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Calvin Marcus et la liberté de déplaire

Publié le : 14 Novembre 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Calvin Marcus travaille en séries visuellement distinctes, passant des soldats morts monumentaux aux poissons céramiques en miniature. Basé à Los Angeles, il invente pour chaque corpus de nouvelles approches matérielles, abolissant les frontières entre peinture, sculpture et installation. Son oeuvre sonde des territoires psychiques troublants avec un ton impassible qui maintient le spectateur dans une inquiétude productive.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : Calvin Marcus ne vous demandera jamais la permission de vous déplaire. Cet artiste californien, né à San Francisco en 1988, construit depuis une décennie une oeuvre qui refuse obstinément toute forme de confort intellectuel. Ses peintures de soldats morts, ses autoportraits à la langue pendante, ses esturgeons démesurés étalés sur des toiles longues comme des limousines, tout cela participe d’une stratégie délibérée de l’esquive, d’un refus systématique de se laisser épingler dans une quelconque case. Marcus travaille en séries stylistiquement distinctes, développant pour chaque corpus de nouvelles méthodologies matérielles qui sondent des sujets inquiétants, tant psychiques que sociaux, à travers une variété de médiums. Comme il l’explique lui-même sans détour : “Je ne ressens aucune loyauté envers un médium particulier, je laisse l’idée dicter la forme et je pars de là” [1].

Cette fluidité formelle n’est pas un caprice d’esthète en mal de reconnaissance. Elle révèle au contraire une posture philosophique profondément ancrée dans la pensée existentialiste, celle d’un artiste qui revendique la liberté comme valeur cardinale de sa pratique. Interrogé sur sa relation à la raison et à la logique, Marcus répond avec une franchise désarmante : “Ma relation à la raison est mon intérêt pour le changement de soi ; reconnaître que la liberté est ce que je veux vraiment pour moi-même et mon art” [2]. Cette déclaration résonne avec une acuité particulière lorsqu’on la confronte aux concepts développés par Jean-Paul Sartre dans L’être et le néant. Pour Sartre, l’existence humaine est définie par sa liberté radicale, par cette capacité, et cette condamnation, à se choisir constamment. L’homme de Sartre est “condamné à être libre”, jeté dans un monde sans essence préétablie, contraint de se définir par ses actes. Marcus semble avoir intériorisé cette leçon avec une intelligence remarquable. En refusant de développer une “marque” reconnaissable, en mutant stylistiquement d’une exposition à l’autre, il s’inscrit dans cette tradition existentialiste qui fait de la liberté non pas un luxe mais une nécessité ontologique.

Pourtant, cette liberté revendiquée par Marcus n’est jamais légère ni insouciante. Elle porte en elle le poids de l’angoisse existentielle, cette nausée sartrienne qui surgit lorsqu’on prend conscience de sa propre contingence. Ses séries, les soldats morts de 2016, les poissons céramiques souriants, les peintures d’herbe méticuleusement rendues, fonctionnent comme autant d’explorations de situations limites où l’absurde le dispute au tragique. La série Were Good Men, présentée chez Clearing en 2016, offre un exemple particulièrement saisissant de cette tension. Sur trente-neuf toiles monumentales, Marcus déploie des figures de soldats tombés au combat, rendues dans un style qui évoque les dessins d’enfants, avec leurs traits grossiers et leurs couleurs primaires. Ces corps contorsionnés aux visages boursouflés, teintés de violet, de vert ou de brun, aux yeux exorbités et aux longues langues roses pendantes, gisent sur des masses herbeuses d’un vert éclatant. La force de l’installation résidait dans l’échelle démesurée des toiles et dans leur disposition labyrinthique, créant une expérience spatiale oppressante qui piégeait littéralement le spectateur dans un univers de mort stylisée. Ces images, paradoxalement silencieuses visuellement et éthiquement, posent des questions vertigineuses sur l’identité masculine, la représentation, le pouvoir et la pulsion d’autodestruction.

L’oeuvre de Marcus trouve d’ailleurs un écho troublant dans le théâtre de l’absurde, et plus particulièrement dans l’univers de Samuel Beckett. Comme les personnages de Beckett, prisonniers de situations incompréhensibles et répétitives, les sujets de Marcus semblent suspendus dans une temporalité indéfinie, entre présence et absence, entre être et néant. Prenons En attendant Godot, cette pièce fondatrice du théâtre de l’absurde où Vladimir et Estragon attendent indéfiniment un Godot qui ne viendra jamais. L’attente, chez Beckett, n’est pas orientée vers un but mais constitue l’essence même de l’existence. De même, les soldats morts de Marcus ne racontent pas une histoire de guerre particulière ; ils incarnent la guerre en général, dépouillée de tout contexte politique ou social spécifique. Ils sont des figures en attente de sens, des corps suspendus dans un état qui refuse à la fois la glorification héroïque et la dénonciation militante. Cette neutralité apparente, loin d’être une faiblesse, constitue peut-être la force subversive de ces peintures. Elles nous confrontent à l’absurdité fondamentale de la violence organisée sans nous offrir le confort moral d’une position idéologique claire.

