Écoutez-moi bien, bande de snobs. Charline von Heyl n’est pas une peintre abstraite ordinaire. Et franchement, elle se fiche bien de vos catégories étriquées, de vos petites cases confortables où vous rangez les artistes pour mieux dormir la nuit. Née en 1960 à Mayence, élevée à Bonn, formée à Hambourg puis à Düsseldorf avant de conquérir New York dans les années 90, von Heyl est cette créature rare qui refuse la cohérence stylistique comme une prison intellectuelle.
Je l’ai observée pendant des années, cette artiste qui agit comme une pirate visuelle, pillant sans remords ni excuses l’histoire de l’art pour créer des oeuvres qui vous attrapent par le col et refusent de vous lâcher. Pour citer Susan Sontag : “L’art véritable a le pouvoir de nous rendre nerveux” [1]. Von Heyl pousse cette nervosité jusqu’à provoquer ce qu’elle appelle elle-même un “mindfuck visuel”, sans jamais tomber dans la facilité d’une subversion gratuite.
Regardez “Mana Hatta” (2017), où des silhouettes de lapins sautillants traversent la partie inférieure de la toile. Des points rouges rappelant Roy Lichtenstein remplissent leurs corps et réapparaissent ici et là dans la composition. Des éclaboussures de rouge et des cercles concentriques évoquant les disques vibrants de Robert et Sonia Delaunay et les cibles de Jasper Johns créent d’autres équivalences visuelles et historiques. Tout semble tourbillonner et se chevaucher dans ce qui pourrait être interprété comme une tête, motif qui semble suggérer, comme l’un des poèmes de Walt Whitman le fait pour l’individu et pour les États-Unis, que la peinture contient des myriades.
C’est ici qu’intervient un premier concept qui traverse l’oeuvre de von Heyl : la métamorphose. Selon Ovide, poète latin du premier siècle, la métamorphose est ce processus où “des corps se transforment en corps nouveaux” [2]. Ses Métamorphoses racontent comment les êtres se transforment sous l’effet des émotions extrêmes, de l’intervention divine ou de circonstances extraordinaires. Von Heyl applique cette logique à la peinture elle-même. Ses oeuvres existent dans un état de transformation permanente, où les formes semblent captées au moment précis de leur mutation.
Prenez “Lady Moth” (2017), où un réseau de lignes noires sert d’échafaudage à des formes bleu glacé et lavande, chacune portant un motif de peinture dégoulinante qui pousse contre les contours précis de la forme. Au centre de l’oeuvre, la silhouette simplifiée d’un papillon est rendue dans un noir modulé qui suggère le clair-obscur et donne à la forme une impossible solidité. Comme dans les récits d’Ovide, les transformations de von Heyl ne sont jamais complètes, elles restent suspendues entre deux états, trahissant leur origine tout en révélant leur destination.
Cette tension entre transformation et stase est fondamentale pour comprendre la démarche artistique de von Heyl. Comme elle l’a déclaré dans une interview de 2010 avec Bomb Magazine : “Ce que j’essaie de faire, c’est créer une image qui a la valeur iconique d’un signe mais reste ambiguë dans sa signification. Il ne s’agit pas de mystifier quoi que ce soit, il s’agit de prolonger le temps du plaisir. Ou de la torture” [3].
Dans “Corrido” (2018), la partie centrale de la toile s’illumine de violets et de verts superposés. Des courbes répétitives, se chevauchant et se faisant écho, semblent danser sur la toile, unissant motifs plats, longs coups de pinceau plumeux et lavis dégoulinants. Ses tableaux sont moins des représentations ou des abstractions que des événements visuels qui se déploient dans le temps de notre regard. Ils mettent en scène ce que le philosophe Henri Bergson appelait la “durée”, cette expérience subjective du temps qui s’étire ou se contracte selon notre implication émotionnelle [4].
Bergson distinguait le temps des horloges, mécanique et divisible, de la durée vécue, fluide et insécable. “La durée toute pure”, écrivait-il, “est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs” [5]. Les compositions de von Heyl incarnent cette durée bergsonienne, elles refusent la lecture linéaire, superposent différentes temporalités et transforment le regard en expérience.
