Écoutez-moi bien, bande de snobs. Antonio José de Barros Carvalho e Mello Mourão, alias Tunga (1952-2016), était bien plus qu’un simple sculpteur brésilien à la mode. Cet artiste, qui a grandi dans l’effervescence intellectuelle des années 70, baigné dans la poésie de son père Gerardo Melo Mourão et la résistance politique de sa mère activiste sociale, a réinventé notre rapport à la matière et à l’espace avec une audace qui fait encore trembler les murs aseptisés de nos musées contemporains.
Commençons par sa fascination pour l’alchimie et la transformation de la matière, qui n’est pas un simple effet de style mais le fondement même de sa pratique artistique. Quand Tunga assemble du plomb, du verre, des cheveux et des cristaux dans ses installations monumentales, il ne fait pas que créer des sculptures, il orchestre des métamorphoses dignes des plus grands traités hermétiques. Son installation magistrale “À la Lumière des Deux Mondes” au Louvre en 2005, première œuvre contemporaine à avoir investi ce temple de l’art classique, n’était pas une simple provocation institutionnelle. Elle représentait l’aboutissement de sa quête alchimique, transformant la pyramide de verre en un creuset où les matériaux les plus hétéroclites fusionnaient dans une synthèse improbable. Cette approche fait écho à la pensée de Gaston Bachelard dans “La Formation de l’esprit scientifique”, où le philosophe explore la transition entre la pensée alchimique et la rationalité scientifique. Comme Bachelard, Tunga comprend que l’imagination matérielle précède et nourrit la connaissance rationnelle. Ses œuvres ne sont pas des illustrations de théories scientifiques, mais des laboratoires expérimentaux où la matière se libère des contraintes de la physique classique pour explorer des potentialités inédites.
Prenons par exemple sa série “La Voie Humide” (2011-2014), titre qui fait explicitement référence à la tradition alchimique. Dans ces œuvres, Tunga ne se contente pas de juxtaposer des matériaux, il crée des réactions en chaîne où chaque élément influence et transforme les autres. Les tripodes en acier qui supportent ses sculptures ne sont pas de simples supports, mais des conducteurs d’énergie qui mettent en relation différents états de la matière. Les vaisseaux en terre cuite remplis de cristaux et d’éponges deviennent des matrices où s’opèrent des transmutations symboliques. Cette approche révèle une compréhension profonde de la pensée alchimique, non pas comme une pseudo-science naïve, mais comme un système complexe de transformation où matière et esprit sont inextricablement liés.
Cette dimension transformative prend une ampleur particulière dans ses performances, notamment dans “Xifópagas Capilares” (1984), où deux jumelles sont reliées par leurs cheveux dans une chorégraphie énigmatique. Cette œuvre emblématique ne se contente pas d’explorer les limites entre le corps individuel et le corps collectif, elle incarne littéralement la théorie du “corps sans organes” développée par Antonin Artaud et reprise plus tard par Gilles Deleuze. Dans cette perspective philosophique révolutionnaire, le corps n’est plus conçu comme une machine biologique aux fonctions prédéterminées, mais comme un champ d’intensités et de devenirs. Les corps entrelacés des performeuses de Tunga deviennent des vecteurs de transformation, des zones d’expérimentation où les frontières entre le soi et l’autre, l’organique et l’inorganique, s’estompent dans une danse cosmique qui défie nos catégories habituelles de pensée.
Cette performance n’est pas un cas isolé mais s’inscrit dans une exploration systématique des possibilités du corps comme médium artistique. Dans “Inside Out, Upside Down” (1997), présentée à la documenta X, Tunga pousse plus loin cette réflexion en créant une installation-performance où des hommes en costume, portant des valises, suivent des trajectoires précises inspirées des accélérateurs de particules. Lorsque leurs chemins se croisent, le contenu de leurs valises – des fragments de corps en gélatine – se répand au sol dans une chorégraphie méticuleusement orchestrée. Cette œuvre établit un parallèle saisissant entre la physique quantique et le théâtre de la vie quotidienne, suggérant que notre réalité la plus banale est traversée de forces mystérieuses que seul l’art peut révéler.
Tunga crée des œuvres qui fonctionnent comme des systèmes continus, des boucles infinies où chaque élément renvoie à un autre dans une chaîne de significations sans fin. Son installation-film “Ão” (1981) en est l’exemple parfait. Projetée dans le tunnel Dois Irmãos à Rio de Janeiro, cette œuvre transforme l’espace architectural en un tore mathématique, accompagné d’une boucle sonore de “Night and Day” de Cole Porter chantée par Frank Sinatra. C’est du Tunga pur jus : une fusion vertigineuse entre géométrie non-euclidienne, architecture urbaine et culture populaire. Il ne se contente pas de juxtaposer ces références, il les fait littéralement copuler comme des mots dans un poème surréaliste, créant des hybrides conceptuels qui défient notre compréhension rationnelle tout en stimulant notre imagination.
