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Barbara Kruger : Paroles rouges sur fond de pouvoir

Publié le : 27 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 17 minutes

Avec ses photographies en noir et blanc surmontées de textes percutants, Barbara Kruger a créé un langage visuel détourné par tous. Son art nous confronte à nos contradictions et révèle la mécanique des pouvoirs qui infiltrent notre quotidien.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, arrêtez un instant votre petit manège de pseudo-intellectuels en quête de la prochaine sensation artistique à dévorer comme des vautours affamés. Barbara Kruger n’est pas simplement une artiste qui colle des mots sur des images. Elle est celle qui a compris, bien avant notre ère d’Instagram et de mèmes viraux, que le langage visuel pouvait être détourné, réapproprié et transformé en arme de destruction massive contre le statu quo.

Cette femme née en 1945 dans le New Jersey prolétaire, cette outsider devenue insider sans jamais perdre sa rage, n’a jamais cessé de nous mettre face à nos contradictions. Avec ses photographies en noir et blanc surmontées de textes blancs sur fond rouge, Kruger a créé un langage visuel si distinctif qu’il a été pillé par tous, des marques de streetwear aux publicitaires, preuve que le capitalisme dévore même ce qui le critique. Quelle délicieuse ironie, non?

Sa rétrospective qui vient de se terminer à la Serpentine Gallery à Londres, intitulée “Thinking of You. I Mean Me. I Mean You”, témoigne de l’actualité brûlante de son travail. Dans un monde où les frontières entre réalité et fiction s’estompent comme de la buée sur un miroir, Kruger reste cette voix claire qui nous dit : “Regardez ce que vous êtes devenus. Regardez ce que nous sommes devenus.” Et nous regardons, fascinés, horrifiés, incapables de détourner le regard.

La littérature dystopique : l’anticipation des cauchemars éveillés

L’oeuvre de Barbara Kruger résonne profondément avec les dystopies littéraires qui ont anticipé notre présent désenchanté. Quand elle déclare, sur ce mur gigantesque de la Serpentine, “If you want a picture of the future, imagine a boot stomping on a human face, forever” (Si vous voulez une image du futur, imaginez une botte piétinant un visage humain, indéfiniment), elle convoque directement le spectre de George Orwell et son 1984 [1]. Cette phrase, qui nous glace le sang par sa lucidité brutale, établit une connexion viscérale entre l’univers orwellien et notre réalité contemporaine.

Comme Orwell l’a prédit, le langage est devenu le champ de bataille principal de notre époque. La novlangue orwellienne n’est plus une fiction mais notre quotidien, où les mots sont vidés de leur sens, retournés, manipulés. En détournant les codes visuels de la publicité et de la propagande, Kruger pratique ce que l’écrivain appelait “la rébellion linguistique” contre le pouvoir. Elle comprend, comme lui, que “si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée” [2].

Dans “Untitled (Your body is a battleground)”, cette oeuvre iconique de 1989 créée pour la Marche des femmes à Washington, Kruger ne fait pas que défendre le droit à l’avortement, elle nous plonge dans la vision cauchemardesque anticipée par Margaret Atwood dans “La Servante écarlate”. Cette femme au visage coupé en deux, positif et négatif, nous rappelle avec une terrifiante précision que le corps féminin est le premier territoire colonisé par les pouvoirs autoritaires. Trente-cinq ans plus tard, alors que les droits reproductifs sont menacés à travers le monde, cette image n’a rien perdu de sa puissance prophétique.

Quand Kruger déclare “Our people are better than your people. More intelligent, more powerful, more beautiful, and cleaner. We are good and you are evil. God is on our side” (Nos gens sont meilleurs que les vôtres. Plus intelligents, plus puissants, plus beaux et plus propres. Nous sommes les gentils, et vous êtes les méchants. Dieu est de notre côté), elle expose la rhétorique nationaliste et totalitaire avec une précision chirurgicale. Elle déconstruit le “nous contre eux” qui structure tant d’oeuvres dystopiques, d’Orwell à Zamiatine en passant par Huxley. Son art devient alors une forme de contre-fiction qui utilise les armes de l’ennemi, les slogans, les formules choc, les images manipulatrices, pour faire imploser le système de l’intérieur.

