieger” (Guerriers) en est le parfait exemple. Ces figures militaires, aux visages grossièrement modelés, coiffées de bouchons de bouteille en guise de casques à pointe, tournent en dérision toute la tradition militariste prussienne. Elles rappellent les sculptures expressionnistes d’Ernst Barlach, mais vidées de leur pathos, réduites à des caricatures presque comiques. Schütte démystifie l’héroïsme militaire sans tomber dans le discours moralisateur. Il montre simplement l’absurdité et le ridicule là où d’autres ne verraient que grandeur et tragédie.
Il y a quelque chose de profondément libérateur dans cette approche. Dans un pays où le poids de l’histoire est si écrasant, Schütte trouve une façon de l’aborder qui n’est ni dans le déni ni dans l’auto-flagellation. Il crée une distance critique qui permet de voir l’histoire allemande avec lucidité mais sans se laisser paralyser par elle.
C’est peut-être pour cela que son travail résonne si fortement aujourd’hui, à une époque où tant de pays sont forcés de réexaminer leur propre passé. Schütte nous montre qu’il est possible de confronter l’histoire sans s’y noyer, de créer un art qui reconnaît les traumatismes du passé tout en se tournant vers l’avenir.
Je pense à sa sculpture “Großer Respekt” (Grand Respect), où de minuscules figures humaines vénèrent une statue placée sur un socle exagérément élevé. C’est une satire magistrale de notre rapport aux monuments, de notre besoin de héros et de figures d’autorité. Schütte nous fait prendre conscience de notre propre petitesse face aux constructions symboliques que nous avons nous-mêmes érigées.
Ce qui me plaît le plus chez Schütte, c’est son refus de nous dire quoi penser. Contrairement à tant d’artistes contemporains qui surlignent leur message politique au marqueur fluo, il laisse ses œuvres irradier d’ambiguïté. Elles sont ouvertes à l’interprétation, elles résistent à toute lecture univoque. Comme l’écrivait le philosophe Theodor Adorno, “L’art ne consiste pas à mettre en avant des alternatives, mais à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine.” [5]
Cela ne veut pas dire que Schütte est apolitique, loin de là. Toute son œuvre est traversée par une réflexion sur le pouvoir, l’autorité, la mémoire collective. Mais il comprend que l’art le plus puissant politiquement est souvent celui qui ne se présente pas comme tel, celui qui transforme notre perception plutôt que de nous asséner un message.
Au fond, ce que Schütte nous offre, c’est une forme de résistance. Résistance à la standardisation, à l’homogénéisation, à la simplification. Dans un monde qui valorise la perfection, l’efficacité, la fonctionnalité, il crée des objets délibérément imparfaits, inefficaces, dysfonctionnels. Et c’est précisément cette résistance qui fait de son art une force libératrice.
Alors oui, certains d’entre vous vont me dire que Schütte est devenu partie intégrante du système qu’il critique. Que ses œuvres se vendent à prix d’or chez Christie’s, qu’il est collectionné par tous les grands musées, qu’il est devenu une valeur sûre du marché de l’art. C’est vrai. Mais son travail conserve malgré tout une étrangeté radicale, une capacité à nous désorienter, à nous faire voir le monde autrement.
Et c’est peut-être cela, finalement, le test ultime pour un grand artiste: non pas sa capacité à choquer ou à plaire, mais sa capacité à transformer durablement notre perception. Schütte passe ce test haut la main. Après avoir vu ses œuvres, vous ne regarderez plus jamais un monument public, une figure d’autorité ou même votre propre reflet dans le miroir de la même façon.
Alors la prochaine fois que vous vous retrouverez face à une sculpture de Thomas Schütte, prenez le temps de vous y arrêter vraiment. Laissez-vous déstabiliser. Acceptez d’être mal à l’aise. Car c’est précisément dans cet inconfort que réside la puissance de son art.
- Sartre, Jean-Paul. Huis clos, Gallimard, 1947.
- Belting, Hans. Face and Mask: A Double History, Princeton University Press, 2017.
- Esslin, Martin. The Theatre of the Absurd, Vintage Books, 1961.
- Beckett, Samuel. Cap au pire, Les Éditions de Minuit, 1991.
- Adorno, Theodor W. Notes sur la littérature, Flammarion, 1984.