Écoutez-moi bien, bande de snobs : Dave McGary n’était pas un sculpteur ordinaire. Pendant plus de trois décennies, cet homme né dans les plaines du Wyoming a réussi l’exploit de donner une seconde vie au bronze, matériau par essence inerte, pour en faire le véhicule d’une mémoire vivante. Ses sculptures de Natifs américains ne se contentent pas d’orner les collections prestigieuses du Smithsonian, du Capitole américain ou de l’Université Concordia : elles interpellent, questionnent et bouleversent notre rapport à l’histoire et à l’authenticité artistique.
McGary avait compris une vérité fondamentale que beaucoup d’artistes ignorent : la technique n’est rien sans l’âme. Formé dès seize ans aux techniques ancestrales de la fonte en Italie auprès d’artisans de neuvième génération, il maîtrisait parfaitement son art. Mais ce qui distingue radicalement son travail de celui de ses contemporains, c’est cette capacité unique à insuffler la vie dans la matière inorganique. Ses bronzes polychromes défient notre perception même de la sculpture : ces plumes d’aigle qui semblent frémir, ces franges de cuir qui paraissent danser, ces perles minutieusement peintes une à une créent une illusion si parfaite qu’elle en devient troublante.
L’innovation technique de McGary réside dans cette synthèse révolutionnaire entre patine traditionnelle et peinture acrylique. Là où d’autres sculpteurs s’arrêtent au brun classique du bronze patiné, lui pousse l’audace jusqu’à recréer la richesse chromatique des cérémonies lakota qu’il avait eu le privilège d’observer. “La couleur est ma signature”, déclarait-il [1]. Cette signature visuelle, fruit d’années de recherche et d’expérimentation, nécessite jusqu’à 160 coulées séparées pour une seule oeuvre, chaque élément étant ensuite assemblé avec une précision d’orfèvre.
L’anthropologie sculptée
Mais McGary n’était pas qu’un virtuose de la technique. Son approche méthodologique révèle une dimension anthropologique remarquable qui place son travail dans une perspective intellectuelle unique. Chaque sculpture naît d’un processus de recherche exhaustif qui peut s’étendre sur trois à quatre années. L’artiste ne se contente pas de consulter des archives : il voyage dans les réserves, s’entretient avec les anciens, participe aux cérémonies sacrées. Cette immersion totale dans la culture sioux, sanctionnée par son adoption dans le clan de l’Ours et son nom lakota “Wambalee Tanka” (Grand Aigle), confère à ses oeuvres une authenticité ethnographique rare.
Cette approche rappelle étrangement celle des grands anthropologues du XXe siècle. Comme Bronisław Malinowski révolutionna l’ethnographie en prônant l’observation participante dans les îles Trobriand, McGary développa sa propre méthode d’immersion culturelle pour saisir l’essence de ses sujets [2]. Gerald Red Elk, l’historien tribal qui l’adopta, reconnut en lui cette qualité d’écoute exceptionnelle, le surnommant “Big Red Ears” pour sa capacité d’absorption des récits ancestraux. Cette approche anthropologique transparaît dans chaque détail de ses sculptures : la position d’une plume d’honneur, la signification d’un motif peint sur un bouclier, l’authenticité d’un ornement de cheval, tout témoigne d’une connaissance intime des codes culturels sioux.
L’artiste ne tombe jamais dans l’écueil de l’exotisme superficiel. Ses représentations des guerriers et chasseurs des Plaines du Nord s’ancrent dans une réalité historique documentée, loin des stéréotypes hollywoodiens. Chaque personnage sculpté correspond à une figure historique identifiée, chaque costume respecte scrupuleusement les traditions vestimentaires de l’époque. Cette rigueur scientifique fait de McGary bien plus qu’un sculpteur : un véritable passeur de mémoire, un ethnographe du bronze.
L’esthétique du mouvement figé
Sur le plan purement artistique, McGary révolutionne l’art sculptural par sa maîtrise du mouvement suspendu. Ses bronzes captent l’instant précis où l’action va basculer : le chasseur sur le point de décocher sa flèche, le cheval au galop dont les muscles se tendent, le guerrier en équilibre instable. Cette capacité à saisir le mouvement dans la permanence du bronze évoque irrésistiblement l’esthétique cinématographique, particulièrement celle du western spaghetti de Sergio Leone.
Comme Leone révolutionna le genre western en jouant sur les gros plans et les temps suspendus, McGary transforme la sculpture narrative en captant ces moments de tension maximale où tout peut basculer [3]. Dans “The Providers”, sa magistrale évocation de la chasse au bison, on ressent physiquement la charge de ces animaux de deux tonnes, on anticipe l’impact imminent entre chasseurs et proies. L’artiste ne se contente pas de représenter : il nous plonge dans l’action, nous rendant témoins de ces instants dramatiques.
Cette esthétique du suspense sculptural révèle une compréhension profonde des lois physiques. McGary ne défie pas la gravité : il la met en scène. Chaque pli de vêtement, chaque mèche de crinière témoigne de l’action du vent, chaque posture respecte l’équilibre dynamique des corps en mouvement. Cette précision anatomique, héritée de sa formation italienne auprès des maîtres de la Renaissance, confère à ses oeuvres cette troublante impression de vie que remarquent immédiatement les spectateurs.
