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Mardi 18 Novembre

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Del Kathryn Barton : L’esthétique du trouble

Publié le : 7 Juillet 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Del Kathryn Barton développe depuis trente ans un univers visuel saisissant, mêlant figures féminines hybrides et créatures psychédéliques. Cette artiste australienne, deux fois lauréate du prestigieux Archibald Prize, explore les tréfonds de l’inconscient à travers une esthétique de l’excès qui dérange autant qu’elle fascine.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, voici une artiste qui ne se contente pas de peindre des jolis tableaux pour décorer vos salons bourgeois. Del Kathryn Barton déploie depuis plus de trois décennies un univers visuel qui vous empoigne aux tripes et refuse de vous lâcher. Cette Australienne née en 1972 a construit une oeuvre qui puise dans les tréfonds de l’inconscient féminin pour en extraire des visions d’une puissance troublante, oscillant entre beauté séduisante et inquiétante étrangeté.

Sa peinture, c’est du cinéma fixé sur toile. Chaque composition raconte une histoire, déploie un récit visuel où se mêlent figures humaines et créatures hybrides dans des paysages psychédéliques saturés de couleurs et de détails obsessionnels. Barton dessine depuis l’enfance avec cette compulsion qui caractérise les véritables créateurs, ceux pour qui l’art n’est pas un choix mais une nécessité vitale. “Tout ce que je peux dire, c’est que cette oeuvre compte énormément pour moi, elle est comme une source de vie”, confie-t-elle sans détour.

La psychanalyse des profondeurs : Klein et l’art de la régression créatrice

L’oeuvre de Del Kathryn Barton dialogue naturellement avec les théories psychanalytiques, particulièrement celles développées par Mélanie Klein autour de la position dépressive et des relations d’objet précoces [1]. Klein, contrairement à Freud qui privilégiait le complexe d’Oedipe, s’est concentrée sur les premières années de la vie et les fantasmes archaïques qui structurent la psyché. Cette approche trouve un écho saisissant dans l’univers de Barton, où les figures féminines semblent prises dans un perpétuel dialogue entre l’angoisse de persécution et la réparation.

Les personnages de Barton, avec leurs yeux démesurés et leur regard perçant, évoquent immédiatement l’univers kleinien des objets internes. Klein décrivait comment l’enfant intériorise les figures parentales sous forme d’objets internes bons ou mauvais, créant un monde psychique peuplé de fantômes bienveillants ou persécuteurs. Dans les toiles de Barton, cette dynamique prend une forme visuelle saisissante : ses femmes-enfants aux grands yeux liquides semblent porter en elles toute la mémoire de ces premières relations. “Je suis devenue mère sans aucune expérience des enfants ou des bébés, et j’ai été bouleversée par la clarté de leur regard… ses yeux étaient grands ouverts, et je pense que cela a été l’une des expériences les plus marquantes de toute ma vie”, explique l’artiste à propos de son fils.

L’expérience de la maternité, centrale dans l’oeuvre de Barton, réactive précisément ces enjeux kleiniens. La mère chez Klein n’est jamais une figure idéalisée mais un objet complexe, tantôt nourricier tantôt destructeur. Barton explore cette ambivalence dans ses autoportraits familiaux, notamment dans son Archibald Prize de 2008, où elle se représente avec ses deux enfants dans un enchevêtrement de formes végétales et animales. Cette fusion des corps évoque la théorie kleinienne de l’identification projective, mécanisme par lequel l’enfant projette des parties de lui-même dans l’objet maternel pour s’en protéger ou le contrôler.

La technique même de Barton, ces accumulations obsessionnelles de détails, ces motifs répétitifs, ces couleurs saturées, rappelle les mécanismes de défense décrits par Klein face à l’angoisse dépressive. L’artiste comble littéralement le vide de la toile, refuse l’espace blanc qui pourrait évoquer le néant, la perte de l’objet aimé. Ses créatures hybrides, mi-femmes mi-animaux mi-végétaux, incarnent cette capacité de réparation créatrice que Klein voyait comme le moteur de toute création artistique.