Le parallèle avec Beckett s’approfondit lorsqu’on examine la structure sérielle du travail de Marcus. Tout comme Beckett répète des situations et des motifs dans une quête obstinée d’un noyau de vérité toujours fuyant, Marcus revisite certains thèmes, l’autoportrait démoniaque, les objets du quotidien magnifiés ou déformés, dans des variations qui ne progressent pas linéairement mais tournent autour d’un centre absent. Dans Fin de partie, Beckett met en scène Hamm, aveugle et paralysé, et son serviteur Clov, dans un rituel quotidien dépourvu de finalité. Le monde s’y délite lentement, sans catastrophe, dans une agonie qui refuse de s’achever. Les céramiques de poissons souriants de Marcus, présentées dans leurs différents contextes (une assiette de spaghettis, une coquille d’huître), possèdent cette même qualité d’étrangeté familière, cette oscillation entre naïveté et menace qui caractérise l’univers de Beckett. Ces petits mondes auto-contenus, à la fois fragiles et hermétiques, semblent aussi privés, et aussi universels, que les profondeurs grouillantes de l’imagination de Marcus.

La question de l’échelle, récurrente dans le travail de Marcus, est particulièrement intéressante. Ses toiles peuvent atteindre la longueur d’une limousine pour accueillir des esturgeons anormalement longs ; ses peintures d’herbe magnifient des détails habituellement relégués à l’arrière-plan jusqu’à en faire le sujet unique de compositions carrées obsessionnelles. Ce jeu d’échelle n’est pas gratuit. Il fonctionne comme un dispositif d’activation de l’espace d’exposition et de perturbation de l’expérience du spectateur. En grossissant démesurément certains éléments, Marcus nous force à reconsidérer notre rapport au monde des apparences. Ce qui semblait anodin, un brin d’herbe, un poisson miniature, acquiert soudain une présence monumentale qui altère notre perception. Cette stratégie rappelle les procédés du cinéma expressionniste où la distorsion spatiale servait à extérioriser les états psychologiques. Chez Marcus, l’échelle devient un langage qui exprime l’inquiétante étrangeté du réel. Les changements d’échelle imprévus et l’étrangeté qu’ils engendrent constituent un thème prononcé dans sa pratique, créant des effets visuels qui oscillent entre enchantement et grotesque.

Il serait tentant de lire l’oeuvre de Marcus uniquement à travers le prisme du surréalisme, étiquette que l’artiste récuse d’ailleurs explicitement : “Non, mais je comprends pourquoi quelqu’un pourrait penser que je m’intéresse à cela” [2]. Cette négation est révélatrice. Marcus ne cherche pas à accéder à un quelconque inconscient collectif ni à libérer les forces du rêve. Son approche est plus terre-à-terre et, paradoxalement, plus déstabilisante. Il travaille dans le registre du pince-sans-rire, ce ton neutre et impassible qui refuse l’emphase tout en délivrant des contenus profondément perturbants. Ses tableaux “apparaissent trompeusement connaissables au premier abord, que ce soit à cause de leur sujet, de la scène ou de l’absurdité offerte, mais avec même le moindre engagement, le sens grandit souvent jusqu’à ce que l’ambiguïté elle-même semble monstrueuse” [3]. Cette capacité à révéler la face obscure d’un objet, à faire surgir par une magnification intense une terreur réelle ou imaginée, ou une inquiétude latente, constitue l’un des talents distinctifs de Marcus.

Revenons un instant sur cette notion de liberté qui semble hanter le travail de Marcus. Dans un climat artistique contemporain où existe “un désir de développer quelque chose qui a presque un statut iconique de marque”, Marcus revendique le droit à l’esquive, à la fluidité, au changement perpétuel [4]. Cette position n’est pas sans rappeler la critique que faisait Sartre de la “mauvaise foi”, cette tendance humaine à se figer dans des rôles prédéfinis pour échapper à l’angoisse de la liberté. L’artiste qui développe une “signature” reconnaissable se condamne à la répétition, s’enferme dans une essence qui précède et limite son existence. Marcus refuse cette facilité avec une détermination farouche. Ses expositions, décrites comme des “panoramas étroitement construits” et des “présentations labyrinthiques”, amplifient l’effet inquiétant de ses oeuvres tout en créant des expériences immersives qui piègent et désorientent le spectateur. Cette mise en espace n’est jamais anodine : elle participe de la même volonté de perturbation, de la même méfiance envers le confort perceptif.