Cette approche systémique se retrouve également dans sa relation unique au dessin. Contrairement à de nombreux artistes contemporains qui utilisent le dessin comme simple outil préparatoire, Tunga en fait un élément central de sa pratique. Ses dessins, notamment ceux de la série “Vê-Nus” (1976-1977), ne sont pas des esquisses mais des œuvres autonomes où les lignes semblent animées d’une vie propre. Les formes biomorphiques qui émergent de ces tracés évoquent tantôt des organes mystérieux, tantôt des constellations imaginaires, créant un univers visuel où le microscopique et le macroscopique se rejoignent dans une danse cosmique.
Sa première exposition solo au Museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro en 1974, intitulée de manière provocante “Museu da Masturbação Infantil”, révélait déjà cette approche singulière du dessin. Les formes abstraites et figuratives qui y étaient présentées ne cherchaient pas à représenter la réalité mais à explorer les tensions érotiques inhérentes à l’acte même de tracer des lignes sur le papier. Cette exposition précoce annonçait déjà les thèmes qui allaient obseder Tunga tout au long de sa carrière : la transformation de la matière, la fusion des contraires, l’exploration des limites entre le rationnel et l’irrationnel.
Cette obsession pour la métamorphose n’est pas un simple caprice esthétique mais s’inscrit dans une tradition philosophique profonde qui remonte à Héraclite et son concept de “panta rhei” (tout coule). Mais là où le philosophe grec voyait un principe cosmologique universel, Tunga y trouve un principe créatif qu’il applique à tous les aspects de sa pratique artistique. Ses œuvres ne représentent pas le changement, elles sont le changement en action. Chaque installation, chaque performance devient un microcosme où la matière, l’espace et le temps se plient aux lois d’une physique alternative, une physique de l’imaginaire qui nous fait entrevoir des possibilités insoupçonnées de l’existence.
Cette approche atteint son apogée dans les deux pavillons qui lui sont consacrés à l’Instituto Inhotim, véritable musée à ciel ouvert niché dans la jungle brésilienne. Ces espaces ne sont pas de simples lieux d’exposition mais des environnements immersifs où les œuvres de Tunga dialoguent entre elles et avec leur environnement naturel. Dans “True Rouge” (1997), par exemple, des filets remplis de bouteilles de verre, de perles et de tissus rouges créent une installation suspendue qui évoque à la fois une expérience scientifique et un rituel mystique. L’œuvre semble pulser d’une vie propre, comme si elle était en perpétuelle métamorphose, défiant notre perception habituelle du temps et de l’espace.
Son utilisation des matériaux est tout aussi révolutionnaire. Tunga ne se contente pas d’utiliser des matériaux nobles ou traditionnels, il explore les possibilités expressives de substances souvent négligées par l’art contemporain : la gélatine, le maquillage, la gomme arabique, les éponges naturelles. Dans “Cooking Crystals” (2010), il utilise même des cristaux en formation comme éléments sculpturaux, créant une œuvre qui continue littéralement à croître et à se transformer après son installation. Cette approche fait écho aux théories du philosophe Gilbert Simondon sur l’individuation, où la forme n’est pas imposée à la matière de l’extérieur mais émerge des potentialités inhérentes aux matériaux eux-mêmes.
Ce qui rend l’œuvre de Tunga si pertinente aujourd’hui, c’est qu’elle transcende les dichotomies traditionnelles entre nature et culture, science et magie, raison et imagination. Alors que notre monde est obsédé par les catégories rigides et les frontières étanches, son art nous rappelle que la réalité est plus fluide, plus mystérieuse que nos systèmes de classification ne le suggèrent. Il ne cherche pas à résoudre ces contradictions mais à les faire proliférer, créant un espace où l’incertitude devient une force créatrice plutôt qu’une faiblesse à surmonter.
Son influence sur l’art contemporain brésilien et international est considérable, même si elle n’est pas toujours reconnue à sa juste valeur. Des artistes comme Ernesto Neto et Jac Leirner ont reconnu leur dette envers sa vision radicale de l’art comme processus de transformation. Mais l’héritage de Tunga ne se limite pas à son influence stylistique ou conceptuelle. Il réside dans sa capacité à nous faire voir le monde autrement, à nous rappeler que la réalité que nous prenons pour acquise n’est qu’une configuration temporaire dans un univers en perpétuelle métamorphose.
Quand on visite aujourd’hui les installations permanentes de Tunga à l’Instituto Inhotim, on est frappé par leur actualité. Dans un monde confronté à des crises écologiques, sociales et épistémologiques sans précédent, sa vision d’un art capable de transformer non seulement la matière mais aussi notre perception du réel semble plus pertinente que jamais. Ses œuvres nous rappellent que la vraie création artistique n’est pas dans la reproduction du connu mais dans l’exploration de l’inconnu, pas dans la confirmation de nos certitudes mais dans leur remise en question radicale.
Et si vous pensez que je verse dans l’hyperbole lyrique, je vous mets au défi de passer une heure devant son installation “True Rouge” à Inhotim. Vous en ressortirez soit complètement transformé, soit totalement perdu. Dans les deux cas, Tunga aura gagné son pari : vous faire douter de vos certitudes les plus ancrées sur la nature de l’art et de la réalité elle-même. Car c’est peut-être là que réside son plus grand accomplissement : avoir créé un art qui ne se contente pas de représenter le monde mais qui le réinvente, un coup de dés qui abolit nos catégories habituelles pour ouvrir des perspectives vertigineuses sur ce que l’art peut être.