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Mardi 18 Novembre

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Dans l’obscurité contemplative de Kang Haitao

Publié le : 17 Mai 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Kang Haitao explore les paysages ordinaires transformés par la nuit, utilisant une technique d’accumulation méthodique de couches d’acrylique. Ses toiles capturent des scènes banales, arbres solitaires, portes fermées, petites maisons, tout en créant une atmosphère de tranquillité énigmatique où le familier devient mystérieux, transcendant.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Kang Haitao n’est pas un artiste qui se met en scène, qui joue au virtuose ou qui cherche à vous impressionner avec des performances médiatiques. Il se cache dans la nuit. Il la traque. Il l’observe. Il la peint, cette nuit qui nous effraie tant. Pendant que ses contemporains chinois s’époumonent à crier leur modernité à coups de symboles et de couleurs criardes, Kang Haitao, lui, se tient en retrait, dans son atelier entre Chengdu et Mianyang, où il capture lentement, méthodiquement, avec une patience monastique, la beauté spectrale des scènes nocturnes qui nous entourent et que nous ne voyons plus.

Né en 1976 à Chongqing, l’année même de la mort de Mao, Kang est de cette génération d’artistes chinois qui n’a connu que l’ouverture progressive du pays. Une génération témoin de transformations urbaines et sociales sans précédent. Mais au lieu de succomber à la tentation du spectaculaire, de l’ostentatoire, du narratif explicitement politique, Kang a choisi une voie plus subtile, plus profonde, plus durable : observer le monde ordinaire quand la lumière se retire, quand les détails superflus s’effacent, quand l’essentiel demeure.

L’exposition “Tender is the Night : The Art of Kang Haitao” présentée au Mark Rothko Art Center en Lettonie en 2022 a été l’occasion pour le public de découvrir ces toiles silencieuses, ces nuits peintes. En observant attentivement son oeuvre, on comprend quelque chose d’essentiel : Kang Haitao travaille selon une logique inversée. Là où la lumière révèle habituellement, chez lui, c’est l’obscurité qui dévoile.

Le critique d’art Bao Dong l’a parfaitement résumé : “Même lorsqu’on les regarde à quelques pas seulement, les paysages de Kang Haitao créent toujours un sentiment de distance, comme si le monde à l’intérieur de sa toile se trouvait quelque part très loin” [1]. Cette distance n’est pas un éloignement, c’est une invitation. Une invitation à entrer dans un monde qui semble familier mais qui se révèle étrangement énigmatique. Des arbres solitaires, des portes fermées, des petites maisons, des sujets banals que l’artiste intensifie par une attention méticuleuse aux détails et sa volonté de les peindre de nuit.

Kang Haitao est héritier de deux traditions picturales fondamentales, et c’est dans leur fusion qu’il trouve son langage unique. D’un côté, il puise dans la technique du “Jimo” (accumulation d’encre) de la peinture de paysage chinoise traditionnelle. De l’autre, il dialogue avec la peinture occidentale dans sa recherche formelle d’abstraction. Cette double filiation fait de lui un artiste singulier dans le paysage artistique contemporain chinois.

Analysons un instant cette technique du “Jimo” qu’il revisite. Historiquement, cette accumulation progressive de couches d’encre était utilisée dans la peinture de paysage chinoise pour créer des effets de profondeur et de mystère. Kang reprend ce principe, mais avec de l’acrylique sur panneau, créant des surfaces où la lumière semble venir de l’intérieur même de l’oeuvre. C’est comme si la nuit, chez lui, n’était pas l’absence de lumière, mais plutôt une lumière d’une autre nature, plus subtile, plus intime.

La dimension bouddhiste de son travail ne peut être négligée. Dans l’interview accordée au site Art China, il confie : “Je pense que la condition de la vie est, ou plutôt devrait être, comme marcher dans l’obscurité de la nuit… Le monde extérieur est plein de tentations, de tentations matérialistes, qui nous distraient, analogues à la marche pendant la journée. Vivre la vie comme si on marchait la nuit” [2]. Cette posture existentielle n’est pas sans rappeler la méditation bouddhiste, où l’attention est portée sur l’essence des choses, dépouillées de leurs apparences trompeuses.