La trajectoire de Marcus, de ses premières expositions à Public Fiction et Peep-Hole jusqu’à sa participation à la Biennale du Whitney en 2019 et ses récentes expositions institutionnelles au Museum Dhondt-Dhaenens en Belgique, révèle une ascension fulgurante dans le monde de l’art contemporain. Ses oeuvres figurent désormais dans les collections permanentes du Museum of Modern Art de New York, du Musée d’Art Moderne de Paris, du Los Angeles County Museum of Art, parmi d’autres institutions majeures. Cette reconnaissance institutionnelle pourrait sembler contradictoire avec la posture anti-systémique de l’artiste. Mais Marcus a compris qu’on peut jouer le jeu sans en être dupe, accepter les règles du marché de l’art sans renoncer à sa liberté créatrice. Son approche rappelle celle de Philip Guston, l’une de ses influences majeures, qui abandonna l’expressionnisme abstrait au sommet de sa gloire pour revenir à une figuration cartoonesque dérangeante. Guston, comme Francis Bacon et Paul Thek, les autres références citées par Marcus, refusait la complaisance et n’hésitait pas à trahir les attentes de son public pour rester fidèle à sa propre nécessité intérieure.

L’avenir de Marcus reste délibérément imprévisible. C’est d’ailleurs ce qui rend son travail si stimulant. Dans un monde de l’art souvent prisonnier de ses propres codes, où la reconnaissance passe par l’identification immédiate d’un style, Marcus propose une alternative rare : celle d’un artiste qui se réinvente constamment, qui accepte le risque de déplaire et de dérouter pour préserver sa liberté. Ses oeuvres ne cherchent pas à plaire ni à choquer pour le simple plaisir de la provocation. Elles posent des questions inconfortables sur l’identité, la représentation, la violence, la masculinité, sans jamais imposer de réponses définitives. Elles nous confrontent à l’absurdité fondamentale de l’existence tout en refusant le cynisme nihiliste. En cela, elles s’inscrivent pleinement dans la tradition existentialiste qui reconnaît l’absurde non comme une fatalité paralysante mais comme le point de départ d’une liberté authentique.

La pratique de Marcus nous rappelle que l’art, à son meilleur, n’est pas un produit de consommation culturelle mais une expérience qui nous déstabilise et nous force à reconsidérer nos certitudes. Ses soldats morts ne glorifient pas la guerre mais ne la condamnent pas non plus de manière simpliste ; ses autoportraits démoniaques ne révèlent aucune vérité psychologique transparente ; ses peintures d’herbe méticuleuses ne célèbrent pas naïvement la nature. Tout dans son oeuvre résiste à l’interprétation univoque, maintient une tension productive entre des significations contradictoires. Cette ambiguïté n’est pas une faiblesse mais la marque d’une intelligence artistique qui comprend que le monde contemporain ne se laisse pas saisir par des formules simples. Face à la complexité du réel, Marcus choisit la multiplication des approches, l’exploration sans fin, le refus de se figer. Il nous invite à faire de même : à accepter l’incertitude, à embrasser la liberté dans ce qu’elle a de plus vertigineux. C’est un pari risqué, inconfortable, souvent déroutant. C’est aussi ce qui fait de son travail l’une des aventures artistiques les plus stimulantes de sa génération. L’oeuvre de Calvin Marcus constitue ainsi un territoire instable où la beauté côtoie le malaise, où l’humour flirte avec l’horreur, où chaque certitude se voit aussitôt démentie. C’est précisément dans cette instabilité que réside sa force : elle nous oblige à rester éveillés, vigilants, incapables de nous reposer sur des habitudes perceptives confortables. Elle fait de nous, spectateurs, des complices involontaires d’une quête qui n’aura jamais de fin, d’une liberté qui ne connaîtra jamais de repos.


  1. Site officiel de Karma, biographie de Calvin Marcus.
  2. Flaunt Magazine, interview avec Ben Noam, “Calvin Marcus: Home is where the undulating, wise, and aquarist scale is”.
  3. David Kordansky Gallery, texte pour Frieze Seoul 2022.
  4. Louisiana Channel, “Calvin Marcus: I Want to Be Far from Polite”, juin 2022.
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Référence(s)

Calvin MARCUS (1988)
Prénom : Calvin
Nom de famille : MARCUS
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 37 ans (2025)

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