Comment expliquer, sinon, que ses oeuvres semblent contenir simultanément l’histoire et l’avenir de la peinture, comme si le temps pictural s’était replié sur lui-même ? Dans “Dial P for Painting” (2017), un téléphone à cadran esquissé siège dans le coin inférieur droit d’un champ jaune éclatant. Cette référence hitchcockienne détournée n’est pas qu’un clin d’oeil, c’est une invitation à composer un numéro, à établir une connexion avec la peinture comme médium ancestral et pourtant toujours vivant.
Le critique d’art Alan Pocaro a écrit à propos de son exposition “New Paintings” à la galerie Corbett vs. Dempsey : “Ces changements rapides et ces juxtapositions singulières sont finalement ce qu’il y a de mieux dans les peintures de von Heyl. Leur capacité à transcender les priorités culturelles du moment (superficialité, plaisir momentané et consommation rapide) tout en faisant indéniablement partie du zeitgeist discontinu qui leur a donné naissance, est inégalée parmi ses pairs” [6].
Ce qui nous amène au second concept que j’associe à l’oeuvre de von Heyl : la synesthésie, ce phénomène neurologique où l’expérience d’un sens provoque automatiquement une expérience dans un autre sens. Dans son traité De l’âme, Aristote posait déjà la question de savoir comment les différentes perceptions sensorielles se combinaient pour former une expérience unifiée, ce qu’il appelait le “sens commun” [7]. Bien que la synesthésie comme condition médicale n’ait été identifiée qu’au XIXe siècle, son exploration artistique a été fondamentale pour la modernité.
Von Heyl pousse cette exploration à son paroxysme. Ses tableaux convoquent simultanément le tactile (texture), le visuel (couleur, ligne, forme) et même l’auditif (rythme, dissonance, harmonique). “Les harmonies de couleurs ont quelque chose de poétique ou de musical, que je trouve de plus en plus intéressant à étudier et à manipuler”, confie-t-elle [8]. Dans “Ghouligan” (2020), l’enchevêtrement de plumes arrondies et quadrillées qui semblent rendues numériquement en acrylique, huile et pastel sur lin brut crée une expérience véritablement synesthésique où la frontière entre voir et sentir s’estompe.
Cette approche rappelle les expérimentations du poète Arthur Rimbaud dans son sonnet “Voyelles”, où il attribue des couleurs aux voyelles : “A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu” [9]. Mais là où Rimbaud cherchait une correspondance fixe, von Heyl embrasse la fluidité et l’instabilité. Ses tableaux ne proposent pas un système de correspondances, mais une expérience de déstabilisation sensorielle.
Ce qui est particulièrement frappant chez von Heyl, c’est sa capacité à traduire cette synesthésie à travers une extraordinaire diversité de moyens picturaux. Chaque tableau est un monde en soi, avec ses propres règles, sa propre physique, sa propre chimie visuelle. “Dans ‘Vel’, on pourrait pardonner à un spectateur enchanté par les coups de pinceau frénétiques orange-rouge et les dalles grises à la Hofmann de conclure que les couleurs de bonbons et l’imagerie de nature morte dans ‘Bog-Face’ appartiennent à des artistes totalement différents”, note encore Pocaro [10].
À travers ses oeuvres, von Heyl réhabilite ce qui avait été abandonné par le modernisme tardif : le design réfléchi, la couleur séduisante, et des passages de figuration qui n’ont pas peur d’être qualifiés de kitsch. Mais elle le fait sans nostalgie, sans ironie facile. Comme elle l’explique elle-même : “Le kitsch n’est pas ironique de la façon dont je l’utilise. Le kitsch, pour moi, signifie une émotion brute qui est accessible à tout le monde, pas seulement à quelqu’un qui connaît l’art” [11].
Dans “The Language of the Underworld” (2017), von Heyl présente une tête désincarnée répétée qui observe des piles de formes et des notes cryptiques et largement illisibles. Parmi celles que l’on peut déchiffrer, trois se lisent : “[W, ] the Posthumous”, “Rome [upon?] Rome”, et “Handsome Little Shadows!”. Faire de la peinture, c’est toujours construire Rome sur Rome, le nouveau et l’ancien projetant des ombres emmêlées impossibles à démêler, avançant inévitablement parce que le temps avance.
