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Cai Yunfei : Maître du pocai et de la montagne sacrée

Publié le : 28 Mai 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Cai Yunfei transforme la peinture de paysage chinoise traditionnelle en explosions chromatiques contemporaines. Maître de la technique du pocai (projection de couleurs), il dissout les montagnes dans des tourbillons de pigments créant des oeuvres uniques, impossible à reproduire, qui fusionnent tradition millénaire et innovation radicale.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, je vais vous parler d’un artiste qui mérite qu’on s’arrête plus de cinq secondes devant ses toiles. Cai Yunfei, né en 1946 dans la province du Zhejiang, n’est pas simplement un autre peintre chinois contemporain qui barbouille des montagnes. Non. Cet homme a réussi quelque chose de bien plus audacieux : il a pris la tradition millénaire du shanshui et l’a propulsée dans notre époque avec une violence chromatique qui ferait pâlir les expressionnistes abstraits américains.

Regardez ses oeuvres récentes, ces explosions de couleurs qui semblent jaillir de la toile comme si la montagne elle-même avait décidé de se métamorphoser en aurore boréale. Ce n’est pas de la décoration, c’est une vision. Xu Dingyi, de la maison d’édition Rongbaozhai, a parfaitement saisi l’essence de sa démarche quand il dit que “lorsque de nombreux éléments se fondent en une seule image, cette image possède de multiples significations” [1]. Cette fusion d’éléments multiples crée une richesse de sens dans chaque tableau.

L’homme a soixante ans de pratique derrière lui. Soixante ans ! Pendant que d’autres se contentaient de répéter les formules anciennes, lui était dans les montagnes du Xinjiang, du Sichuan, errant comme un ermite moderne en quête non pas d’illumination spirituelle mais de nouvelles façons de voir. Cette obsession du terrain, cette nécessité absolue de confronter sa vision aux paysages réels, me rappelle étrangement l’acharnement de Cézanne face à la montagne Sainte-Victoire. Comme le maître d’Aix, Cai Yunfei ne cherche pas à reproduire la montagne mais à en extraire une vérité plus profonde, plus essentielle.

Mais là où Cézanne déconstruisait la forme pour révéler la structure géométrique du monde, Cai Yunfei, lui, la dissout dans un tourbillon de pigments qui semble capturer le souffle même de la création. Ses montagnes ne sont pas des masses inertes mais des entités vivantes, respirantes, presque organiques. Cette approche trouve un écho surprenant dans la philosophie de Zhuangzi, particulièrement dans sa conception de la transformation perpétuelle. Le sage taoïste écrivait que “les dix mille êtres ne cessent de se transformer”, une idée que Cai Yunfei matérialise littéralement sur la toile.

Prenez sa technique du pocai (泼彩), cette méthode de projection de couleurs qu’il a héritée de Zhang Daqian mais qu’il a poussée vers des territoires inexplorés. Zhang Daqian utilisait la couleur comme un voile mystique sur ses paysages. Cai Yunfei, lui, en fait une force primordiale qui semble surgir des entrailles de la terre. C’est là que réside son génie : avoir compris que la couleur n’est pas un ornement mais une substance, une matière première de la création au même titre que l’encre.

Son parcours artistique ressemble à ces rivières du Zhejiang qui serpentent entre les montagnes avant de se jeter dans la mer. D’abord élève à l’Académie des beaux-arts du Zhejiang dans les années 1960, puis disciple de Guan Shanyue et Li Xiongcai du mouvement Lingnan dans les années 1970, il a absorbé les enseignements sans jamais s’y soumettre totalement. Cette capacité à digérer les influences pour les transformer en quelque chose de radicalement personnel est la marque des vrais artistes.

Wang Zhong, l’ancien rédacteur en chef de la revue Meishu, note avec justesse que Cai Yunfei “pousse l’art du pocai au-delà de ce qu’avait accompli Zhang Daqian” [2]. Mais ce n’est pas une simple surenchère technique. C’est une refondation philosophique de ce que peut être la peinture de paysage au XXIe siècle.

L’aspect le plus intéressant de son oeuvre, c’est cette tension constante entre contrôle et chaos. D’un côté, une maîtrise technique impeccable héritée de décennies de pratique traditionnelle. De l’autre, cette volonté de laisser la matière picturale vivre sa propre vie, créer ses propres accidents, ses propres miracles. Chen Chuanxi remarque que ces oeuvres aux textures naturelles sont “quelque chose que personne ne peut imiter, pas même le peintre lui-même” [3]. Cette unicité absolue de chaque oeuvre n’est pas un hasard mais le résultat d’une philosophie artistique qui embrasse l’imprévisible.

