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Burcu Perçin : Nature blessée, humanité exposée

Publié le : 17 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Burcu Perçin transforme les ruines industrielles en paysages mentaux où se joue une critique de notre relation dysfonctionnelle avec la nature. Ses toiles sont des constructions méticuleuses, des collages orchestrés à partir de photographies qu’elle prend elle-même dans différents lieux désolés.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, les ruines industrielles n’ont jamais semblé aussi séduisantes que sous le pinceau audacieux de Burcu Perçin. Cette artiste turque, née à Ankara en 1979, transforme l’abandon en splendeur, le délabrement en poésie visuelle, les espaces oubliés en commentaires mordants sur notre condition contemporaine. Sa carrière a récemment pris un tournant : Burcu Perçin a décroché le Luxembourg Art Prize 2024, figurant parmi les trois lauréats de cette distinction internationale majeure. Allons-y franchement : sa peinture vous frappe avec la force d’une vérité que vous préféreriez ignorer.

Le travail de Perçin nous confronte à l’effondrement silencieux d’un rêve industriel. Ses toiles monumentales capturent des usines abandonnées, des carrières de marbre éventrées, des espaces vidés de présence humaine mais saturés de leurs fantômes. Ses compositions ne sont pas de simples représentations réalistes, elles sont des constructions méticuleuses, des collages soigneusement orchestrés à partir de photographies qu’elle prend elle-même dans différents lieux désolés. Elle ne se contente pas de copier la réalité ; elle la déconstruit et la reconstruit en une nouvelle vérité visuelle qui dépasse le documentaire pour atteindre une dimension allégorique.

Cette approche de Perçin me rappelle irrésistiblement l’univers littéraire de J.G. Ballard. Cet écrivain britannique de science-fiction et d’anticipation sociale explorait dans “Crash” (1974) et dans “I.G.H.” (1976) les paysages psychologiques de notre modernité tardive à travers des environnements construits puis abandonnés par l’homme [1]. Comme Ballard, Perçin transforme les ruines industrielles en paysages mentaux où se joue une critique acerbe de notre relation dysfonctionnelle avec la nature et la technologie. Les espaces désertés qu’elle peint sont les vestiges d’une utopie moderniste qui a échoué, des coquilles vides d’un progrès promis mais jamais tenu.

Dans sa série “Mountains Have No Owners”, Perçin s’attaque frontalement à la brutalité du capitalisme global envers la nature. Ces montagnes éventrées par des carrières de marbre nous rappellent que la nature n’appartient à personne, mais que cela n’empêche pas certains de la traiter comme une propriété à exploiter jusqu’à l’os. Sam Kriss, dans un article pour Viewpoint Magazine [2], laissait penser que le futur est une catastrophe qui a déjà eu lieu, et c’est précisément ce que montrent les toiles de Perçin : un futur déjà consommé, déjà ravagé, un monde post-humain où la nature commence lentement à reprendre ses droits.

L’artiste jongle avec les techniques picturales pour créer une tension palpable entre abstraction et réalisme. Ses coups de pinceau expressifs côtoient des zones d’une précision photographique, créant un dialogue visuel qui reflète le conflit entre l’organique et le mécanique. C’est brillant et terriblement efficace. Cette approche hybride fait de sa peinture un commentaire sur la peinture elle-même, interrogeant la capacité de cet art ancien à représenter notre monde contemporain fracturé.

Dans sa série “Fill in The Plant”, Perçin explore comment la nature devient un simple élément décoratif dans nos environnements urbains. Des plantes en pot disséminées le long des autoroutes, des jardins symboliques utilisés comme arguments marketing pour des résidences de luxe, la nature réduite à une cosmétique urbaine. Il y a quelque chose de profondément ballardien dans cette vision d’une nature domestiquée, transformée en accessoire, arrachée à son essence. Comme l’écrivait Ballard, “la réalité est maintenant un genre d’émission de télévision que nous pouvons changer à volonté” [3], et Perçin nous montre comment nous avons changé la nature en un simple accessoire scénographique dans le théâtre absurde de nos vies urbaines.

Mais si l’univers littéraire de Ballard résonne dans le travail de Perçin, ses toiles trouvent également un écho puissant dans la pensée du philosophe et sociologue français Henri Lefebvre. Dans “La Production de l’espace”, Lefebvre développe l’idée que l’espace n’est pas un contenant neutre mais une production sociale et politique [4]. Les espaces abandonnés que peint Perçin sont des manifestations concrètes de forces économiques et sociales, ils sont le résultat visible d’un système qui crée puis abandonne des lieux selon les fluctuations du capital.