Et c’est ici que s’établit un premier parallèle intéressant avec la poésie romantique anglaise. Ce n’est pas un hasard si son exposition à Londres en 2022 s’intitulait “Tender is the Night”, une phrase tirée du poème “Ode à un rossignol” de John Keats. Dans ce poème, Keats évoque une tension insupportable et insoluble entre la vie quotidienne où “ne serait-ce que penser est être plein de chagrin” et le chant nocturne de “l’oiseau immortel”, le rossignol, qui fait signe vers une vie au-delà de la souffrance et au-delà de “la mort”.

Cette tension entre le quotidien et le transcendant est précisément ce qui anime l’oeuvre de Kang Haitao. Il utilise un vocabulaire visuel issu du monde ordinaire, vieilles usines, vieilles écoles, murs, arbres isolés, pour explorer un monde au-delà du quotidien. C’est la nuit qui permet cette transition, cette transfiguration. Le critique Philip Dodd remarque avec justesse : “Ce sont des peintures spirituelles inspirées par le bouddhisme, utilisant le langage de l’apparence pour passer à un monde au-delà de l’apparence” [3].

Mais réduire Kang Haitao à un peintre mystique serait une erreur. Il y a dans son travail une dimension profondément enracinée dans la réalité sociale et historique de la Chine contemporaine. En choisissant de rester près de sa région natale du Sichuan, loin des centres artistiques de Pékin et Shanghai, il affirme une posture à contre-courant du mouvement général d’urbanisation et de centralisation. Son attachement aux paysages provinciaux, aux architectures modestes, aux espaces intermédiaires parle d’une Chine qui résiste à l’uniformisation.

Le cinéaste chinois Feng Xiaogang a dit de lui qu’il “dépeint l’environnement de son enfance et de sa jeunesse, ruelles, campus ou vallées sous le ciel nocturne, et ses peintures dégagent un sentiment familier et intime tout en portant une connotation étrange et fantastique” [4]. Cette coexistence du familier et de l’étrange est la marque d’un grand artiste.

Parlons maintenant de la dimension cinématographique de son oeuvre, car elle est flagrante bien que rarement commentée. Ses tableaux semblent souvent être des plans fixes extraits d’un film qui se déroule au ralenti. On pense au cinéma de Tarkovski, à ces longs plans-séquences où le temps semble s’étirer, où la contemplation devient action. Ou encore au cinéma de Béla Tarr, avec ses paysages désolés filmés en noir et blanc, où le temps atmosphérique devient personnage à part entière.

Cette qualité cinématographique est renforcée par sa technique picturale. Kang Haitao procède par couches successives, par accumulation lente. Il raconte dans une interview : “Maintenir ces ‘grandes peintures’ est davantage lié à l’appréciation de la lourdeur et de la lisibilité obtenues par une progression lente” [5]. Ce processus de création, qui peut prendre jusqu’à deux mois pour une seule toile, infuse l’oeuvre d’une temporalité particulière, comme si le temps de création se déposait littéralement sur la toile.

Considérons un instant ses oeuvres abstraites, qui forment un contrepoint intéressant à ses scènes nocturnes. Ces oeuvres partent d’un espace vide, le néant. Son processus est presque méditatif, une sorte de réponse antithétique à l’intensité de son travail sur les “scènes nocturnes”. Pourtant, il ne considère pas que ces oeuvres proviennent d’une expérience psychologique (consciente ou inconsciente). Ses oeuvres abstraites sont créées par un processus continu d’affirmation et de négation, d’intuition et de spiritualité, d’absence et de présence.

On ne peut s’empêcher de penser ici à l’influence de Mark Rothko, dont le Centre d’Art en Lettonie a accueilli une importante rétrospective de Kang en 2022. Comme Rothko, Kang Haitao travaille sur la tension entre présence et absence, entre ce qui est montré et ce qui est caché. Mais là où Rothko explore cette tension à travers des champs de couleur abstraits, Kang le fait à travers le filtre de la nuit appliqué à des scènes reconnaissables.

Dans ses oeuvres plus récentes, comme “Memory of Light” (2016-2017), on remarque un changement subtil. Le lexique visuel s’est déplacé vers un jeu complexe entre intérieur et extérieur, entre lumière et ombre, substance et reflet. La palette de couleurs s’est élevée également. C’est comme si, après avoir pleinement exploré les possibilités expressives de la nuit, il cherchait maintenant à capturer le moment précis où la nuit commence à céder à l’aube, où les ténèbres deviennent poreuses.