Dans le contexte de l’art contemporain chinois, souvent tiraillé entre tradition et modernité, Est et Ouest, Cai Yunfei trace sa propre voie. Il ne rejette pas la tradition, comment le pourrait-il après avoir passé des décennies à en maîtriser les subtilités ?, mais il refuse aussi de s’y enfermer. Son art est une synthèse dialectique, pour reprendre un terme hégélien, où thèse (tradition) et antithèse (innovation) fusionnent en une synthèse supérieure.

Ce qui me plaît dans ses expositions récentes, notamment celle de 2021 au musée Rongbaozhai, c’est la diversité des formats et des approches. Des rouleaux monumentaux de plusieurs mètres aux petites oeuvres intimistes, chaque pièce semble explorer une facette différente de sa vision. Cette prolifération créative n’est pas de la dispersion mais plutôt la manifestation d’une curiosité insatiable, d’un refus de se laisser enfermer dans une formule.

L’influence de Zhuangzi sur son oeuvre est particulièrement intéressante. Le philosophe taoïste prônait une forme de spontanéité créatrice, le wu wei (non-agir), qui ne signifie pas passivité mais action en harmonie avec le flux naturel des choses. Cette philosophie transparaît dans la façon dont Cai Yunfei laisse les couleurs se mélanger, s’interpénétrer, créer leurs propres chemins sur la surface de la toile. Il ne force pas la matière mais dialogue avec elle.

Son succès commercial, ses oeuvres se vendent désormais à des prix atteignant presque les 150.000 euros, pourrait faire grincer des dents les puristes qui voient dans le marché la corruption de l’art. Mais ce serait une erreur de réduire Cai Yunfei à un phénomène de marché. Son succès est d’abord celui d’une vision artistique qui a su toucher un public large sans jamais compromettre son intégrité créative.

Les jeunes artistes qui tentent aujourd’hui d’imiter sa technique passent à côté de l’essentiel. Ce n’est pas la technique qui fait l’artiste mais la vision. Et la vision de Cai Yunfei est profondément ancrée dans une compréhension intime du paysage chinois, non pas comme décor pittoresque mais comme manifestation du qi, cette énergie vitale qui anime toute chose dans la cosmologie chinoise.

Yu Yang, professeur à l’Académie centrale des beaux-arts, souligne cette fusion du Nord et du Sud dans son oeuvre [4]. Cette synthèse géographique et stylistique n’est pas anecdotique. Elle reflète une ambition plus vaste : créer un langage pictural qui transcende les particularismes régionaux pour toucher à l’universel.

L’artiste lui-même reste étonnamment humble face à son succès. Dans ses rares interviews, il insiste sur l’importance du travail quotidien, de la pratique constante, de l’observation patiente. Cette éthique du travail, typiquement confucéenne, contraste avec l’image romantique de l’artiste génial touché par l’inspiration divine. Cai Yunfei nous rappelle que l’art est d’abord un métier, une discipline, avant d’être une révélation.

Ses oeuvres récentes montrent une évolution vers des compositions de plus en plus abstraites, où la montagne devient prétexte à des jeux chromatiques d’une complexité vertigineuse. Certains y voient une dérive vers le décoratif. J’y vois au contraire l’aboutissement logique d’une recherche qui vise à capturer non pas l’apparence mais l’essence du paysage.

La question qui se pose maintenant est celle de l’héritage. À plus de 75 ans, Cai Yunfei continue de produire avec une énergie qui ferait honte à des artistes deux fois plus jeunes. Mais au-delà de sa production personnelle, c’est l’influence qu’il exerce sur une nouvelle génération d’artistes qui sera déterminante. Parviendra-t-il à transmettre non seulement sa technique mais surtout sa vision, cette capacité à voir dans le paysage traditionnel chinois un territoire d’expérimentation infinie ?

L’histoire de l’art nous enseigne que les véritables innovateurs sont rarement compris de leur vivant. Cai Yunfei a la chance, ou la malchance, selon le point de vue, d’être reconnu et célébré. Mais cette reconnaissance ne doit pas nous aveugler sur la radicalité de sa proposition artistique. Derrière les explosions de couleurs, derrière la virtuosité technique, se cache une remise en question fondamentale de ce que peut être la peinture de paysage à notre époque.

