Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est temps de parler d’Alpha Centauri Kid, cet artiste numérique texan qui se prétend serviteur d’une Muse avec un M majuscule. Né en 1986 à San Antonio au Texas, l’homme s’est lancé dans l’univers des NFT en mars 2021, quittant son poste au Département de la Sécurité intérieure pour se consacrer à plein temps à la production d’oeuvres où pianos brisés, crânes ostentatoires et fleurs numériques se succèdent dans un kaléidoscope d’emprunts mal digérés. Ses ventes atteignent des sommets vertigineux, 755 ETH pour sa collection Broken Keys, plus de 100.000 dollars chez Christie’s pour ses sérigraphies, mais l’argent, comme chacun sait, ne fait pas le talent. Ce qui dérange chez Alpha Centauri Kid, ce n’est pas tant ce qu’il fait que ce qu’il prétend faire : servir humblement une inspiration divine tout en pillant méthodiquement le répertoire culturel occidental.
L’artiste invoque constamment cette fameuse Muse, cette entité mystique qu’il décrit comme “l’énergie artistique qui flotte dans l’univers”. Dans ses propres mots : “Parfois, j’ai une idée si puissante qu’elle vient d’ailleurs, et c’est ce que j’appelle ‘la Muse'” [1]. Cette rhétorique de la soumission créative, cette abdication volontaire de l’intentionnalité artistique au profit d’une force supérieure, sert commodément de paravent à une démarche qui manque cruellement d’originalité conceptuelle. Quand Alpha Centauri Kid affirme “Vous devez vous soumettre complètement à la créativité, à la Muse. Je fais simplement ce que la Muse décide” [1], on ne peut s’empêcher de penser qu’il utilise cette figure tutélaire comme bouclier contre toute critique sérieuse. Après tout, comment critiquer un artiste qui se contente de “recevoir” plutôt que de créer ? Cette posture d’humilité feinte rappelle les artistes romantiques du XIXe siècle, mais là où un Caspar David Friedrich méditait sur le sublime de la nature pour produire des paysages d’une profondeur métaphysique, Alpha Centauri Kid nous sert des pianos en 3D et des portraits numériques dont la superficialité n’a d’égale que leur prétention philosophique.
Le rapport qu’entretient Alpha Centauri Kid avec la littérature illustre parfaitement cette tendance à l’appropriation superficielle. Sa série Piano Blossoms de 2024 revendique explicitement des liens avec l’oeuvre de Lewis Carroll, notamment Alice aux Pays des Merveilles, publié en 1865. Carroll, mathématicien à l’Université d’Oxford, avait créé avec Alice une oeuvre qui jouait magistralement avec la logique, le langage et les conventions victoriennes [2]. Le récit de Lewis Carroll fonctionne sur plusieurs niveaux : conte pour enfants en surface, satire sociale en profondeur, exploration des paradoxes logiques et mathématiques au coeur même de sa structure narrative. Lewis Carroll avait compris que le non-sens pouvait être un outil critique puissant, que l’absurde était une manière de questionner les certitudes de son époque.
Dans Wonderland, intitulée d’après l’oeuvre de Carroll, Alpha Centauri Kid nous présente des touches de piano qui spiralent vers le bas comme un escalier, évoquant le terrier du lapin. Le visage du Chat du Cheshire émerge dans le coin supérieur gauche, résultat que l’artiste décrit comme “involontaire mais délicieux”. Cette involontarité supposée est révélatrice : là où Carroll construisait méticuleusement chaque élément de son univers avec la précision d’un logicien, Alpha Centauri Kid se félicite d’accidents heureux, comme si l’absence d’intention était une vertu artistique. Golden Afternoon, une autre pièce de la série, tire son titre du poème préface d’Alice et montre un clavier rose spectral dérivant vers un paysage floral abstrait. L’effet est certes esthétiquement plaisant, mais où se trouve la profondeur conceptuelle ?
Carroll utilisait l’absurde comme un scalpel pour disséquer les conventions sociales victoriennes, pour critiquer un système éducatif basé sur l’apprentissage mécanique, pour explorer les limites du langage et de la logique. Son oeuvre est née dans un contexte précis, celui d’une Angleterre victorienne rigide et moralisatrice, et elle constituait une subversion radicale des attentes littéraires de l’époque. Alpha Centauri Kid, lui, emprunte les motifs visuels de Carroll, le terrier, le Chat du Cheshire, le titre Golden Afternoon, sans s’engager dans aucune des questions philosophiques, linguistiques ou sociales qui animaient l’oeuvre originale. C’est du Carroll décoratif, du Carroll de surface, du Carroll pour collectionneurs de NFT qui veulent pouvoir dire qu’ils possèdent une référence culturelle légitime. La littérature devient chez lui un simple réservoir d’images, un catalogue de motifs à réutiliser sans en saisir la substance. Lewis Carroll écrivait dans un monde où la photographie venait d’être inventée et bouleversait notre rapport à l’image et à la réalité ; Alpha Centauri Kid produit des rendus 3D dans un monde saturé d’images numériques sans jamais questionner ce que cela signifie.