Dans “Poetry Machine #3” (2018), von Heyl rend hommage à Emily Dickinson, dont le profil apparaît dans trois de ses oeuvres. Ce n’est pas un hasard si elle choisit cette poétesse recluse qui, dans l’isolement de sa maison d’Amherst, a trouvé un espace pour habiter en dehors de la finitude de son environnement. Son isolement était trompeur, car elle a trouvé l’infinité dans un espace fini et valorisé l’ampleur de la pensée et de la créativité humaines. Ses vers résonnent avec un ethos distinctement “heylien” :
“The Brain, is deeper than the sea,
For, hold them, Blue to Blue,
The one the other will absorb,
As Sponges, Buckets, do” [12]
(“Le Cerveau, est plus profond que la mer,
Car, saisissez-les, Bleu contre Bleu,
L’un absorbera l’autre,
Comme une éponge, assèche, un seau“) [12]
Que fait von Heyl sinon nous inviter à plonger dans les mers profondes de la peinture, en sachant que nous n’atteindrons jamais le fond ?
Dans “Bunny Hex” (2020), les formes fantomatiques aux yeux écarquillés qui apparaissent rose poussiéreux lorsqu’on les regarde de face deviennent grises lorsqu’on les voit de côté, la peinture devenant monochrome sous cet angle. L’effet rappelle une image lenticulaire, le changement de palette transformant l’atmosphère du tableau au point qu’il semble représenter quelque chose de complètement nouveau.
La relation de von Heyl avec l’histoire de l’art est tout aussi complexe. Elle emprunte des éléments à diverses sources, cubisme, informel, minimalisme, graffiti, pour n’en citer que quelques-unes, abordant l’histoire de la peinture depuis le modernisme comme s’il s’agissait d’une boîte à outils, un ensemble de tropes et de techniques disponibles à déployer stratégiquement lorsqu’ils répondent aux exigences d’une composition donnée.
Sa démarche rappelle certaines observations de Vladimir Jankélévitch sur l’ironie : “L’ironie est la conscience aiguë de la dialectique qui oppose l’apparence à la réalité […] Elle porte en elle le principe de sa propre destruction, mais aussi de sa perpétuelle renaissance” [13]. Les tableaux de von Heyl sont profondément ironiques, non pas dans le sens d’un détachement cynique, mais dans leur conscience aiguë des contradictions inhérentes à l’acte de peindre au XXIe siècle.
Et pourtant, il y a une joie palpable dans son travail, une célébration du potentiel créatif illimité inhérent à la peinture. Souvent, les arrière-plans brossés, colorés et texturés de ses oeuvres sont mis au premier plan par des motifs géométriques au pochoir en noir mat, parfois sous forme de gouttes de pluie, d’un cadre ou d’étoiles. Ces couches donnent l’impression de ne pas reposer sur la toile, mais de se tenir devant elle, comme une sorte de barrière à l’entrée. Mais comme toute porte fermée, elle s’accompagne d’un défi à entrer, à sortir de l’espace de la galerie pour pénétrer dans le tableau, un lieu où tout peut arriver.
Sans l’épeler, von Heyl définit ce qu’est un tableau : un monde fantastique dans lequel nous pouvons nous adonner à des couleurs tumultueuses et à l’inventivité sans fin de la bidimensionnalité. En délimitant l’espace entre la galerie et le tableau, elle transforme sa surface en un atout. Elle semble presque dire “ce à quoi nous avons affaire ici est une superstructure, mais n’est-ce pas fantastique ?”
Souvent, le “but” de l’art est obtus, mais nous savons qu’il est nécessaire. En évoquant clairement ceux qui l’ont précédée comme Picasso et Robert et Sonia Delaunay (dans “Hero Picnic” et “Mana Hatta” respectivement), von Heyl nous fait savoir que nous regardons de l’Art avec un grand A, mais elle ajoute ses propres superpositions ludiques pour attirer l’attention non seulement sur ses tableaux en tant que tableaux, mais plutôt sur le plaisir absurde qu’il y a à regarder et à réfléchir à l’un d’entre eux.
