Écoutez-moi bien, bande de snobs, j’en ai plus qu’assez de ces artistes contemporains qui jouent les enfants sages. Adriana Varejão, elle, nous offre une gifle visuelle dont votre joue rougie se souviendra longtemps. Cette Brésilienne née en 1964 à Rio de Janeiro ne fait pas dans la dentelle, elle préfère les carreaux d’azulejos fendus d’où jaillissent des entrailles sanglantes.
Varejão est sans doute l’une des rares artistes à pouvoir transformer une salle de bain banale en un manifeste politique. Ses surfaces polies et craquelées sont comme la peau d’un pays qui cache ses blessures sous un vernis de modernité. Quand elle expose ses “Ruines de Charque”, ces structures architecturales d’où débordent des viscères peintes, c’est tout le poids du passé colonial brésilien qui nous tombe dessus. Ces oeuvres sont des bombes à retardement anthropologiques, qui explosent avec la violence de quatre siècles d’histoire refoulée.
L’esthétique de Varejão est délibérément ambivalente, oscillant entre séduction et répulsion. Elle piège le spectateur dans des espaces carrelés d’une beauté clinique avant de les éventrer pour révéler leurs intérieurs chaotiques. Cette méthode évoque irrésistiblement la pensée de Michel Foucault sur l’architecture comme instrument de pouvoir. Comme l’expliquait le philosophe français: “L’espace est fondamental dans tout exercice du pouvoir” [1]. Dans ses “Saunas” et “Bains” monochromatiques, Varejão déconstruit ces espaces disciplinaires, ces lieux où les corps sont simultanément contrôlés et libérés, pour exposer les failles d’un système de représentation hérité des colonisateurs.
Son utilisation obsessionnelle de l’azulejo, ce carreau de céramique d’origine portugaise, n’est pas fortuite. L’azulejo est un témoignage culturel qui porte en lui les traces de multiples influences: arabe, chinoise, européenne, africaine. Ces carreaux bleus et blancs racontent l’histoire d’un métissage forcé, d’une créolisation avant la lettre. Quand Varejão se les approprie, les déforme et les fait saigner, elle ne fait pas que critiquer l’héritage colonial, elle le digère, le transforme, dans une parfaite illustration de l’anthropophagie culturelle théorisée par Oswald de Andrade dans son célèbre “Manifeste Anthropophage” de 1928.
Ce processus de digestion culturelle me rappelle Jacques Derrida et sa théorie de la déconstruction. Dans “De la grammatologie”, Derrida écrit: “Il n’y a pas de hors-texte” [2], suggérant que rien n’existe en dehors d’un contexte, d’un réseau de significations. Les oeuvres de Varejão fonctionnent exactement sur ce principe: elles dévoilent les couches successives de significations accumulées dans l’art colonial, les mettent en pièces, puis les réassemblent selon une logique nouvelle, subversive.
Sa série “Polvo” est peut-être son travail le plus percutant sur cette question. En créant sa propre palette de couleurs de peau inspirée des termes utilisés par les Brésiliens pour décrire leur teint lors du recensement de 1976, elle expose l’absurdité des classifications raciales tout en reconnaissant leur pouvoir persistant. Du “branquinha” (blanc neige) au “morenão” (grand noir), ces autoportraits presque identiques révèlent combien nos perceptions de la race sont construites socialement, arbitraires et pourtant terriblement conséquentes.
L’approche de Varejão est radicalement différente de celle d’artistes européens qui se contentent de dénoncer le colonialisme depuis leur position confortable. Elle ne prétend pas être à l’extérieur du système qu’elle critique. Au contraire, elle s’y place délibérément au centre, reconnaissant sa propre implication dans cette histoire complexe. Comme le souligne l’historien d’art Jochen Volz, “elle fait usage de sa propre image, mais aucune de ces oeuvres ne concerne l’autoportrait. Il semble plutôt que l’artiste mette en évidence le fait qu’elle est impliquée dans ce passé” [3].
L’oeuvre de Varejão est profondément érotique, non pas dans un sens vulgaire ou gratuit, mais dans la tradition baroque qui lie toujours la chair à la transcendance. Son érotisme est celui de Georges Bataille, pour qui “l’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort” [4]. Cette tension entre vie et mort, entre plaisir et souffrance, entre beauté et horreur est constante dans son travail. Ses “Langues et Incisions” et ses “Ruines de Charque” exposent la chair comme site de parole et de silence, de désir et de violence.
N’allez pas croire que Varejão se contente de reproduire des azulejos pour faire joli. Sa pratique est infiniment plus complexe et politique. Elle ne fait jamais de simples citations ou appropriations, elle pratique plutôt ce que le critique cubain Severo Sarduy appelait la “substitution”, un procédé typiquement baroque qui déplace le sens original pour en établir un nouveau [5]. Quand elle insère des plaies béantes dans des scènes coloniales apparemment innocentes, elle ne fait pas que subvertir ces images, elle révèle leur violence inhérente.
Mais l’aspect le plus fascinant de son travail est peut-être sa capacité à jouer avec le temps. Ses craquelures, inspirées des céramiques de la dynastie Song du 11ème siècle, évoquent un temps géologique plutôt qu’historique. Comme l’écrit l’anthropologue Claude Lévi-Strauss à propos des villes du Nouveau Monde, tout y “semble en construction et déjà en ruine” [6]. Les oeuvres de Varejão capturent parfaitement cette temporalité paradoxale, suspendue entre un futur jamais atteint et un passé jamais vraiment dépassé.