Cette capacité à révéler la mécanique de la dystopie en temps réel fait de Kruger bien plus qu’une artiste: elle devient une sentinelle, une Cassandre moderne dont les avertissements sont enfin entendus, trop tard peut-être. “The secret of the demagogue is to make himself as stupid as his audience so that they believe they’re as clever as he is” (Le secret du démagogue, c’est de se rendre aussi stupide que son auditoire afin qu’il croie être aussi intelligent que lui), nous dit-elle en citant Karl Kraus. Une formule qui résonne avec une acuité particulière dans notre époque de simplification excessive du discours politique.

L’architecture sociale: construire et déconstruire l’espace

Si la littérature dystopique nous offre une grille de lecture pour comprendre la dimension politique de l’oeuvre de Kruger, c’est vers l’architecture qu’il faut se tourner pour saisir sa relation à l’espace et au pouvoir. Barbara Kruger n’est pas simplement une artiste qui accroche des images sur un mur, elle est une architecte de notre perception, qui comprend que l’espace n’est jamais neutre mais toujours politique.

Quand elle investit l’espace muséal, comme à l’Art Institute of Chicago ou au Hirshhorn Museum avec “Belief+Doubt”, Kruger ne se contente pas d’occuper les lieux : elle les transforme en territoires contestés. En recouvrant sols, murs et plafonds de textes géants, elle crée ce que l’architecte Rem Koolhaas appellerait des “espaces de friction” [3], des zones où notre perception habituelle est perturbée, où nous sommes forcés de négocier activement notre relation à l’environnement.

Cette approche architecturale du message visuel s’inscrit dans la lignée des théories de Le Corbusier sur “l’espace indicible”, cet espace qui transcende les dimensions physiques pour atteindre une dimension émotionnelle et politique. Kruger comprend, comme lui, que “l’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière” [4], mais elle ajoute à cette définition une dimension critique essentielle : l’architecture est aussi un système de pouvoir qui organise nos corps et nos esprits.

Dans sa série “Hospital” de 1977, Kruger explorait déjà comment l’architecture institutionnelle façonne notre expérience et notre identité. À travers des photographies d’espaces médicaux froids et impersonnels, elle révélait comment l’architecture hospitalière déshumanise et objectifie les patients. “The manipulation of the object/The blaming of the victim/The accusation of hysteria/The making mute” (La manipulation de l’objet / L’accusation de la victime / L’accusation d’hystérie / La mise au silence), déclarait-elle, exposant les mécanismes par lesquels l’espace architectural devient un instrument de contrôle social.

Cette sensibilité architecturale atteint son apogée dans sa collaboration avec l’agence Smith-Miller + Hawkinson pour le projet “Imperfect Utopia” au North Carolina Museum of Art. Leur manifeste révèle une approche radicalement nouvelle de l’espace public : “To disperse the univocality of a ‘Master Plan’ into an aerosol of imaginary conversations and inclusionary tactics. To bring in rather than leave out. To make signs. To re-naturalize.” (Disperser l’univocité d’un “Plan Directeur” en un aérosol de conversations imaginaires et de tactiques d’inclusion. Faire entrer plutôt qu’exclure. Produire des signes. Re-naturaliser) [5] Ici, Kruger ne se contente plus de critiquer l’architecture dominante, elle propose une contre-architecture, un espace alternatif qui embrasse la multiplicité et rejette l’unicité du “plan maître”.

Cette vision architecturale subversive trouve son expression la plus puissante dans ses installations immersives, comme celle de la Kunstverein de Cologne en 1990. En peignant le sol en rouge sang et en inscrivant sur les poutres du plafond des questions comme “Who makes history? Who does the crime? Who is housed?”, Kruger transforme l’espace muséal en un théâtre de la cruauté où le corps du spectateur est littéralement pris dans les filets du langage. Comme l’écrit David Deitcher, “If the earlier gallery installations resulted in theaters of condescension, then this one, at the Cologne Kunstverein in August 1990, must rank as a new theater of cruelty.” [6] (Si les premières installations en galerie donnaient lieu à des théâtres de condescendance, alors celle-ci, au Kunstverein de Cologne en août 1990, doit être considérée comme un nouveau théâtre de la cruauté).