Lefebvre distinguait l’espace “conçu” par les urbanistes et les architectes, l’espace “perçu” dans la pratique quotidienne, et l’espace “vécu” à travers ses représentations symboliques [5]. Les peintures de Perçin opèrent précisément dans cette triangulation : elles nous montrent les ruines d’espaces conçus pour la production, maintenant perçus comme abandonnés, et transformés par son art en espaces symboliques chargés d’une nouvelle signification.

Dans “Mural Domination”, Perçin introduit les graffitis comme éléments centraux de ses compositions. Ces inscriptions sur les murs des usines abandonnées représentent pour elle une “seconde vie” de ces espaces, une réappropriation symbolique. Lefebvre aurait apprécié cette dimension : pour lui, la subversion de l’espace dominant passe par de telles pratiques spatiales alternatives [6]. Les graffitis dans les toiles de Perçin sont des actes de résistance contre l’homogénéisation de l’espace par les forces du marché, ils réintroduisent une dimension humaine, subjective, dans ces lieux déshumanisés.

Le traitement que fait Perçin des carrières de marbre est particulièrement saisissant. Ces cicatrices dans le paysage naturel deviennent sous son pinceau des abstractions géométriques d’une beauté paradoxale. Elle transforme la destruction en composition formelle, non pour l’esthétiser de façon complaisante, mais pour nous forcer à regarder ce que nous préférerions ignorer. Comme l’écrivait Lefebvre, “le capitalisme et le néo-capitalisme ont produit l’espace abstrait qui contient le ‘monde de la marchandise'” [7]. Les carrières de Perçin sont l’incarnation parfaite de cet espace abstrait, la nature réduite à une ressource, à une marchandise.

La technique de Perçin mérite qu’on s’y attarde. Elle utilise des bandes de ruban adhésif pour créer des lignes nettes, des formes géométriques qui contrastent avec des zones plus expressives et texturées. Cette méthode crée une tension visuelle qui reflète la dialectique entre l’ordre rigide de l’industrie et le chaos du délabrement. C’est une approche qui rappelle les techniques du montage cinématographique, ces juxtapositions créent du sens par collision, par contraste. Lefebvre aurait apprécié cette dimension dialectique, lui qui voyait dans l’espace une arène de conflits et de contradictions [8].

Dans certaines de ses oeuvres récentes, Perçin intègre des sculptures antiques à ses paysages, établissant un lien entre passé et présent, entre culture et nature. Ces figures classiques, témoins silencieux de la destruction contemporaine, introduisent une dimension temporelle qui élargit la portée de sa critique. Comme l’écrivait Lefebvre, “l’histoire de l’espace serait l’histoire des superpositions de différentes couches, chacune générant ses contradictions” [9]. Ces sculptures antiques dans les paysages ravagés de Perçin matérialisent précisément cette superposition historique, ce dialogue entre différentes époques de l’humanité.

Sa série “Under The Rose” joue sur l’expression latine “sub rosa” (sous la rose), qui désigne ce qui est fait en secret, caché. Perçin révèle ce qui se cache dans les espaces abandonnés, traces, écritures, objets, couleurs, comme un archéologue du présent qui déchiffre les vestiges de notre civilisation industrielle. Cette approche fait écho à la méthode que Lefebvre appelait “rythmanalyse”, une lecture attentive des rythmes spatiaux et temporels qui structurent notre quotidien [10]. Les espaces de Perçin sont des capsules temporelles où le rythme frénétique de la production s’est brutalement arrêté, laissant place à une autre temporalité, plus lente, celle de la décrépitude.

Les vides dans les toiles de Perçin sont aussi éloquents que ce qu’elle choisit de représenter. Ces absences de personnes, d’activité, de vie, sont des commentaires puissants sur la condition contemporaine. Comme l’observait Lefebvre, “dans l’espace moderne, ce qui se cache et se dissimule est plus important que ce qui se montre” [11]. Les espaces désertés de Perçin révèlent, par leur vacuité même, les mécanismes invisibles du capital global qui créent puis abandonnent des lieux selon ses besoins fluctuants.