Le problème s’aggrave encore lorsqu’on examine le rapport d’Alpha Centauri Kid aux beaux-arts traditionnels, particulièrement à Andy Warhol. En 2022, l’artiste a produit une série de quatre sérigraphies représentant sa Muse, vendues chez Christie’s pour plus de 100.000 dollars à l’époque où les NFTs représentaient encore un marché. Ces oeuvres s’inspirent explicitement du travail de Warhol, notamment de ses portraits de célébrités des années 1960. La référence est claire, presque trop claire : quatre panneaux, des couleurs vives, une technique de sérigraphie, une répétition du même motif avec des variations chromatiques. Warhol avait commencé à utiliser la sérigraphie photographique au début des années 1960, transformant cette technique commerciale en moyen d’expression artistique [3]. Pour lui, la sérigraphie était un commentaire sur la société de consommation, sur la reproductibilité mécanique de l’art à l’ère de la production de masse, sur la marchandisation de la célébrité. Quand Warhol répétait l’image de Marilyn Monroe ou d’Elizabeth Taylor, il ne célébrait pas ces icônes, il révélait leur statut de marchandises, d’images reproduites ad nauseam jusqu’à perdre tout sens.
La technique de sérigraphie de Warhol combinait des photographies avec des arrière-plans peints à la main, créant des oeuvres où l’imperfection était intentionnelle. Les décalages, les bavures, les variations d’intensité d’encre n’étaient pas des défauts mais des choix esthétiques qui soulignaient la tension entre l’artisanal et l’industriel. Warhol disait vouloir “être une machine”, mais cette déclaration était profondément ironique : ses oeuvres portaient toujours la trace de la main humaine, même dans leur processus mécanique. La sérigraphie permettait à Warhol de produire des multiples, remettant en question la notion romantique de l’oeuvre unique et précieuse. C’était une position radicale face à l’Expressionnisme abstrait qui dominait la scène artistique américaine des années 1950, avec ses grandes toiles gestuelles et son emphase sur le geste de l’artiste.
Alpha Centauri Kid emprunte la technique et l’esthétique de Warhol sans en saisir la critique sous-jacente. Ses sérigraphies de la Muse utilisent les couleurs vives et la répétition formelle de Warhol, mais dans quel but ? Pour représenter une entité mystique qui n’existe que dans son imagination, pour célébrer sa propre créativité plutôt que pour la questionner. Là où Warhol démystifiait la célébrité en la réduisant à une image reproduite mécaniquement, Alpha Centauri Kid mystifie son propre processus créatif en l’attribuant à une force surnaturelle. C’est exactement l’inverse de la démarche de Warhol. De plus, quand Alpha Centauri Kid produit ces sérigraphies en 2022, la technique n’a plus rien de subversif. La sérigraphie est devenue une pratique artistique établie, enseignée dans les écoles d’art, utilisée par d’innombrables artistes contemporains. En empruntant cette technique plus de cinquante ans après Warhol, Alpha Centauri Kid ne fait aucun commentaire nouveau sur la reproduction, la marchandisation ou la culture de masse. Il se contente d’exploiter l’aura de Warhol pour conférer une légitimité historique à son propre travail.
L’artiste affirme que “le piano était ma première porte d’entrée vers la Muse. Une seule touche pouvait ouvrir mon esprit et mon imagination à de nouvelles idées et thèmes à explorer” [1]. Cette relation au piano, qui traverse toute son oeuvre, de Pianos in Paris à la collection Broken Keys de quarante-huit pièces uniques, pourrait être touchante si elle n’était pas si complaisante. Le piano comme symbole a une longue histoire dans l’art occidental : instrument de la bourgeoisie cultivée du XIXe siècle, objet domestique chargé de nostalgie, instrument privilégié des compositeurs romantiques. Mais Alpha Centauri Kid ne fait rien de cette richesse symbolique. Ses pianos sont des objets décoratifs, rendus en 3D dans Cinema 4D, brisés ou ornés de fleurs, placés dans des scènes surréalistes sans véritable profondeur narrative. Ils sont beaux, certes, techniquement accomplis, mais vides de substance. On pense à ces objets de design coûteux qui ornent les appartements des nouveaux riches de la cryptomonnaie : esthétiquement plaisants, culturellement références, mais fondamentalement superficiels.
La collaboration avec Avant Arte pour produire des impressions physiques de ses oeuvres numériques révèle une autre facette problématique de sa pratique. L’entreprise londonienne Make-Ready a travaillé avec lui pour incorporer trente-et-une couches de texture et de brillance à la surface de chaque impression, utilisant une technique d’impression à pigmentation UV en relief. Le résultat est une série d’objets de grande taille, aux couleurs vibrantes, hautement tactiles. C’est techniquement impressionnant, commercialement astucieux, mais artistiquement creux. L’emphase mise sur la matérialité luxueuse de ces impressions, les multiples couches, la texture et la brillance, trahit une confusion entre valeur matérielle et valeur artistique. On achète un objet coûteux, fabriqué avec des techniques sophistiquées, mais pas nécessairement une oeuvre qui porte du sens.