Plus troublant encore, l’univers de Barton semble hanté par ce que Klein appelait les “attaques contre les liens”. Ses personnages évoluent dans des mondes clos, des bulles psychiques où les relations sont à la fois fusionnelles et destructrices. Les tentacules floraux qui relient ses figures peuvent tour à tour nourrir ou étrangler, protéger ou emprisonner. Cette ambivalence fondamentale traverse toute son oeuvre et lui confère cette intensité particulière qui dérange autant qu’elle fascine.

L’apport kleinien permet de comprendre pourquoi l’art de Barton produit un effet si viscéral sur le spectateur. En donnant forme plastique aux fantasmes archaïques qui peuplent notre inconscient, elle réactive des émotions primitives que nous pensions avoir dépassées. Ses toiles fonctionnent comme des écrans de projection où chacun peut retrouver la trace de ses propres objets internes, de ses propres angoisses fondamentales. C’est en cela que son travail dépasse le simple plaisir esthétique pour atteindre cette dimension cathartique que Klein attribuait à l’art véritable.

Cette lecture psychanalytique éclaire également l’évolution récente de Barton vers le cinéma. Avec son film “Blaze” (2022), inspiré de son propre traumatisme d’enfance, elle pousse plus loin encore cette exploration des mécanismes de défense face à l’effraction traumatique. Le médium filmique lui permet d’explorer la temporalité du trauma, sa persistance et ses résurgences, thématiques centrales dans la théorie kleinienne de la réparation.

Le cinéma contemporain australien : une esthétique de la résistance féminine

L’inscription de Del Kathryn Barton dans le paysage du cinéma australien contemporain avec son long-métrage “Blaze” (2022) révèle une autre dimension de son travail, celle qui dialogue avec la tradition cinématographique de son pays [2]. L’Australie a développé depuis les années 1970 un cinéma d’auteur particulièrement attentif aux questions de genre et d’identité, porté par des réalisatrices comme Jane Campion, pionnière qui a ouvert la voie à une nouvelle génération de créatrices.

Le cinéma australien contemporain se caractérise par sa capacité à explorer les traumatismes collectifs et individuels à travers des récits intimes. Cette tradition trouve chez Barton une expression particulièrement aboutie avec “Blaze”, qui aborde frontalement la question du traumatisme sexuel chez l’enfant. Contrairement au cinéma commercial qui tend à spectaculariser la violence, Barton adopte une approche poétique et métaphorique, utilisant l’animation et les effets visuels pour créer un langage visuel capable d’exprimer l’inexprimable.

Cette démarche s’inscrit dans la lignée des cinéastes australiennes qui ont su développer un regard spécifiquement féminin sur l’expérience du trauma. Jane Campion avec “The Piano” avait déjà exploré les zones d’ombre de la psyché féminine à travers un langage visuel d’une rare intensité. Barton prolonge cette tradition en y ajoutant sa propre sensibilité d’artiste plasticienne, créant un cinéma hybride qui emprunte autant aux arts visuels qu’au septième art.

L’utilisation de l’animation dans “Blaze” révèle une compréhension profonde des mécanismes de défense de l’enfance face au traumatisme. Les séquences animées permettent de figurer l’imaginaire de l’enfant, son monde intérieur peuplé de créatures protectrices ou menaçantes. Cette approche rejoint les recherches contemporaines sur le trauma qui montrent comment l’imaginaire peut servir de refuge face à une réalité insupportable.

Le choix de Cate Blanchett pour incarner le personnage de la mère dans le court-métrage “RED” (2017) n’est pas anodin. Blanchett, figure emblématique du cinéma australien, apporte à ce projet sa propre expérience d’actrice habituée aux rôles complexes et ambigus. Sa présence ancre le travail de Barton dans une tradition cinématographique australienne qui n’hésite pas à explorer les aspects les plus sombres de l’expérience humaine.