En naviguant constamment entre ces temporalités et ces géographies, Varejão crée ce que l’écrivain martiniquais Édouard Glissant appellerait une “poétique de la Relation”, une pensée rhizomatique qui s’oppose à la racine unique. “La racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines” [7], écrivait Glissant. L’art de Varejão est précisément ce rhizome, une cartographie tissée de différentes cultures, ères et latitudes.
Il y a quelque chose de profondément cinématographique dans sa manière d’aborder l’image. Ses saunas monochromatiques aux perspectives impossibles évoquent les espaces labyrinthiques de Stanley Kubrick (pensez à “The Shining”, ce n’est pas un hasard si l’une de ses oeuvres s’intitule “O Iluminado”). Mais contrairement à Kubrick, Varejão ne cherche pas à créer un sentiment d’aliénation, elle explore plutôt les possibilités de connexion dans un monde fragmenté par l’histoire coloniale.
Sa manipulation des motifs géométriques, notamment dans ses oeuvres inspirées de la Talavera mexicaine, révèle une compréhension sophistiquée de la manière dont les formes migrent à travers les cultures. En isolant et agrandissant ces motifs, elle montre que l’abstraction géométrique n’est pas l’apanage exclusif de la pensée occidentale blanche. De l’art précolombien aux décorations corporelles indigènes, des azulejos d’Athos Bulcão à Brasília aux motifs sacrés de Rubem Valentim, il existe de nombreuses racines et destinations pour une “géométrie sensible” [8].
Comment ne pas être stupéfait par sa capacité à transformer un simple carreau de faïence en un champ de bataille idéologique? Ces surfaces en apparence neutres deviennent sous son pinceau le lieu d’une lutte acharnée entre différentes conceptions du monde. Dans “Proposta para uma Catequese”, elle renverse littéralement le script de la catéchèse en montrant des indigènes mangeant le Christ au lieu de recevoir passivement la communion. Ce geste de “contre-conquête” baroque, comme l’appelait José Lezama Lima, est typique de sa démarche.
Plus récemment, dans sa série “Talavera”, présentée chez Gagosian à New York en 2021, Varejão pousse encore plus loin cette démarche en explorant la tradition céramique mexicaine, elle-même fruit d’un métissage entre techniques espagnoles et savoir-faire indigène. Comme l’explique la curatrice Luisa Duarte, “il ne s’agit pas simplement de juxtaposer géométrie, idéale, limpide, organisée, avec des traces rhizomatiques imprévisibles proches du domaine vital du corps; il s’agit aussi de spéculer sur une autre origine, et, pourquoi pas?, une autre destinée, pour l’abstraction géométrique” [9].
Le travail de Varejão nous rappelle constamment que l’art n’est jamais innocent, jamais purement esthétique. Il est toujours imbriqué dans des systèmes de pouvoir, des histoires de domination et de résistance. Mais plutôt que de s’enfermer dans une posture accusatoire stérile, elle propose une vision plus complexe, plus nuancée, qui reconnaît les traumatismes du passé tout en imaginant de nouvelles possibilités pour l’avenir.
C’est sans doute ce qui rend son travail si pertinent aujourd’hui, à une époque où nous voyons resurgir partout des mouvements réactionnaires prônant le repli identitaire et le rejet de la différence. Face à cette tentation du mur, de la barrière, de la frontière fermée, l’art de Varejão nous rappelle que nos identités sont toujours déjà métisses, toujours déjà en relation avec l’autre. Dans ce sens, son oeuvre n’est pas seulement une critique du passé colonial, mais aussi une proposition pour un futur décolonial.
Alors que certains s’accrochent désespérément à des notions de pureté culturelle, de communauté imaginée fondée sur la ressemblance, Varejão affirme la fécondité du croisement, du mélange, de la rencontre. Sa poétique de la différence est finalement un acte politique des plus radicaux, elle nous invite à imaginer d’autres épistémologies, distinctes des discours anthro/phallo/égocentriques et totalisants qui ont dominé jusqu’ici.
Comment ne pas être subjugué par la cohérence d’une oeuvre qui, depuis plusieurs décennies, explore inlassablement les mêmes thèmes tout en se renouvelant constamment ? Des premières peintures baroques des années 1980 aux installations monumentales d’aujourd’hui, Varejão a construit un langage visuel singulier, immédiatement reconnaissable mais jamais prévisible.
Il est grand temps que les institutions artistiques occidentales reconnaissent pleinement l’importance de son travail, non pas comme une curiosité exotique venue du Sud global, mais comme une contribution majeure aux débats contemporains sur l’identité, l’histoire et le pouvoir. Car Adriana Varejão n’est pas seulement une grande artiste brésilienne, elle est une artiste essentielle pour comprendre notre monde post-colonial.
- Michel Foucault, “L’oeil du pouvoir”, entretien avec Jean-Pierre Barou et Michelle Perrot, in Bentham, “Le Panoptique”, Paris, Belfond, 1977.
- Jacques Derrida, “De la grammatologie”, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
- Jochen Volz, cité dans “Adriana Varejão: Sutures, fissures, ruínas”, catalogue d’exposition, Pinacoteca de São Paulo, 2022.
- Georges Bataille, “L’Érotisme”, Paris, Éditions de Minuit, 1957.
- Severo Sarduy, “Escrito sobre um corpo”, São Paulo, Perspectiva, 1979.
- Claude Lévi-Strauss, “Tristes Tropiques”, Paris, Plon, 1955.
- Édouard Glissant, “Introduction à une poétique du divers”, Paris, Gallimard, 1996.
- Roberto Pontual, “América Latina, geometria sensível”, catalogue d’exposition, Museu de Arte Moderna, Rio de Janeiro, 1978.
- Luisa Duarte, “Adriana Varejão: For a poetics of difference”, Gagosian Quarterly, 2021.
