Le projet le plus ambitieux d’Alpha Centauri Kid, son Grand Skull Piano qui a été présenté au Carnegie Hall à New York le 5 septembre 2025, cristallise tous les problèmes de son approche. Il a construit avec son beau-père, décrit comme “un maître menuisier”, un piano Steinway surmonté d’un crâne grandeur nature. L’oeuvre était auto-jouante, et la pianiste conservait le contrôle de la musique qu’elle jouait via un NFT associé. C’était un geste spectaculaire, certes, un objet qui a attiré l’attention, mais qu’est-ce que cela dit ? Un crâne sur un piano : memento mori, vanité, conscience de la mortalité. Ces thèmes ont été explorés pendant des siècles dans l’art occidental, des natures mortes hollandaises du XVIIe siècle aux oeuvres de Damien Hirst. Alpha Centauri Kid n’apporte rien de nouveau à cette iconographie ancienne. Il la reproduit, la rend monumentale, la place dans un lieu prestigieux, mais sans profondeur conceptuelle supplémentaire. Le fait que le NFT associé lui permette de contrôler la musique à distance ajoute une dimension technologique, mais cette dimension semble être plus un gadget qu’une réflexion sérieuse sur le contrôle, la propriété ou l’autonomie de l’oeuvre d’art à l’ère numérique.
Ce qui manque fondamentalement à Alpha Centauri Kid, c’est une véritable pensée critique sur son propre médium et sur le contexte culturel dans lequel il opère. Il travaille dans le monde des NFT, un univers où l’art devient spéculation financière, où la valeur d’une oeuvre se mesure en Ethereum plutôt qu’en pertinence culturelle. Ce serait une opportunité extraordinaire de questionner ce que signifie faire de l’art dans un tel contexte, d’explorer les implications de la blockchain pour la propriété et l’authenticité, de réfléchir à ce que devient l’art quand il se réduit à un jeton sur un registre distribué. Mais Alpha Centauri Kid ne semble pas intéressé par ces questions. Il utilise la technologie NFT comme un moyen de vendre son travail, point final. Les références à Carroll, à Warhol, à Van Gogh, à Hieronymus Bosch qui parsèment son oeuvre ne sont pas le résultat d’un dialogue profond avec l’histoire de l’art, mais des citations décoratives, des signaux culturels destinés à conférer du prestige à sa production.
L’histoire de l’art est pleine d’artistes qui ont emprunté à leurs prédécesseurs, qui se sont nourris de références culturelles diverses. Mais les grands artistes transforment ces emprunts, les digèrent, les réinventent pour produire quelque chose de neuf. Picasso s’inspirait de l’art africain, mais créait le cubisme. Jeff Koons utilisait des objets kitsch, mais produisait un commentaire complexe sur le goût, la classe et la valeur. Alpha Centauri Kid emprunte les motifs de Carroll et l’esthétique de Warhol, mais ne produit qu’une version édulcorée et décorative de ces références. Son art plaît aux collectionneurs de NFT parce qu’il est visuellement attractif, techniquement compétent et culturellement rassurant. On peut le posséder sans avoir à se confronter à des questions difficiles, sans être dérangé, sans être forcé de remettre en question quoi que ce soit. C’est de l’art confortable pour une époque qui préfère le confort à la confrontation.
La question n’est pas de savoir si Alpha Centauri Kid est sincère dans sa dévotion à cette Muse qu’il invoque constamment. Il l’est probablement. La question n’est pas non plus de savoir s’il possède des compétences techniques. Il les possède manifestement, et ses rendus 3D dans Cinema 4D témoignent d’une maîtrise certaine des outils numériques. La question est de savoir si son travail apporte quelque chose de substantiel au discours artistique contemporain, s’il nous aide à comprendre notre époque, s’il nous force à voir différemment. Et sur ces critères, Alpha Centauri Kid échoue. Son oeuvre est une surface brillante sans profondeur, un assemblage de références culturelles sans pensée critique, une célébration de la créativité personnelle dépourvue d’engagement avec les questions sociales, politiques ou philosophiques qui devraient occuper un artiste sérieux en 2025. Il produit des objets désirables pour un marché avide de légitimité culturelle, mais il ne produit pas d’art qui compte vraiment, d’art qui résistera à l’épreuve du temps quand la bulle spéculative des NFT se sera dégonflée, ce qui a déjà bien commencé. Lewis Carroll nous a donné une critique acérée de la société victorienne déguisée en conte pour enfants. Andy Warhol nous a donné une réflexion profonde sur la marchandisation de la culture à l’ère de la reproduction mécanique. Alpha Centauri Kid, lui, nous donne des pianos brisés et des crânes numériques, esthétiques peut-être, mais fondamentalement vides. L’empereur numérique est nu, et sa Muse ne peut pas l’habiller.
- The Monty Report, “A Conversation With Alpha Centauri Kid, Part 1: The Gateway To The Muse”, mai 2023.
- Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland, Macmillan and Co., Londres, 1865.
- Andy Warhol cité dans Gene Swenson, “What is Pop Art? Answers from 8 Painters, Part I”, Art News, novembre 1963.
