La collaboration entre Barton et les institutions cinématographiques australiennes révèle également l’existence d’un écosystème favorable à la création féminine. Le soutien de Screen Australia et l’obtention de diverses récompenses montrent que le pays a su développer des structures capables d’accompagner des projets artistiques ambitieux et non-conformistes.

Cette dimension institutionnelle n’est pas anecdotique. Elle révèle une volonté politique de soutenir des voix féminines dans un domaine traditionnellement dominé par les hommes. Le parcours de Barton, de la peinture au cinéma, illustre parfaitement cette capacité de l’écosystème australien à permettre aux artistes de développer des projets transversaux, décloisonnant les pratiques artistiques.

L’esthétique développée par Barton dans ses films prolonge naturellement son travail pictural. Les mêmes obsessions visuelles se retrouvent : la saturation des couleurs, l’accumulation de détails, l’hybridation des formes. Cette continuité stylistique révèle une cohérence artistique rare, celle d’un créateur qui a su développer un langage visuel personnel capable de s’adapter à différents médiums.

Plus largement, l’émergence de Barton comme cinéaste s’inscrit dans un mouvement global de redéfinition du cinéma d’auteur au féminin. À l’instar de réalisatrices comme Céline Sciamma ou Chloé Zhao, elle développe une approche du cinéma qui privilégie l’expérience sensorielle et émotionnelle sur la narration traditionnelle. Cette nouvelle génération de créatrices invente des formes filmiques inédites, capables d’exprimer des expériences longtemps occultées ou marginalisées.

L’impact de “Blaze” sur la scène internationale du cinéma d’auteur confirme cette capacité de l’art australien à produire des oeuvres qui dépassent les frontières nationales. Le film a été salué pour son approche novatrice du trauma et sa capacité à créer un langage visuel inédit. Cette reconnaissance internationale place Barton dans la lignée des grands créateurs australiens qui ont su imposer leur vision singulière sur la scène mondiale.

L’alchimie de la matière : entre artifice et authenticité

L’approche technique de Del Kathryn Barton révèle une philosophie artistique qui interroge les frontières entre naturel et artificiel, authentique et factice. Sa palette mélange gouache traditionnelle, paillettes industrielles, sequins et marqueurs, créant une texture visuelle qui refuse toute hiérarchie entre matériaux nobles et vulgaires. Cette démarche n’est pas anodine : elle exprime une vision du monde où les catégories esthétiques traditionnelles volent en éclats.

Ses créatures hybrides évoluent dans des écosystèmes impossibles où la logique naturaliste cède la place à une biologie fantasmée. Femmes aux seins multiples, créatures végétales-animales, enfants aux yeux démesurés peuplent des paysages psychédéliques qui semblent échappés d’un rêve ou d’un cauchemar. Cette esthétique de l’hybridation questionne nos certitudes sur l’identité, le genre, les frontières entre les espèces.

L’obsession du détail chez Barton confine à la maniaquerie. Chaque centimètre carré de toile est travaillé, saturé d’informations visuelles qui créent un vertige optique. Cette horreur du vide évoque les mécanismes compulsifs, comme si l’artiste cherchait à conjurer l’angoisse par l’accumulation. “Mes dessins sont composés d’une symbologie très personnelle… il y a une qualité visuelle énergétique dans le motif répétitif”, explique-t-elle, révélant la dimension quasi-thérapeutique de sa pratique.

Cette technique de l’excès produit un effet paradoxal. D’un côté, elle séduit par sa virtuosité décorative et son impact visuel immédiat. De l’autre, elle dérange par son refus de la mesure, sa tendance à l’envahissement. Les oeuvres de Barton ne se laissent pas contempler paisiblement : elles exigent du spectateur un engagement total, une immersion dans leur univers saturé.