Cette conscience aiguë de la dimension spatiale du pouvoir fait de Kruger une héritière critique de Michel Foucault, pour qui l’architecture était indissociable des technologies disciplinaires. Quand elle déclare “All violence is the illustration of a pathetic stereotype” (Toute violence est l’illustration d’un stéréotype pathétique), elle ne fait pas que dénoncer la violence, elle expose comment cette violence est inscrite dans l’organisation même de notre espace social, comment elle est “architecturée”.

En 2016, pour son installation au National Gallery of Art à Washington, Kruger ne s’est pas contentée d’accrocher des oeuvres, elle a créé un environnement total où le spectateur est confronté à ses propres préjugés et contradictions. En transformant les escaliers en surfaces de texte (“Not Dead Enough”, “Not Loud Enough”), elle fait de l’architecture elle-même un message, un cri de protestation. L’espace n’est plus le contenant neutre de l’oeuvre mais devient l’oeuvre elle-même, un système sémiotique complexe qui nous force à repenser notre relation au monde.

Dans son projet pour Seattle, où un hangar historique devait être transformé en lieu de mémoire, Kruger a montré sa compréhension profonde de ce que l’architecte Bernard Tschumi appelle “l’architecture de la disjonction” [7], cette architecture qui crée délibérément des tensions et des contradictions pour révéler les forces sociales en jeu. Quand le bâtiment a été démoli malgré le projet approuvé, Kruger a transformé cet acte de destruction en une nouvelle oeuvre, en encerclant l’espace vide de questions brûlantes : “Who makes history?” “What disappears?” “What remains?” (“Qui fait l’histoire ?” “Qu’est-ce qui disparaît ?” “Que reste-t-il ?”). Cette capacité à intégrer même la destruction de son projet dans une nouvelle proposition artistique montre sa maîtrise profonde des enjeux architecturaux et politiques de l’espace.

Ainsi, Barbara Kruger ne se contente pas d’utiliser l’architecture comme support, elle pense architecturalement. Elle comprend que, comme l’écrivait Winston Churchill, “nous façonnons nos bâtiments, puis nos bâtiments nous façonnent” [8]. Ses installations nous rappellent que l’espace n’est jamais innocent, que chaque configuration architecturale porte en elle une vision politique du monde.

L’art comme virus: contamination et résistance

Face à un système qui récupère tout, même la critique, quelle stratégie adopter? Barbara Kruger a trouvé la sienne : devenir un virus qui infecte le système de l’intérieur. Sa pratique artistique fonctionne comme une forme de “sabotage sémiotique”, pour reprendre le concept du théoricien Umberto Eco [9].

Quand la marque Supreme s’approprie son esthétique pour vendre des skateboards et des vêtements de streetwear, quand d’innombrables publicitaires imitent son style visuel pour vendre des produits, Kruger ne s’offusque pas, elle s’adapte. Dans son installation “Untitled (That’s the way we do it)” (2011/2020), elle réapproprie ces copies et imitations, créant une méta-oeuvre qui expose la circulation virale des signes dans notre culture. Elle comprend, comme Eco, que dans la “guérilla sémiotique”, il ne s’agit pas de contrôler le message mais de perturber les canaux de communication.

Cette stratégie virale explique aussi pourquoi Kruger refuse de limiter son travail à un seul médium ou à un seul contexte. Elle crée des T-shirts, des affiches, des billboards, des couvertures de magazines, des cartes postales, tout support susceptible de propager son message. Elle collabore avec des architectes, écrit de la critique cinématographique, conçoit des campagnes publicitaires. Comme elle l’explique elle-même, cette diversité lui permet de “questionner les limitations de la vocation” [10] et d’échapper à la récupération institutionnelle.

La manière dont Kruger a investi l’espace public avec ses messages provocateurs rappelle les tactiques de “détournement” préconisées par Guy Debord et les situationnistes. Quand elle placarde “Your body is a battleground” sur les murs de New York, quand elle transforme les bus en surfaces de contestation, elle pratique ce que Debord appelait “le détournement comme négation et comme prélude” [11], la négation de l’ordre existant et le prélude à un nouvel ordre possible.

