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Dimanche 16 Février

Zeng Fanzhi : Entre Abattoir et Abstraction

Publié le : 20 Décembre 2024

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 6 minutes

Zeng Fanzhi bouleverse les codes de l’art contemporain chinois en tissant une toile complexe entre Orient et Occident. Ses portraits masqués et ses paysages abstraits transcendent les catégories traditionnelles, créant un langage visuel unique qui défie nos certitudes esthétiques.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, on va parler de Zeng Fanzhi, né en 1964 à Wuhan. Et pas avec vos petites formules toutes faites qui sentent le manuel d’histoire de l’art recyclé. Vous pensiez vraiment que l’art contemporain chinois se résumait à ces insupportables sourires figés de Yue Minjun ou à ces visages fantomatiques de Zang Xiaogang devenus aussi commerciaux qu’un sac de luxe contrefait ? Réveillez-vous ! Pendant que vous vous extasiez sur ces clichés, Zeng bouleversait silencieusement tous les codes, tissant une toile complexe entre Orient et Occident avec la précision chirurgicale d’un maître acupuncteur.

Sa première thématique : la déconstruction systématique du portrait. Oubliez tout ce que vous croyez savoir sur le genre. Quand Zeng s’attaque à un visage, ce n’est pas pour flatter l’ego de quelque magnat en mal de reconnaissance. Non, il dissèque, il fouille, il écorche. Ses premiers portraits des années 90, notamment dans la série “Hospital”, sont d’une violence qui ferait passer Francis Bacon pour un peintre du dimanche. La chair y est traitée comme de la viande crue, rappelant les abattoirs de Rembrandt et Soutine. C’est du Heidegger en peinture, mes amis ! Une exploration viscérale de “l’être-pour-la-mort” qui nous renvoie à notre propre fragilité.

Ces portraits hospitaliers ne sont pas de simples exercices de style. Ils émergent d’une expérience viscérale : celle d’un jeune artiste vivant près d’un hôpital de Wuhan, confronté quotidiennement à la fragilité humaine. Chaque coup de pinceau est une incision dans nos certitudes existentielles. Les mains démesurées qui caractérisent ses personnages ? Un pied de nez magistral à la propagande socialiste et ses ouvriers aux mains calleuses. Zeng transforme ce symbole en marqueur d’anxiété existentielle. Ces mains ne sont plus les instruments héroïques du travail manuel, mais les manifestations physiques d’un malaise profond.

Puis viennent ses fameux portraits masqués des années 1994-2004. Une gifle magistrale à notre société de l’apparence. Tandis que la Chine se précipitait tête baissée dans un capitalisme effréné, Zeng peignait ces visages aux yeux vides, prisonniers derrière leurs masques sociaux. C’est du Sartre en technicolor : “L’enfer, c’est les autres”, mais version Pékin des années 90. Ces masques ne cachent rien, ils révèlent tout : notre incapacité à être authentiques dans un monde qui valorise les apparences.

Son “The Last Supper” (2001), vendu pour la modique somme de 23,3 millions de dollars, n’est pas qu’une simple appropriation de Léonard. C’est une méditation acide sur la nature du pouvoir et de la trahison dans la Chine moderne. Les apôtres en costume-cravate, leurs visages masqués figés dans des sourires artificiels, deviennent les archétypes d’une nouvelle classe sociale émergente. C’est Marx qui rencontre Milan Kundera dans une critique mordante de la “Grande Transformation” chinoise.

Sa série de portraits d’artistes occidentaux est un dialogue complexe avec l’histoire de l’art qui fait voler en éclats nos présupposés sur l’influence “occidentale” dans l’art chinois contemporain. Quand il peint Van Gogh ou Lucian Freud, Zeng ne copie pas, il cannibalise. Il digère ces références pour créer quelque chose de radicalement nouveau. Son portrait de Lucian Freud est particulièrement saisissant : l’artiste britannique y apparaît comme un spectre pris dans un réseau de lignes qui le déconstruisent autant qu’elles le révèlent.

Dans son approche du portrait, Zeng fait preuve d’une compréhension profonde de ce que Deleuze appelait le “figural” par opposition au “figuratif”. Il ne cherche pas à représenter des visages, mais à capturer des forces, des intensités, des affects. Ses portraits sont des champs de bataille où s’affrontent diverses forces : tradition et modernité, Est et Ouest, individu et société.

Deuxième thématique : ses paysages abstraits, qui sont à des années-lumière des traditionnelles montagnes brumeuses de la peinture chinoise. Depuis 2004, Zeng tisse des réseaux complexes de lignes qui s’entrecroisent sur la toile comme autant de connexions neuronales. C’est Pollock qui rencontre la calligraphie Song, mais en plus intelligent. Ces œuvres sont une réponse cinglante à notre époque ultra-connectée où tout s’entremêle.