La couleur chez Barton fonctionne comme un langage émotionnel direct. Roses fuchsia, verts acides, ors métalliques créent des harmonies chromatiques qui court-circuitent la raison pour atteindre directement l’affect. Cette utilisation expressionniste de la couleur la rapproche des grands coloristes de l’histoire de l’art, de Matisse à Hockney, tout en développant sa propre grammaire visuelle.

Une réception critique contrastée

L’oeuvre de Del Kathryn Barton divise la critique autant qu’elle fascine le public. Ses détracteurs lui reprochent un certain maniérisme, une tendance à privilégier l’effet spectaculaire sur la substance. “On a parfois reproché à Barton de privilégier la forme au détriment du fond dans ses peintures”, note une critique, pointant cette tension constante dans son travail entre séduction visuelle et profondeur conceptuelle.

Cette critique n’est pas sans fondement. L’esthétique de Barton, par sa dimension immédiatement attractive, court le risque de la récupération décorative. Ses oeuvres se prêtent à une consommation visuelle rapide qui peut occulter leur dimension plus sombre et interrogative. C’est là tout le paradoxe d’un art qui utilise les codes de la beauté pour exprimer des contenus troublants.

Pourtant, cette ambiguïté constitue peut-être la force principale de son travail. En refusant l’opposition binaire entre beauté et laideur, plaisir et déplaisir, Barton développe une esthétique de l’entre-deux qui correspond parfaitement aux enjeux contemporains. Son art exprime la complexité d’une époque où les certitudes se fissurent, où les identités se multiplient et se fragmentent.

L’évolution récente de sa carrière vers des préoccupations explicitement féministes avec des oeuvres comme “RED” (2017) témoigne d’une maturation artistique et politique. “RED est ma première oeuvre consciemment féministe, et je me suis sentie profondément en résonance avec la vague revitalisée de solidarité féminine qui déferle actuellement sur la planète”, déclare-t-elle, marquant un tournant dans sa pratique.

Cette politisation assumée de son art lui permet de dépasser les reproches de superficialité. En inscrivant explicitement son travail dans les luttes contemporaines pour l’émancipation féminine, elle donne à son esthétique de l’hybridation une dimension militante. Ses créatures mutantes deviennent alors des métaphores de la libération des corps et des désirs féminins.

Vers de nouveaux territoires

Del Kathryn Barton incarne une génération d’artistes qui refusent les catégories établies et inventent de nouveaux langages visuels. Son parcours, de la peinture au cinéma en passant par l’animation, témoigne d’une curiosité créatrice qui ne se satisfait d’aucune limite. Ses oeuvres, par leur capacité à troubler autant qu’à séduire, ouvrent des territoires inexplorés de l’art contemporain.

Son dialogue avec la psychanalyse kleinienne révèle la dimension thérapeutique de sa création, cette capacité de l’art à donner forme aux fantasmes les plus archaïques. Son inscription dans le cinéma australien contemporain montre comment une tradition artistique peut se renouveler par l’apport de sensibilités nouvelles. Son esthétique de l’hybridation, enfin, offre des outils visuels pour penser la complexité du monde contemporain.

L’art de Del Kathryn Barton nous rappelle que la beauté ne se réduit jamais à l’harmonie classique, qu’elle peut naître de la discordance et de l’inquiétude. Ses créatures impossibles nous parlent de nos propres mutations, de nos propres métamorphoses. En ces temps d’incertitude, son oeuvre trace des chemins vers des avenirs improbables mais nécessaires.


  1. Segal, Hanna. “La contribution de Mélanie Klein à la théorie et à la pratique psychanalytiques”. Les femmes dans l’histoire de la psychanalyse, L’Esprit du temps, 1999.
  2. Armstrong, Gillian. “Ma brillante carrière” (My Brilliant Career), 1979. Film emblématique du nouveau cinéma australien dirigé par une femme, adaptation du roman de Miles Franklin.
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Référence(s)

Del Kathryn BARTON (1972)
Prénom : Del Kathryn
Nom de famille : BARTON
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Australie

Âge : 53 ans (2025)

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