L’influence du cinéma dans son travail ne s’arrête pas au mouvement. McGary compose ses scènes comme un réalisateur cadre ses plans. Chaque sculpture raconte une histoire complète, avec ses protagonistes, son décor, ses accessoires. “When Lightning Strikes” fonctionne comme un plan séquence figé où chaque détail, des clous de laiton du fusil aux plis réalistes de la chemise, contribue à la narration visuelle. Cette approche cinématographique fait de ses bronzes de véritables films muets, des récits visuels autonomes qui n’ont besoin d’aucun commentaire pour délivrer leur message.
L’éthique de la représentation
Au-delà de l’excellence technique et esthétique, l’oeuvre de McGary soulève des questions fondamentales sur l’éthique de la représentation culturelle. Dans un contexte postcolonial où la question de l’appropriation culturelle devient centrale, la position de McGary doit être examinée. Comment un artiste non-autochtone peut-il légitimement représenter une culture qui n’est pas la sienne sans tomber dans l’exploitation ou la caricature ?
La réponse réside dans la nature même de la démarche de McGary. Loin de s’approprier une culture étrangère, il se met à son service. Son adoption par la famille Red Elk ne relève pas du folklore touristique mais d’une reconnaissance authentique de son engagement et de son respect. Les communautés lakota voient en lui non pas un opportuniste mais un “messager”, pour reprendre ses propres termes. Cette légitimité, accordée par les détenteurs de la culture elle-même, distingue fondamentalement son travail de celui d’artistes qui puisent dans l’imagerie amérindienne sans consultation ni respect des traditions.
McGary établit également une relation de réciprocité avec les communautés qu’il représente. La Fondation Washakie, qu’il crée avec sa femme Molly et James Trosper, arrière-arrière-petit-fils du légendaire chef Washakie, finance des bourses d’études pour les étudiants natifs américains. Cette dimension philanthropique transforme son art en outil d’émancipation plutôt qu’en simple exploitation esthétique.
L’héritage paradoxal
La mort prématurée de McGary en 2013, à cinquante-cinq ans, interrompt brutalement une carrière au sommet de son art. Mais cette disparition révèle aussi le caractère paradoxal de son héritage. D’un côté, ses oeuvres continuent de circuler sur le marché de l’art, atteignant parfois des sommes considérables. Cette dimension commerciale soulève la question de la marchandisation de la culture amérindienne, même lorsqu’elle est traitée avec respect.
D’un autre côté, les ateliers McGary perpétuent sa vision en formant de nouveaux artisans à ses techniques révolutionnaires. Cette transmission du savoir-faire garantit la pérennité de son innovation artistique tout en maintenant les standards de qualité qu’il avait établis. Ses “There Are No Limits” affichés dans son atelier deviennent ainsi un testament artistique, un encouragement à repousser les frontières du possible.
L’oeuvre de McGary résiste aux catégorisations faciles. Ni art ethnographique ni pur formalisme esthétique, elle occupe un territoire hybride où la rigueur scientifique rencontre l’émotion artistique. Cette position intermédiaire, potentiellement inconfortable, constitue paradoxalement sa force. En refusant de choisir entre authenticité documentaire et liberté créatrice, McGary invente une nouvelle forme d’art historique où la beauté sert la vérité et où la technique sublime le témoignage.
L’universalité du particulier
Ce qui rend l’oeuvre de McGary véritablement remarquable, c’est sa capacité à dépasser le cadre spécifique de la culture sioux pour toucher à l’universel. Ses sculptures ne parlent pas seulement de l’histoire amérindienne : elles interrogent notre rapport à la tradition, au courage et à la spiritualité. Le guerrier lakota devient métaphore du héros éternel, le chasseur évoque notre relation primitive à la nature, la mère de famille incarne la transmission intergénérationnelle.
Cette dimension universelle explique l’impact international de son travail. Que ses bronzes ornent une université canadienne, un musée américain ou une collection privée européenne, ils parlent un langage artistique qui dépasse les frontières culturelles. McGary réussit ce tour de force de créer un art profondément enraciné dans une culture particulière tout en demeurant accessible à tous.
Son approche “de l’intérieur vers l’extérieur”, cette méthodologie qui le pousse à comprendre intimement ses sujets avant de les sculpter, devient ainsi une leçon universelle sur l’art du portrait. Qu’il s’agisse de bronze ou de toute autre forme d’expression artistique, McGary démontre que la vérité émerge de la proximité, que l’authenticité naît de la patience et que la beauté surgit de la compréhension.
L’oeuvre de Dave McGary nous enseigne finalement qu’il n’existe pas de hiérarchie entre les cultures, seulement des différences à respecter et à comprendre. En donnant forme bronze aux héros oubliés des Plaines du Nord, il ne restaure pas seulement une mémoire collective : il affirme la dignité universelle de toute culture humaine. Ses sculptures deviennent ainsi des ambassadeurs silencieux d’un monde où la diversité culturelle enrichit plutôt qu’elle ne divise.
Dans une époque où la mondialisation tend à uniformiser les expressions artistiques, McGary nous rappelle la nécessité vitale de préserver et de célébrer les particularismes culturels. Son bronze vivant témoigne qu’il est possible de créer un art à la fois local et universel, authentique et innovant, respectueux et audacieux. Cette leçon, gravée dans le métal pour l’éternité, constitue peut-être son plus bel héritage : avoir prouvé que l’art véritable naît toujours de la rencontre entre la technique et l’humanité, entre la forme et l’esprit, entre le particulier et l’universel.
- “The Beating Heart of Bronze”, Western Art & Architecture, 2008
- Bronisław Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, 1963
- Christopher Frayling, Spaghetti Westerns: Cowboys and Europeans from Karl May to Sergio Leone, I.B. Tauris, 2006
