La palette chromatique de Perçin est particulièrement intéressante. Ses teintes atténuées, dominées par des gris industriels, des bleus froids et des rouges rouille, créent une atmosphère mélancolique qui contraste avec des éclats occasionnels de couleurs vives. Cette économie chromatique n’est pas sans rappeler les photographies de la New Topographics School, ces américains qui, dans les années 1970, documentaient les paysages altérés par l’homme avec une neutralité apparente qui cachait une critique sociale profonde.

Dans les oeuvres de Perçin, le paysage n’est jamais innocent, il est le résultat de forces économiques, politiques, sociales. Comme l’écrivait Lefebvre, “l’espace n’est pas un objet scientifique détourné par l’idéologie ou la politique ; il a toujours été politique et stratégique” [12]. Les montagnes éventrées, les usines abandonnées que peint Perçin sont les manifestations visibles d’un système économique global qui traite la terre comme un simple réservoir de ressources à exploiter.

Son travail nous rappelle que la crise environnementale est inséparable d’une crise sociale et politique plus large. Les carrières de marbre qui défigurent les montagnes turques sont l’équivalent local des mines à ciel ouvert au Brésil ou en Australie, des manifestations concrètes d’un même système global d’exploitation. Lefebvre nous mettait déjà en garde contre cette mondialisation de l’espace abstrait capitaliste, cette homogénéisation qui détruit les particularités locales [13].

Mais le travail de Perçin résiste à ce processus d’homogénéisation. Ses peintures sont profondément ancrées dans un contexte local, ces usines abandonnées à Istanbul, ces carrières de marbre en Turquie, tout en parlant un langage visuel universel. Elle pratique ce que Lefebvre appelait une “résistance différentielle”, une affirmation de la différence face aux forces homogénéisantes du capital global [14].

Le travail de Burcu Perçin est une méditation visuelle sur les ruines de la modernité. Ses toiles nous montrent les décombres d’un rêve industriel, les vestiges d’un projet moderniste qui promettait le progrès mais qui a souvent livré destruction et aliénation. Comme chez Ballard, ces ruines ne sont pas simplement des métaphores, elles sont les manifestations concrètes d’un système économique et social qui consomme puis abandonne espaces et ressources selon ses besoins fluctuants.

La peinture de Perçin est plus que jamais nécessaire aujourd’hui, à l’heure où la crise environnementale s’intensifie. Ses oeuvres nous forcent à regarder ce que nous préférons ignorer, la violence que nous infligeons à la nature, aux espaces, et finalement à nous-mêmes. Comme l’écrivait Ballard, “le futur est maintenant transféré du temps à l’espace” [15], et c’est précisément dans l’espace que Perçin lit notre futur, un futur déjà présent dans ces lieux abandonnés, ces paysages ravagés, ces ruines contemporaines.

Alors la prochaine fois que vous passerez devant une friche industrielle, un terrain vague, une usine abandonnée, arrêtez-vous un instant. Regardez vraiment. Et peut-être, avec un peu de chance, verrez-vous ces lieux avec les yeux de Burcu Perçin, comme des témoignages éloquents de notre condition contemporaine, comme des miroirs qui nous renvoient l’image de ce que nous sommes devenus, et de ce que nous pourrions encore être.


  1. J.G. Ballard, “Crash”, Jonathan Cape, Londres, 1974.
  2. Kriss, Sam. “The Future Has Already Happened”, article dans Viewpoint Magazine, 1er juin 2016.
  3. J.G. Ballard, “The Atrocity Exhibition”, Jonathan Cape, Londres, 1970.
  4. Henri Lefebvre, “La Production de l’espace”, Éditions Anthropos, Paris, 1974.
  5. Ibid.
  6. Henri Lefebvre, “Le Droit à la ville”, Éditions Anthropos, Paris, 1968.
  7. Henri Lefebvre, “La Production de l’espace”, op. cit.
  8. Ibid.
  9. Ibid.
  10. Henri Lefebvre, “Éléments de rythmanalyse”, Éditions Syllepse, Paris, 1992.
  11. Henri Lefebvre, “La Production de l’espace”, op. cit.
  12. Ibid.
  13. Ibid.
  14. Henri Lefebvre, “Le Droit à la ville”, op. cit.
  15. J.G. Ballard, “Myths of the Near Future”, Jonathan Cape, Londres, 1982.
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Référence(s)

Burcu PERÇIN (1979)
Prénom : Burcu
Nom de famille : PERÇIN
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Turquie

Âge : 46 ans (2025)

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