Toute peinture est fantaisie, de Delacroix à Kahlo, et si une toile nous rappelle cet élément fondamental, nous pouvons d’autant plus apprécier la magie. L’expansivité de ce type d’art ne se limite pas à la peinture, bien sûr, et l’évocation d’Emily Dickinson, dont le profil apparaît dans trois des oeuvres, est un témoignage du même type d’universalité accessible à partir du limité.
“Je suis intéressée par les artistes qui sont considérés comme de second ordre, ou de troisième ordre, parce qu’ils ont mis le doigt sur quelque chose, mais ensuite ils restent coincés à se répéter”, a déclaré von Heyl [14]. Cette perspicacité fait peut-être partie de la détermination de von Heyl à ne pas se répéter. On dit souvent à propos de son travail que chaque tableau est complètement différent, un monde en soi.
Et pourtant, bien sûr, il y a des choses qui unifient l’oeuvre : son goût, sa façon de traiter la couleur, la façon dont l’échelle des tableaux découle de la taille de ses gestes. Toutes ces choses font partie de ce qu’elle appelle “un peu du fil rouge qui traverse”, ce que je prends pour signifier la continuité qui vient de sa main singulière : son moi singulier.
À l’ère des médias sociaux et de l’attention fragmentée, von Heyl nous offre des oeuvres qui exigent et récompensent un engagement soutenu. Ses tableaux sont des ralentisseurs dans un monde qui valorise la vitesse et l’efficacité. Ils nous rappellent que l’art n’a pas besoin de justification utilitaire, sa valeur réside précisément dans sa capacité à créer des espaces d’expérience qui échappent à la logique marchande.
Ce qui distingue véritablement Charline von Heyl, c’est son refus catégorique des dogmes artistiques, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Elle n’est ni une traditionaliste nostalgique ni une avant-gardiste déterminée à rompre avec le passé. Elle occupe plutôt ce que le critique d’art Rachel Wetzler appelle “une position de résistance aux tendances dominantes” [15]. Cette position n’est pas définie par l’opposition, mais par une affirmation positive de la liberté artistique.
Et n’est-ce pas exactement ce dont la peinture a besoin aujourd’hui ? Non pas plus de théorie, plus d’ironie ou plus de sincérité, mais simplement plus d’audace, plus de curiosité et plus de joie dans l’acte même de peindre ? Von Heyl nous montre que l’avenir de la peinture ne réside pas dans la recherche d’une nouvelle voie après la fin présumée de l’histoire de l’art, mais dans l’exploration sans fin des possibilités qui ont toujours été inhérentes au médium.
Alors la prochaine fois que vous verrez une oeuvre de Charline von Heyl, prenez le temps. Laissez votre regard errer sur la surface. Permettez à votre perception de changer au fil du temps. Et peut-être, juste peut-être, découvrirez-vous que le cerveau est vraiment plus profond que la mer.
- Sontag, Susan. “Against Interpretation”, dans Against Interpretation and Other Essays, 1966.
- Ovide, Les Métamorphoses, Livre I, vers 1-2, Ier siècle.
- Von Heyl, Charline. Interview avec Bomb Magazine, 2010.
- Bergson, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.
- Ibid.
- Pocaro, Alan. “Curiously Confounding: A Review of Charline von Heyl at Corbett vs. Dempsey”, Newcity Art, 10 février 2021.
- Aristote, De l’âme, Livre III, IVe siècle av. J.-C.
- Von Heyl, Charline. Interview avec Jason Farago, EVEN Magazine, 2018.
- Rimbaud, Arthur. “Voyelles”, Poésies, 1883.
- Pocaro, Alan. “Curiously Confounding: A Review of Charline von Heyl at Corbett vs. Dempsey”, Newcity Art, 10 février 2021.
- Von Heyl, Charline. Interview avec Jason Farago, EVEN Magazine, 2018.
- Dickinson, Emily. Poème 632, “The Brain is deeper than the sea”, 1863.
- Jankélévitch, Vladimir. L’Ironie, 1964.
- Von Heyl, Charline. Interview avec Jason Farago, EVEN Magazine, 2018.
- Wetzler, Rachel. “Charline von Heyl”, Art in America, 1er décembre 2018.
