Ce qui distingue Kruger, cependant, c’est sa compréhension que la résistance ne peut plus se faire depuis un espace extérieur au système. Dans un monde où, comme elle le dit elle-même, “outside the market there is nothing, not a piece of lint, a cardigan, a coffee table, a human being” [12] (En dehors du marché, il n’y a rien, pas un bout de peluche, un gilet, une table basse, un être humain), la seule stratégie viable est l’infiltration virale. Ses oeuvres ne prétendent pas occuper un espace pur, extérieur à la contamination, elles embrassent cette contamination comme condition même de leur efficacité.

Cette tactique virale atteint son apogée dans ses installations récentes, comme “No Comment” (2020), où elle juxtapose des chats dans des cuvettes de toilettes, des selfies flous, et des citations de Voltaire et Kendrick Lamar. Ce mélange chaotique de culture populaire et de philosophie, de trivial et de profond, reflète parfaitement notre expérience contemporaine des médias sociaux. Kruger ne se contente pas de critiquer cette expérience, elle la reproduit, l’amplifie jusqu’à l’absurde, créant ce que la théoricienne des médias Katherine Hayles appellerait un “feedback loop” [13] (un cercle vicieux) entre le système et sa critique.

En refusant de s’enfermer dans une identité artistique stable, en multipliant les formats et les contextes, Kruger pratique ce que Deleuze et Guattari appelleraient une “nomadologie” [14], une pensée en mouvement constant qui échappe aux structures fixes du pouvoir. Elle est, comme ils l’écrivent, “toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo” [15].

Cette stratégie nomade fait de Kruger une artiste particulièrement adaptée à notre époque de flux constants et de mutations rapides. Alors que tant d’artistes “politiques” finissent par être neutralisés par leur succès institutionnel, Kruger continue de nous surprendre, de nous provoquer, de nous déranger. Son refus de toute définition stable, sa capacité à muter et à s’adapter, font d’elle non pas une simple commentatrice de notre temps, mais une véritable survivante culturelle, une artiste qui a compris que dans un monde viral, seul un art viral peut être véritablement efficace.

La transmission impossible

Barbara Kruger est partout et nulle part à la fois. Son esthétique a tellement imprégné notre culture visuelle qu’elle est devenue presque invisible, comme l’air que nous respirons. Dans un monde saturé d’images et de slogans, où des adolescents peuvent dire en visitant une exposition de Kruger qu’elle “donne des vibes Supreme”, l’ironie atteint son comble. Comme l’a noté un critique lors de son exposition à Chicago, “It’s giving me Supreme vibes” [16] (Il y a un petit côté Supreme), renversant complètement la relation d’origine entre l’artiste et ses imitateurs.

Cette dissolution de l’auteur dans son oeuvre renvoie à ce que Michel Foucault théorisait comme “la mort de l’auteur” [17]. Kruger elle-même semble avoir anticipé cette disparition en refusant constamment de faire de sa personne le centre de son art. Contrairement à tant d’artistes contemporains qui construisent méticuleusement leur persona publique, Kruger a toujours résisté à la reproduction de son image. Son visage n’apparaît presque jamais, ses interviews sont rares, sa présence physique s’efface au profit de ses messages.

Cette dissolution de l’auteur n’est pas une simple coquetterie, c’est une stratégie délibérée qui renforce l’impact de son travail. En rendant sa présence aussi fantomatique que possible, Kruger transforme ses oeuvres en messages anonymes, en vérités qui semblent surgir spontanément des murs de la cité, comme les graffitis d’un prophète urbain. Elle pratique ce que Susan Sontag appelait “l’esthétique du silence” [18], cette forme radicale de communication qui procède par soustraction plutôt que par addition.

Cette disparition programmée de l’artiste derrière son oeuvre prend une dimension particulièrement poignante quand on considère le rôle historique de Kruger dans l’affirmation des femmes artistes. À une époque où les femmes devaient “crier pour être vues”, selon l’expression de Debra Brehmer [19], Kruger a trouvé une autre voie : non pas s’imposer comme sujet, mais disparaître en tant qu’auteur pour que ses messages résonnent avec d’autant plus de force.