Mais revenons à l’essentiel : l’oeuvre elle-même. Les visiteurs qui ont eu la chance de voir ses toiles monumentales au musée Rongbaozhai décrivent une expérience quasi hypnotique. Face à ces surfaces vibrantes où les couleurs semblent pulser d’une vie propre, on comprend que Cai Yunfei ne peint pas des montagnes mais des états de conscience. Cette dimension méditative de son travail fait écho aux pratiques contemplatives du bouddhisme chan, où l’observation prolongée d’un objet peut mener à une forme d’éveil.

La comparaison avec les maîtres occidentaux de l’abstraction lyrique s’impose naturellement. Comme Sam Francis ou Helen Frankenthaler, Cai Yunfei utilise la fluidité de la matière picturale pour créer des espaces de pure sensation. Mais là où les Américains cherchaient à se libérer de toute référence figurative, lui maintient un lien ténu mais essentiel avec le paysage réel. Cette tension entre abstraction et figuration constitue le coeur battant de son oeuvre.

Son atelier de Pékin, où il s’est installé après avoir quitté sa ville natale de Shaoxing, est devenu un lieu de pèlerinage pour les jeunes artistes en quête de mentorat. Mais Cai Yunfei se montre avare de conseils techniques. Ce qu’il transmet, c’est plutôt une attitude face à la création : patience, observation, acceptation de l’échec comme partie intégrante du processus créatif. Cette pédagogie du silence rappelle les méthodes d’enseignement des maîtres zen qui préfèrent l’exemple à l’explication.

L’évolution récente de son travail vers des formats de plus en plus ambitieux, certaines oeuvres dépassent désormais les dix mètres de long, témoigne d’une ambition qui ne faiblit pas avec l’âge. Ces compositions monumentales exigent une maîtrise physique autant que mentale. Voir Cai Yunfei au travail, projetant ses couleurs avec des gestes amples qui engagent tout le corps, c’est assister à une forme de danse chamanique où l’artiste devient le médium entre les forces naturelles et la surface picturale.

La réception critique internationale de son oeuvre reste encore timide, malgré quelques expositions remarquées en Europe. Cette relative méconnaissance hors de Chine s’explique en partie par la difficulté à traduire visuellement et conceptuellement un art si profondément ancré dans la tradition culturelle chinoise. Mais c’est peut-être aussi cette résistance à l’universalisation facile qui fait la force de Cai Yunfei. Son art ne cherche pas à plaire au marché global mais à approfondir une vision singulière du monde.

Cai Yunfei nous offre une excellente leçon sur la possibilité de renouveler une tradition sans la trahir. Son art est un pont jeté entre les siècles, entre les cultures, entre les sensibilités. C’est un art qui nous parle de permanence et de changement, de tradition et d’innovation, de maîtrise et de lâcher-prise. Un art, en somme, profondément humain dans sa capacité à embrasser les contradictions qui nous constituent. Face à ses toiles vibrantes, nous sommes invités à repenser notre rapport au paysage, à la tradition, à la modernité. Et c’est là, peut-être, que réside la véritable grandeur de Cai Yunfei : dans sa capacité à nous faire voir le monde avec des yeux neufs tout en nous reconnectant aux sources les plus anciennes de notre humanité.


  1. Xu Dingyi, “Cai Yunfei : Le Voyageur en Couleurs et Encre”, Artist.artron.net, 1er novembre 2022.
  2. Wang Zhong, commentaire lors de l’exposition des oeuvres en couleurs et encre de Cai Yunfei, Musée Rongbaozhai, octobre 2021.
  3. Chen Chuanxi, cité dans “S’abandonner à la peinture et exprimer la poésie, Appréciation des oeuvres du célèbre peintre et calligraphe Cai Yunfei.”, Sohu.com, 2020.
  4. Yu Yang, intervention lors du symposium sur l’oeuvre de Cai Yunfei, Académie centrale des beaux-arts, 2021.
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Référence(s)

CAI Yunfei (1946)
Prénom : Yunfei
Nom de famille : CAI
Autre(s) nom(s) :

  • 蔡云飞 (Chinois simplifié)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 79 ans (2025)

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