English | Français

Jeudi 6 Février

Yuan Fang : La danse vibrante de la peinture

Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est temps de parler d’une artiste qui fait trembler le monde de l’art comme un séisme sur la faille de San Andreas. Yuan Fang, née en 1996 à Shenzhen, cette métropole chinoise qui pousse vers le ciel comme une plante mutante dans un film de science-fiction, n’est pas votre typique artiste asiatique qui cherche à plaire aux collectionneurs occidentaux en mal d’exotisme.

Dans son studio de Brooklyn, où elle passe six jours par semaine à créer comme une shamane en transe, Fang tisse une toile abstraite qui fait danser Pollock dans sa tombe et sourire Lee Krasner depuis l’au-delà. Ses toiles géantes explosent de courbes sinueuses qui s’entremêlent comme des amants passionnés dans un ballet sans fin. Pas une seule ligne droite en vue, mes amis. “Les courbes imitent le corps féminin”, nous dit-elle avec une franchise désarmante. Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas un simple hommage à la féminité – c’est une déclaration de guerre contre la rigidité de notre époque, un manifeste pictural qui refuse les contraintes d’un monde obsédé par les angles droits et les trajectoires prévisibles.

Si Simone de Beauvoir avait troqué sa plume contre un pinceau, elle aurait peut-être produit quelque chose de similaire. Car ce que Fang nous offre, c’est une exploration viscérale de l’existentialisme au féminin, une plongée vertigineuse dans les profondeurs de la condition humaine vue à travers le prisme d’une sensibilité féminine qui refuse toute compromission. Ses toiles ne sont pas des fenêtres sur le monde, mais des miroirs de notre condition collective, des surfaces réfléchissantes qui nous renvoient notre propre image déformée par l’anxiété, la turbulence et l’imprévisibilité de notre époque.

L’artiste a quitté Shenzhen pour New York à l’âge de 18 ans, portant dans son bagage non pas la nostalgie d’une Chine mythique, mais l’expérience brute d’avoir grandi dans l’une des villes les plus intensément urbanisées du monde. Cette expérience de déracinement volontaire colore chaque aspect de son travail. Dans ses toiles, on peut lire l’histoire d’une génération qui navigue entre cultures et identités avec l’aisance apparente d’un funambule, mais qui porte en elle les tensions et les contradictions de notre monde globalisé.

Son succès précoce est stupéfiant. En 2022, elle vend une peinture intitulée “Expanse (mask)” pour 88.900 dollars. La même année, elle obtient son MFA à la School of Visual Arts avec les honneurs. Mais ce qui est vraiment remarquable, c’est la façon dont elle a résisté à la tentation de devenir une machine à produire des œuvres commercialement viables. Au lieu de cela, elle continue de pousser les limites de sa pratique, refusant les formules faciles et les solutions toutes faites.

Prenons son exposition “Flux” au Long Museum de Shanghai en 2024. Les formes qui tourbillonnent sur ses toiles ne sont pas sans rappeler le concept du “devenir” de Gilles Deleuze. Comme le philosophe français l’a théorisé, le devenir n’est pas une simple transformation d’un état à un autre, mais un processus continu de changement qui refuse toute fixité. Les œuvres de Fang incarnent cette philosophie avec une urgence presque palpable. Ses coups de pinceau ne représentent pas le mouvement – ils sont le mouvement lui-même, une manifestation physique de cette vérité fondamentale que tout est en perpétuel changement.

La palette de l’artiste mérite le détour. Elle puise dans les couleurs qui subsistent dans les peintures murales traditionnelles chinoises après l’action du temps, mais les réinvente avec une audace contemporaine qui fait grincer des dents les puristes. Ce n’est pas un exercice de nostalgie, mais une déclaration d’indépendance chromatique. Ses choix de couleurs sont comme un pied de nez aux tendances actuelles où tout doit être agréable à l’œil et instagrammable. Elle refuse sciemment de mélanger ses couleurs pour les rendre plus harmonieuses, préférant les confrontations brutales qui créent des tensions visuelles électrisantes.

Dans sa série récente présentée à la Skarstedt Gallery de Londres, Fang pousse encore plus loin sa réflexion sur l’identité et le déplacement. Ses toiles deviennent des champs de bataille où la notion même d’appartenance est remise en question. C’est ici que la pensée de Hannah Arendt sur l’exil et le déracinement trouve un écho particulièrement puissant. Comme Arendt l’a souligné dans ses écrits sur la condition humaine moderne, l’état d’apatride n’est pas simplement une condition politique, mais une expérience existentielle qui définit notre époque. Dans les œuvres de Fang, cette condition devient visible, palpable, impossible à ignorer.

Sa technique est aussi fascinante que déconcertante. Elle commence souvent par des études préparatoires au crayon et aux pastels, mais ces esquisses ne sont que des points de départ, des suggestions plutôt que des plans. Une fois devant la toile, elle entre dans un état de concentration intense qui peut durer jusqu’à six heures d’affilée. Pendant ces sessions, elle travaille avec une urgence qui rappelle les performances d’artistes comme Yves Klein ou Kazuo Shiraga, mais avec une différence cruciale : son action n’est pas spectaculaire, elle est intériorisée, presque méditative dans son intensité.

Quand elle parle de son processus créatif, Fang utilise souvent des métaphores martiales. “C’est comme une bataille entre la toile et moi”, dit-elle. Cette approche combative de la peinture rappelle les écrits de Sun Tzu dans “L’Art de la Guerre”, où la victoire ne vient pas nécessairement de l’affrontement direct, mais de la capacité à s’adapter et à transformer les obstacles en opportunités. Chaque toile devient ainsi un champ de bataille où se joue non pas un conflit territorial, mais une lutte pour l’authenticité de l’expression.