Cette stratégie atteint son apogée dans les installations récentes comme “Thinking of You. I Mean Me. I Mean You” à la Serpentine Gallery de Londres, où le visiteur est littéralement submergé par un déluge de mots et d’images qui tournent, se superposent, s’entrechoquent. L’expérience est décrite par Alexandra De Taddeo comme “un monde en ruines” [20], où les repères traditionnels, y compris la figure de l’artiste, ont disparu.

C’est précisément cette dissolution qui fait la force contemporaine de Kruger. Dans un monde où l’authenticité est devenue une marchandise comme une autre, où les “créateurs de contenu” monétisent jusqu’à leurs moments les plus intimes, la disparition volontaire de Kruger représente peut-être la forme ultime de résistance. Elle pratique ce que l’écrivain Édouard Glissant appelait “le droit à l’opacité” [21], le refus d’être réduit à une identité transparente, consommable.

C’est peut-être dans cette tension entre l’omniprésence de son style et l’absence de sa personne que réside la plus grande contribution de Kruger à l’art contemporain. Elle nous rappelle que l’art n’est pas l’expression d’une individualité, mais une forme de communication, un dialogue avec le monde. Comme l’écrit Adrian Searle, ses mots sont “des bombes à retardement, des détonations prophétiques qui ne s’arrêtent jamais” [22]. Et c’est précisément parce qu’ils semblent venir de nulle part qu’ils nous atteignent partout.

Quand Kruger déclare “I shop therefore I am” (Je consomme donc je suis), quand elle affirme “Your body is a battleground” (Ton corps est un champ de bataille), quand elle demande “Who is beyond the law?” (Qui est au-dessus des lois ?), ces mots ne sont pas les siens, ils sont les nôtres. Ils nous appartiennent, comme nous appartiennent les questions qu’ils soulèvent. Et c’est peut-être là le plus grand tour de force de cette artiste qui a si bien compris que, dans un monde saturé de messages, le message le plus puissant est celui qui semble n’avoir pas d’émetteur.

Alors, on fait quoi maintenant?

Voilà où nous en sommes avec Barbara Kruger, bande de snobs. Une artiste qui a tellement influencé notre culture visuelle que nous ne savons plus si c’est elle qui imite la publicité ou la publicité qui l’imite. Une femme qui a utilisé les armes du système, la séduction des images, la puissance des slogans, pour le subvertir de l’intérieur. Une créatrice qui refuse de se laisser définir, qui glisse entre les catégories comme une anguille entre les mains d’un pêcheur maladroit.

C’est là toute la force et tout le paradoxe de son travail. En s’appropriant les codes de la communication capitaliste, Kruger risque constamment d’être récupérée par ce même système qu’elle critique. Mais c’est précisément cette proximité dangereuse, cette contamination réciproque, qui donne à son art sa puissance subversive. Comme un vaccin qui contient une version atténuée du virus pour stimuler nos défenses immunitaires, l’art de Kruger nous inocule contre la manipulation médiatique en utilisant ses propres méthodes.

Dans un monde où l’attention est devenue la ressource la plus rare, où nous sommes constamment sollicités par des messages qui nous exhortent à consommer toujours plus, Kruger nous offre un antidote paradoxal : plus de messages, plus d’images, mais des messages qui s’annulent, qui se contredisent, qui révèlent leur propre mécanique. Cette stratégie de surenchère atteint son apogée dans des installations comme “Untitled (No Comment)” (2020), où le spectateur est bombardé d’images et de sons jusqu’à saturation.

Ne vous y trompez pas : derrière l’apparente simplicité de ses slogans se cache une intelligence redoutable, une compréhension profonde des mécanismes de la psyché humaine. Kruger sait que nous désirons ce qui nous manque, que nous achetons ce que nous croyons être plutôt que ce dont nous avons besoin, que nous nous définissons par nos possessions aussi sûrement que par nos convictions. Et au lieu de nous sermonner, elle nous tend un miroir, déformant certes, mais un miroir quand même.