Dans “This Land So Rich in Beauty” (2010), une toile monumentale de plus de 10 mètres de long, Zeng pousse l’exercice jusqu’à son paroxysme. Les branches s’entrelacent dans une danse frénétique, créant un réseau dense qui évoque autant les circuits imprimés que les nervures d’une feuille morte. C’est de la déconstruction derridienne à l’état pur : chaque coup de pinceau efface autant qu’il révèle, dans un jeu perpétuel de présence et d’absence.

Sa technique est unique : il peint avec plusieurs pinceaux simultanément, comme un chef d’orchestre dirigeant une symphonie chaotique. Il y a quelque chose de profondément nietzschéen dans cette approche : l’artiste comme créateur de nouvelles valeurs, rejetant les dichotomies traditionnelles entre abstraction et figuration, Orient et Occident. Ces paysages ne représentent pas la nature, ils la réinventent.

Prenez son œuvre “Blue” (2015). Plus de dix nuances différentes de bleu s’y entremêlent dans une composition qui défie toute tentative de lecture linéaire. Les lignes qui traversent la toile créent un réseau complexe qui évoque tantôt des branches d’arbres, tantôt des connexions neuronales, tantôt des circuits électroniques. C’est un paysage mental autant que physique, une cartographie de notre époque numérique vue à travers le prisme de la tradition picturale chinoise.

Son “Hare” (2012), inspiré du célèbre “Young Hare” de Dürer, est exemplaire de cette approche. Au lieu de simplement copier le maître allemand, Zeng crée une oeuvre vertigineuse où l’image originale est simultanément présente et absente, prise dans un réseau de lignes qui la dissimulent autant qu’elles la révèlent. C’est une méditation profonde sur la nature de la représentation elle-même.

Son travail sur “Laocoön” (2015) pousse encore plus loin cette réflexion. En s’attaquant à cette icône de l’art occidental, Zeng ne se contente pas de la réinterpréter : il la déconstruit pour exposer les mécanismes mêmes de notre rapport à l’histoire de l’art. Les lignes qui traversent la surface ne sont pas de simples effets décoratifs, mais des fissures dans notre perception du temps historique.

La question de l’échelle dans son travail est à signaler. Ses toiles monumentales ne sont pas simplement grandes pour impressionner les collectionneurs. Leur taille participe d’une stratégie visant à submerger le spectateur, à créer une expérience physique autant qu’intellectuelle. C’est ce que Lyotard appelait le sublime : une expérience qui dépasse nos capacités de compréhension et de représentation.

Dans son studio de Caochangdi, dans la banlieue nord-est de Pékin, Zeng continue d’expérimenter, de pousser les limites de ce que la peinture peut exprimer. Son projet pour le musée Yuan, conçu avec Tadao Ando, n’est pas qu’un simple lieu d’exposition, mais un véritable manifeste architectural. La façade en béton brut au bord de la rivière Liangma, avec sa courbe sobre mais techniquement complexe, incarne parfaitement la fusion entre tradition et innovation qui caractérise son œuvre.

Sa relation avec la tradition chinoise est complexe et nuancée. Contrairement à certains artistes qui rejettent ou embrassent sans réserve leur héritage culturel, Zeng maintient un dialogue critique avec la tradition. Son intérêt pour les peintures des dynasties Yuan et Song n’est pas une simple nostalgie, mais une exploration active de ce que signifie être un artiste chinois contemporain.

Si vous cherchez des œuvres qui ne font que confirmer vos préjugés sur l’art contemporain chinois, passez votre chemin. Zeng Fanzhi n’est pas là pour jouer les pandas artistiques pour collectionneurs occidentaux en mal d’exotisme. Son œuvre est un défi constant à nos certitudes, une remise en question permanente de nos catégories esthétiques et de nos préjugés culturels.

Zeng maintient une position unique : celle d’un peintre qui croit encore en la capacité de la peinture à être un outil de pensée critique. Ses œuvres ne sont pas des objets décoratifs destinés à orner les lobbies des banques d’investissement, mais des machines à penser qui nous forcent à questionner notre rapport à l’image, à l’histoire et à notre propre identité culturelle.

Ce qui fait la grandeur de Zeng Fanzhi, c’est qu’il transcende les catégories faciles dans lesquelles on voudrait l’enfermer. Il n’est pas simplement un artiste chinois contemporain, il est un artiste qui repousse constamment les limites de ce que signifie être contemporain, être chinois, être artiste. C’est peut-être là sa plus grande réussite.

Référence(s)

ZENG Fanzhi (1964)
Prénom : Fanzhi
Nom de famille : ZENG
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 61 ans (2025)

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