Je suis particulièrement frappé par la manière dont Kang Haitao aborde la question de la solitude. Dans ses paysages nocturnes, l’absence de figures humaines est frappante. Cette absence n’est pas un vide, mais plutôt une présence en creux, comme si le spectateur était invité à occuper cet espace vacant. Il y a là quelque chose qui rappelle la tradition de la peinture de paysage romantique, où la nature devient le miroir des états d’âme humains.

En cette ère de surstimulation visuelle et de production artistique frénétique, Kang Haitao nous offre une oasis de contemplation. Son travail est un rappel poignant que l’art peut encore nous offrir des expériences qui transcendent le quotidien, qui nous reconnectent à une dimension plus profonde de l’existence. Comme il le dit lui-même : “La création est aussi un processus de purification de l’esprit. Ce n’est que lorsque le coeur est très calme que l’on peut découvrir des images plus vives” [6].

Kang Haitao a su trouver un langage visuel qui lui est propre, un langage qui parle autant au public chinois qu’occidental. Ce n’est pas un hasard si ses oeuvres sont collectionnées par des institutions majeures en Chine (le CAFA Museum à Pékin, le Long Museum, le Shanghai Minsheng Art Museum) mais aussi à l’étranger (Ashmolean Museum à Oxford, Mark Rothko Art Center en Lettonie). Il incarne une forme de mondialisation par le bas, loin des projecteurs des foires internationales et des biennales spectaculaires.

Dans un monde de l’art contemporain souvent dominé par le sensationnalisme et l’opportunisme, Kang Haitao nous rappelle qu’il existe encore des artistes qui travaillent dans la durée, avec une intégrité et une profondeur qui forcent le respect. Des artistes qui, comme le dit si bien le critique Hang Chunxiao, “mettent en valeur la picturalité à l’extrême, faisant que le langage pictural lui-même possède une certaine expérience spirituelle, voire une demande conceptuelle métaphysique” [7].

À l’heure où tant d’artistes contemporains semblent obsédés par l’idée de créer la prochaine sensation virale sur Instagram, Kang Haitao nous invite à ralentir, à regarder vraiment, à nous engager dans une relation durable avec l’oeuvre d’art. Il nous rappelle que l’art n’est pas seulement un objet à consommer rapidement, mais une expérience à vivre pleinement, dans la durée.

Si vous avez la chance de voir une exposition de Kang Haitao, prenez votre temps. Laissez ses nuits vous envelopper. Permettez à son univers visuel de vous infiltrer lentement. Et peut-être, juste peut-être, découvrirez-vous que la nuit n’est pas seulement l’absence de jour, mais un royaume à part entière, avec sa propre lumière, sa propre vérité, sa propre beauté.

Car au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit : apprendre à voir autrement. Apprendre à reconnaître la beauté là où nous ne pensions pas la trouver. Apprendre à valoriser la lenteur dans un monde qui ne cesse d’accélérer. Et n’est-ce pas, après tout, l’une des fonctions essentielles de l’art ?


  1. Bao Dong, catalogue de l’exposition “Tender is the Night : The Art of Kang Haitao”, Mark Rothko Art Center, Daugavpils, Lettonie, 2022.
  2. Interview de Kang Haitao par Art China, “Kang Haitao : Gazing into the Mystic Realm”, 2014.
  3. Philip Dodd, préface du catalogue de l’exposition “Tender is the Night : The Art of Kang Haitao”, Cromwell Place, Londres, 2022.
  4. Feng Xiaogang, cité dans “Tender is the Night : The Art of Kang Haitao”, Mark Rothko Art Center, Daugavpils, Lettonie, 2022.
  5. Kang Haitao, Interview pour Art China, “Kang Haitao : Préserver la lenteur dans un monde d’images accélérées”, 2014.
  6. Interview de Kang Haitao, Art China, “Kang Haitao : Interview, Contemplation des royaumes mystiques”, 2014.
  7. Hang Chunxiao, “La libération de la ‘peinture’, La structure visuelle de Kang Haitao”, ARTLINKART, 2012.
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Référence(s)

KANG Haitao (1976)
Prénom : Haitao
Nom de famille : KANG
Autre(s) nom(s) :

  • 康海涛 (Chinois simplifié)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 49 ans (2025)

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