Les influences de Fang sont diverses et profondes. Elle cite volontiers Pollock et Krasner comme ses “parents en peinture”, mais son travail va bien au-delà de l’hommage ou de l’influence. Elle a absorbé les leçons de l’expressionnisme abstrait tout en les transformant radicalement. Là où Pollock cherchait à exprimer l’inconscient universel à travers ses drippings, Fang explore les tensions spécifiques de notre époque : le déracinement, l’anxiété identitaire, la fragmentation de l’expérience.

Dans son approche de la peinture, Fang manifeste une compréhension intuitive de ce que Theodor Adorno appelait la “non-identité” – cette part irréductible de l’expérience qui résiste à toute catégorisation. Ses œuvres sont des tentatives répétées de donner forme à l’informe, de rendre visible l’invisible. Quand on lui demande d’expliquer ses tableaux, elle répond simplement : “C’est une peinture”. Cette réponse, d’une simplicité désarmante, cache une profondeur philosophique qui rappelle le fameux “ce qui se montre ne peut se dire” de Wittgenstein.

L’espace pictural dans les œuvres de Fang est un territoire en constante redéfinition. Les formes qu’elle crée ne semblent pas tant occuper l’espace que le générer. C’est comme si chaque geste pictural créait son propre univers, avec ses lois physiques propres, sa gravité particulière. Cette approche rappelle les théories du physicien David Bohm sur l’ordre implié et l’ordre explié, où la réalité visible n’est qu’une manifestation d’un ordre plus profond et plus fondamental.

Marilyn Minter, qui fut son professeur à la School of Visual Arts, lui a donné deux conseils précieux : ne pas surtravailler et créer des points focaux pour guider le regard du spectateur. Fang a pris ces conseils et les a transformés en une philosophie personnelle de la peinture qui va bien au-delà des simples considérations techniques. Ses œuvres respirent une liberté sauvage tout en maintenant une structure interne qui les empêche de sombrer dans le chaos total. C’est un équilibre précaire, maintenu par une intelligence artistique qui comprend instinctivement que la vraie liberté n’existe que dans les contraintes qu’on se choisit.

La relation de Fang avec la tradition picturale est complexe et nuancée. Elle reconnaît sa dette envers l’histoire de l’art tout en refusant de se laisser définir par elle. Son travail établit un dialogue avec le passé tout en restant fermement ancré dans le présent. Cette tension temporelle est particulièrement visible dans sa façon de traiter la surface picturale. Les couches de peinture s’accumulent non pas comme une stratification géologique, mais comme un réseau complexe d’interconnexions où passé et présent se mêlent inextricablement.

L’impact de son travail sur la scène artistique contemporaine est déjà considérable. Des institutions majeures comme l’ICA Miami, Lafayette Anticipations, et le FLAG Art Foundation ont rapidement reconnu l’importance de sa contribution. Mais ce qui est vraiment remarquable, c’est la façon dont son travail transcende les catégories habituelles de l’art contemporain. Elle n’est ni une artiste “asiatique”, ni une artiste “occidentale”, ni même une artiste “globale” – elle est simplement elle-même, avec toute la complexité que cela implique.

La dimension politique de son travail, bien que jamais explicite, est toujours présente. Dans un monde où les questions d’identité et d’appartenance sont devenues des champs de bataille idéologiques, ses œuvres proposent une autre voie. Elles suggèrent que l’identité n’est pas quelque chose de fixe à défendre, mais un processus continu de négociation et de transformation. Cette vision rappelle les écrits de Stuart Hall sur l’identité culturelle comme un “positionnement” plutôt qu’une essence.

Son travail récent montre une évolution subtile mais significative. Les formes deviennent plus amples, plus assurées, comme si l’artiste avait trouvé un nouveau niveau de confiance dans son langage pictural. Les couleurs aussi ont évolué, devenant plus audacieuses sans perdre leur subtilité. C’est comme si Fang avait trouvé un point d’équilibre parfait entre la maîtrise technique et la spontanéité du geste.

Ce qui rend son travail particulièrement pertinent aujourd’hui, c’est sa capacité à transcender les dichotomies faciles entre Est et Ouest, tradition et modernité, abstraction et figuration. Dans un monde de l’art contemporain qui semble souvent prisonnier de ses propres clichés, Fang propose une troisième voie. Ses toiles ne cherchent pas à résoudre les contradictions de notre époque – elles les embrassent avec une ferveur qui force le respect.

La question de l’authenticité, primordiale dans l’art contemporain, prend dans son travail une dimension nouvelle. L’authenticité chez Fang n’est pas une qualité statique à préserver, mais un processus dynamique de questionnement et de redéfinition constants. Chaque toile est une nouvelle tentative de naviguer entre les multiples courants qui traversent notre époque, sans jamais se laisser emporter par aucun d’entre eux.

Son succès fulgurant pourrait faire croire à un coup de chance ou à un effet de mode. Ce serait une erreur monumentale. Ce que nous voyons ici est l’émergence d’une voix authentique qui redéfinit les possibilités de la peinture abstraite au XXIe siècle. Son travail n’est pas une simple addition à l’histoire de l’art – c’est une réécriture des règles du jeu.

Ses œuvres récentes montrent une artiste au sommet de sa puissance créatrice, capable de transformer l’anxiété et le déracinement en une force positive. Dans un monde où l’originalité devient une denrée rare, elle nous rappelle que la véritable innovation ne vient pas de la rupture avec le passé, mais de sa réinvention radicale. Yuan Fang n’est pas simplement une artiste qui peint – elle est une force de la nature qui remodèle notre compréhension de ce que l’art peut être.

Articles en lien