À presque 80 ans, cette artiste continue de nous surprendre, de nous bousculer, de nous irriter. Elle refuse de se figer dans une posture, de devenir la caricature d’elle-même. Chaque nouvelle exposition est une réinvention, une mise en question de son propre héritage. Cette capacité à demeurer contemporaine, à épouser les mutations de notre culture sans perdre sa voix distinctive, fait d’elle bien plus qu’une simple figure historique de l’art féministe des années 1980.

Ce qui fait la grandeur de Barbara Kruger, c’est peut-être moins ce qu’elle nous dit que la façon dont elle nous force à écouter. Dans une culture du scroll infini, où les images défilent sans laisser de trace, ses oeuvres nous arrêtent, nous interpellent, nous bousculent. Elles créent ce que Walter Benjamin aurait appelé “un instant de danger” [23], ce moment fugace où la conscience historique surgit comme un éclair, illuminant le présent de l’intérieur.

Alors la prochaine fois que vous croiserez une de ses oeuvres, arrêtez-vous. Regardez vraiment. Lisez vraiment. Et demandez-vous si ce n’est pas vous qui êtes regardé, vous qui êtes lu, vous qui êtes déchiffré par ces images qui semblent vous déchiffrer. Car c’est là tout le génie de Barbara Kruger : dans un monde où nous consommons les images, elle a créé des images qui nous consomment.


  1. Orwell, George. 1984. Londres: Secker & Warburg, 1949.
  2. Orwell, George. “Politics and the English Language” in Shooting an Elephant and Other Essays. Londres: Secker & Warburg, 1950.
  3. Koolhaas, Rem. Junkspace. Paris: Payot & Rivages, 2011.
  4. Le Corbusier. Vers une architecture. Paris: G. Crès et Cie, 1923.
  5. Kruger, Barbara et al. “Imperfect Utopia.” Proposal for North Carolina Museum of Art, 1988.
  6. Deitcher, David. “Barbara Kruger: Resisting Arrest.” Artforum, 1991.
  7. Tschumi, Bernard. Architecture and Disjunction. Cambridge: MIT Press, 1996.
  8. Churchill, Winston. Discours à la Chambre des communes, 28 octobre 1943.
  9. Eco, Umberto. La Guerre du faux. Paris: Grasset, 1985.
  10. Kruger, Barbara, citée dans “Theory, or guiding principles” pour le projet “Imperfect Utopia”, 1988.
  11. Debord, Guy. La Société du spectacle. Paris: Buchet/Chastel, 1967.
  12. Kruger, Barbara, citée dans Carol Squiers, “Diversionary (Syn)tactics: Barbara Kruger Has Her Way with Words”, Artnews 86, février 1987.
  13. Hayles, Katherine. How We Became Posthuman. Chicago: University of Chicago Press, 1999.
  14. Deleuze, Gilles et Félix Guattari. Mille Plateaux. Paris: Éditions de Minuit, 1980.
  15. Ibid.
  16. Smith, Roberta. “Barbara Kruger: A Way With Words.” The New York Times, 14 juillet 2022.
  17. Foucault, Michel. “Qu’est-ce qu’un auteur?” Bulletin de la Société française de philosophie, 63ᵉ année, n° 3, juillet-septembre 1969.
  18. Sontag, Susan. “The Aesthetics of Silence” in Styles of Radical Will. New York: Farrar, Straus and Giroux, 1969.
  19. Brehmer, Debra. “A Barbara Kruger Retrospective Mixes Capitalism and its Critique.” Hyperallergic, 6 janvier 2022.
  20. De Taddeo, Alexandra. “Review, Barbara Kruger: Thinking of You. I mean Me. I mean You, at the Serpentine, Heartbreak edition.” Medium, 18 février 2024.
  21. Glissant, Édouard. Poétique de la Relation. Paris: Gallimard, 1990.
  22. Searle, Adrian. “‘As subtle as a brick in the face’: Barbara Kruger’s cacophonous Trumpspeak premonitions.” The Guardian, 31 janvier 2024.
  23. Benjamin, Walter. “Sur le concept d’histoire” in Oeuvres III. Paris: Gallimard, 2000.
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Référence(s)

Barbara KRUGER (1945)
Prénom : Barbara
Nom de famille : KRUGER
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 80 ans (2025)

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