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Dimanche 16 Février

Vaughn Spann : Le séisme dont l’art avait besoin

Publié le : 20 Novembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Vaughn Spann transforme le traumatisme en poésie visuelle. Dans ses toiles monumentales où les X symboliques se heurtent aux explosions de couleurs, l’artiste orchestre une danse complexe entre abstraction et figuration, créant un nouveau langage qui transcende les frontières esthétiques traditionnelles.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, Vaughn Spann (né en 1992 à Orlando, Floride) est de ces artistes qui vous donnent envie de croire à nouveau en l’art contemporain. Dans un monde artistique saturé de postures vides et de concepts creux, il émerge comme une force tellurique qui secoue nos certitudes bien établies. Si vous pensez que je vais vous servir une énième analyse tiède et consensuelle, vous vous fourrez le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

Formé à Yale – oui, cette institution que vous vénérez tant – Spann aurait pu facilement tomber dans le piège de l’art académique policé. Au lieu de cela, il a choisi de dynamiter les conventions, créant un corpus d’œuvres qui fait exploser les frontières entre abstraction et figuration. Ses toiles sont maintenant accrochées aux cimaises du Brooklyn Museum, du Hirshhorn et du LACMA, non pas parce qu’il joue le jeu du système, mais parce qu’il a réinventé les règles.

Dans son atelier de Newark, loin des projecteurs de Chelsea, Spann orchestre une révolution picturale qui ferait trembler vos théories artistiques bien-pensantes. Ne venez pas ici chercher le confort intellectuel des explications toutes faites. Comme l’écrivait Walter Benjamin, l’authenticité d’une œuvre réside dans “l’ici et maintenant de l’original”. Spann pousse cette idée jusqu’à ses limites les plus extrêmes, créant des œuvres qui défient non seulement la reproduction photographique, mais aussi nos habitudes de perception les plus ancrées.

Sa série “Marked Men” – parlons-en, puisque c’est là que son génie éclate avec le plus de force. Le X qui domine ces compositions n’est pas un simple artifice formel. Il émerge d’une expérience viscérale : celle d’un jeune homme noir plaqué contre un mur par la police, bras et jambes écartés en X. Ce moment traumatique aurait pu n’être qu’une anecdote biographique de plus dans le grand livre des injustices américaines. Mais Spann en fait le point de départ d’une exploration formelle d’une puissance rare.

Sur des toiles dépassant souvent les 2 mètres, ces X monumentaux deviennent des portails vers une dimension où l’abstraction et l’engagement politique fusionnent. Les bleus profonds se heurtent aux rouges incandescents, créant des champs de force qui rappellent les théories de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception. L’espace n’est plus un simple contenant, il devient un champ de bataille où s’affrontent couleurs et textures.

La technique est impeccable, mais ce n’est pas ce qui rend ces œuvres si importantes. C’est leur capacité à transformer un symbole d’oppression en un acte de résistance esthétique. Comme l’aurait dit Jacques Rancière, c’est la “distribution du sensible” rendue manifeste sur la toile. Chaque X est une déclaration, une affirmation de présence qui refuse d’être réduite à une simple protestation.

Mais Spann ne s’arrête pas là. Sa série “Rainbow” représente peut-être sa contribution la plus audacieuse à l’histoire de l’art contemporain. Utilisant des serviettes éponge imbibées de peinture et tissées dans la toile – oui, vous avez bien lu, des serviettes éponge – il crée des œuvres d’une complexité texturale stupéfiante. Le premier tableau de cette série était un hommage à Trayvon Martin, assassiné avec un paquet de Skittles dans la poche. En intégrant délibérément le noir dans le spectre de l’arc-en-ciel, Spann ne fait pas que de l’art politique – il réécrit littéralement notre compréhension du spectre chromatique.

Ces arcs-en-ciel ne sont pas vos joyeux symboles d’inclusivité corporative. Ils sont chargés d’une gravité qui évoque les réflexions de Theodor Adorno sur l’art comme négation déterminée de l’empirique. La texture même des œuvres – ces serviettes détrempées de peinture, tordues, tissées et collées – crée une topographie émotionnelle qui défie toute reproduction. Il faut les voir en personne, sentir leur présence physique, pour comprendre comment Spann manipule la matière pour créer du sens.

Les empâtements, les couches superposées, les traces de ses mains et de ses avant-bras dans la peinture ne sont pas de simples effets de style. Ils créent ce que Deleuze et Guattari appelleraient des “surfaces d’inscription”, des territoires où se joue une lutte constante entre ordre et chaos. Chaque tableau devient un champ de forces où la matérialité même de la peinture est poussée à ses limites.

En parallèle de ces explorations abstraites, Spann nous livre une série de portraits surréalistes à deux têtes qui sont autant de méditations sur l’identité et la surveillance. Ces figures doubles, vêtues de couleurs éclatantes qui semblent défier la gravité chromatique, ne sont pas de simples exercices de style. Elles incarnent ce que Frantz Fanon appelait la “double conscience” de l’expérience noire. Mais Spann va plus loin : il ne se contente pas d’illustrer ces théories, il les réinvente dans un langage pictural qui lui est propre.

La virtuosité technique est évidente dans chaque œuvre, mais elle n’est jamais gratuite. Spann utilise les matériaux les plus banals – serviettes éponge, peinture pour maison, toile brute – pour créer des œuvres d’une sophistication intellectuelle et émotionnelle rare. Comme l’aurait dit Roland Barthes, il crée un nouveau “degré zéro” de la peinture, où le medium lui-même devient message.

Les critiques qui cherchent à le réduire à ses influences passent complètement à côté du sujet. Oui, on peut voir des échos de Stanley Whitney dans son utilisation de la grille. Oui, il y a des résonances avec Brice Marden dans ses compositions lyriques. Et alors ? Spann ne copie pas, il dialogue. Chaque référence est digérée, transformée, réinventée jusqu’à devenir méconnaissable. C’est ce que Susan Sontag appelait la “volonté de style” – non pas une simple signature visuelle, mais une façon unique d’être dans le monde.

Son refus obstiné de se cantonner à un style unique n’est pas un caprice d’artiste ou une stratégie marketing. C’est une position philosophique, une déclaration d’indépendance face aux diktats d’un marché de l’art qui voudrait que chaque artiste soit immédiatement reconnaissable, donc commercialisable. Spann nous rappelle que l’art n’est pas un produit, mais un processus de pensée en action.

La rapidité de son ascension dans le monde de l’art – de Yale à Almine Rech en passant par le Rubell Museum – pourrait faire croire à un succès instantané, à un de ces phénomènes de mode dont le monde de l’art est friand. Ne vous y trompez pas. Chaque coup de pinceau, chaque décision esthétique est le fruit d’une réflexion profonde sur ce que signifie être un artiste noir dans l’Amérique contemporaine. Comme l’écrivait Stuart Hall, l’identité n’est pas une essence mais une position. Spann occupe la sienne avec une assurance qui force le respect.

Dans ses abstractions les plus récentes, exposées à la galerie Almine Rech, les bleus dominent avec une intensité qui évoque “L’Azur” de Mallarmé. Mais là où le poète voyait dans le bleu un idéal inaccessible, Spann en fait un espace de possibilités concrètes. Ses toiles ne sont pas des fenêtres sur l’infini, mais des portes ouvertes sur un futur à construire. La manière dont il utilise la peinture industrielle aux côtés de pigments plus nobles n’est pas qu’une question d’économie – c’est une déclaration politique : il n’y a pas de hiérarchie des matériaux, seulement des choix expressifs.

La façon dont il travaille la surface de ses toiles – souvent au sol, comme Pollock, mais avec une intention très différente – crée une tension fascinante entre contrôle et abandon. Les textures qui en résultent sont d’une richesse presque tactile, invitant le spectateur à une expérience qui dépasse le simple regard. C’est ce que Maurice Merleau-Ponty appelait la “chair du monde” : cette intersection du visible et du tangible où se joue notre rapport au réel.

Ses œuvres les plus récentes, exposées au Tampa Museum of Art dans le cadre de l’exposition “Allegories”, montrent une évolution fascinante de son vocabulaire visuel. Les X ne sont plus seulement des symboles de protestation, ils deviennent des portails vers d’autres dimensions picturales. La grille, cet élément structurant traditionnel de l’art moderne, est subvertie et réinventée. Comme l’écrivait Rosalind Krauss, la grille est paradoxalement à la fois centripète et centrifuge. Spann joue de cette tension avec une maîtrise qui laisse pantois.

Le fait que ses œuvres soient maintenant collectionnées par les plus grandes institutions n’est pas un hasard. Spann a réussi à créer un langage visuel qui parle simultanément de l’intime et du politique, du personnel et de l’universel. Ses toiles ne sont pas des illustrations de théories critiques, elles sont elles-mêmes des propositions théoriques, des interventions dans le débat sur ce que peut être l’art aujourd’hui.

La manière dont il alterne entre abstraction et figuration n’est pas une indécision stylistique mais une stratégie consciente pour explorer différentes façons de dire la vérité en peinture. Comme l’écrivait John Berger, “voir vient avant les mots”. Spann nous montre qu’il y a des vérités qui ne peuvent être dites qu’à travers l’abstraction, et d’autres qui exigent la figuration.

Son utilisation de matériaux quotidiens – serviettes, peinture industrielle – n’est pas qu’une question d’économie de moyens. C’est une déclaration sur la démocratisation de l’art, un refus des hiérarchies traditionnelles entre matériaux nobles et ordinaires. En cela, il s’inscrit dans une longue tradition d’artistes qui, de Kurt Schwitters à David Hammons, ont fait de l’ordinaire le matériau de l’extraordinaire.

Dans sa série “Dalmatian”, il pousse encore plus loin la réflexion sur les symboles du rêve américain. Ces toiles abstraites en noir et blanc ne sont pas de simples exercices formels. Elles émergent de son expérience d’enfant dans les quartiers urbains du New Jersey, où les chiens de garde agressifs n’avaient rien à voir avec les dalmatiens sympathiques des films hollywoodiens. C’est une méditation sophistiquée sur les promesses non tenues de l’American Dream, traduite dans un langage visuel d’une rare puissance.

Les critiques qui voudraient le ranger dans la catégorie des “artistes politiques” passent à côté de l’essentiel. Oui, son travail est profondément ancré dans l’expérience afro-américaine contemporaine. Mais il transcende constamment ces catégories pour créer quelque chose de nouveau. Comme l’écrivait Edward Said, la marginalité peut être une source de créativité extraordinaire. Spann en est la preuve vivante.

Ses toiles ne sont pas des objets statiques mais des champs de force, des espaces où s’affrontent et se réconcilient différentes manières de voir et de penser. Comme l’écrivait Gilles Deleuze, l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Spann rend visible non seulement les tensions de notre époque, mais aussi ses possibilités de transformation.

Vaughn Spann a déjà accompli ce que beaucoup d’artistes mettent une vie à réaliser : créer un langage visuel authentiquement nouveau. Ses œuvres ne sont pas des commentaires sur notre époque, elles sont notre époque, traduite en formes et en couleurs. Et si vous ne comprenez pas ça, peut-être que l’art contemporain n’est pas fait pour vous.

Référence(s)

Vaughn SPANN (1992)
Prénom : Vaughn
Nom de famille : SPANN
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 33 ans (2025)

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