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Diane Dal-Pra : Quand le corps s’évapore

Publié le : 28 Octobre 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Diane Dal-Pra crée de grandes peintures à l’huile où les corps féminins se dissolvent dans les plis des textiles domestiques. Ses compositions interrogent notre rapport aux objets qui façonnent notre identité tout en menaçant de nous engloutir. Elle dialogue avec la philosophie de Deleuze et les techniques de la Renaissance pour produire des atmosphères d’insomnie suspendue.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : Diane Dal-Pra peint comme si le temps lui-même s’était figé dans la peinture à l’huile, créant des images qui respirent sans jamais prendre leur souffle. Née à Périgueux en 1991, aujourd’hui installée à Paris, cette artiste construit des tableaux qui agissent comme des chambres noires où la lumière n’entre que par des fissures imperceptibles. Ses grandes toiles, car Dal-Pra travaille grand, très grand, capturent ce moment suspendu entre l’éveil et le sommeil, entre la présence et l’absence, entre le corps et l’objet.

L’oeuvre de Dal-Pra dialogue intensément avec la philosophie du pli élaborée par Gilles Deleuze dans son ouvrage “Le Pli : Leibniz et le Baroque” publié en 1988 [1]. Chez Deleuze, le pli n’est jamais un simple ornement : c’est une manière de penser le monde comme une matière en perpétuelle ondulation, où tout se plie, se déplie, se replie. Dal-Pra s’empare de cette idée avec une intelligence picturale rare. Dans ses compositions, les textiles ne sont pas de simples accessoires décoratifs mais des entités philosophiques à part entière. Un drap froissé devient un territoire d’investigation métaphysique. Une nappe pliée contient des univers. Regardez comment, dans ses toiles récentes, les tissus créent ce que Deleuze appellerait des cavités d’intimité, ces espaces où l’intérieur et l’extérieur deviennent indiscernables. Les rideaux tirés ne cachent rien ; ils révèlent plutôt l’ambiguïté fondamentale de toute séparation. Une femme enfonce sa tête dans un abat-jour lumineux, et voilà que le pli entre chair et matière s’abolit. Le corps s’évapore littéralement dans la lumière, laissant derrière lui cette trace brumeuse que Dal-Pra maîtrise avec une précision diabolique.

Ce qui rend le travail de Dal-Pra si pertinent dans le contexte contemporain, c’est sa capacité à traduire visuellement cette notion du pli infini chez Deleuze sans jamais tomber dans l’illustration servile. Elle ne peint pas “le concept” ; elle peint “avec” le concept. Ses figures féminines aux épaules larges et aux tresses épaisses disparaissent progressivement dans les plis des draps, des nappes, des voilages. L’artiste crée ainsi une zone indécidable, ni tout à fait présence, ni tout à fait absence. Ces corps monumentaux qui se dissolvent interrogent notre rapport aux objets domestiques qui nous définissent et nous dévorent simultanément. Dal-Pra est superstitieuse, dit-elle elle-même, et cette superstition n’est pas anecdotique : elle est le moteur conceptuel de son oeuvre. Les objets ont un pouvoir. Ils façonnent notre identité autant qu’ils menacent de nous engloutir. Dans cette logique, le pli devient l’opérateur plastique qui permet de penser cette double nature, ce double mouvement de construction et de dissolution identitaire.

Les titres de ses oeuvres, “Eternal Interval”, “From Solid to Gaseous” et “Voids Refuge”, agissent comme des instructions cryptiques pour lire ces transformations. Ils suggèrent que le vide lui-même pourrait être un sanctuaire, un espace habitable plutôt qu’une menace. Dans l’exposition “No Room for Emptiness” présentée à Milan en début d’année 2025, Dal-Pra pousse cette logique jusqu’à son point de rupture. Le titre promet une plénitude étouffante, mais l’artiste subvertit complètement cette attente. Elle courtise le vide, joue avec lui, l’étire jusqu’à le rendre palpable. Ses peintures existent dans un état d’instabilité magnifique : les corps scintillent, entrent et sortent de la forme. Ce n’est pas du minimalisme paresseux ; c’est une chorégraphie sophistiquée entre plein et vide, entre matière et vapeur.

Mais la virtuosité conceptuelle de Dal-Pra ne suffirait pas sans sa maîtrise technique stupéfiante. C’est ici que son second dialogue commence, celui avec les maîtres de la Renaissance italienne. Dal-Pra cite régulièrement ces peintres comme influences majeures, et cette filiation n’est pas un simple name-dropping mondain. Elle s’inscrit dans une tradition technique très précise : celle du sfumato et des glacis. Le sfumato, ce mot italien qui signifie “enfumé”, est cette technique picturale que Léonard de Vinci a portée à la perfection, produisant des transitions si douces entre les ombres et les lumières qu’aucun contour n’est perceptible. Léonard lui-même décrivait le sfumato comme une peinture “sans lignes ni bordures, à la manière de la fumée”. Dal-Pra applique cette leçon avec une rigueur qui force le respect. Ses surfaces translucides, ces voilages, ces vitres embuées et ces gouttes d’eau sur une tresse, sont peintes avec une finesse qui aurait fait hocher la tête à Léonard. La peinture à l’huile, avec son temps de séchage lent, permet ces superpositions infinies de couches transparentes qui créent la profondeur et le volume. Dal-Pra exploite cette propriété du médium avec une patience monacale.

Regardez ses tableaux de près : les coups de pinceau sont imperceptibles. La surface est lisse, presque surnaturelle. C’est le résultat de dizaines d’heures de travail minutieux, couche après couche, glissant entre réalisme et abstraction. Un plateau en bois est rendu avec une précision photographique, puis soudain il jouxte une zone de sfumato pur, où la forme se dissout dans une brume atmosphérique. Cette juxtaposition n’est jamais un problème chez Dal-Pra ; c’est sa signature. Elle comprend intuitivement que la mémoire fonctionne exactement ainsi : quelques détails émergent avec une netteté brutale tandis que le reste baigne dans un flou indistinct. Ses compositions rappellent les quatre modes canoniques de la peinture Renaissance, cangiante, chiaroscuro, sfumato et unione, mais Dal-Pra les réinvente pour notre époque d’écrans et d’insomnie chronique.

Car oui, l’insomnie. Dal-Pra en parle ouvertement : elle souffre d’insomnies, et cet état semi-conscient irrigue profondément son travail. Ces moments où l’on est ni tout à fait éveillé ni vraiment endormi, où les objets familiers de la chambre prennent des présences inquiétantes. C’est exactement ce que capturent ses tableaux. Il y a quelque chose d’oppressant dans ces atmosphères feutrées, dans ce silence épais qui règne dans ses compositions. Une femme allonge sa tête sur une table, un voile de dentelle blanche posé sur sa chevelure tressée comme un linceul nuptial. L’image évoque immédiatement Sylvia Plath et son four, cet abandon qui n’est peut-être qu’un refuge. Mais Dal-Pra refuse toute narration spécifique. Elle ne raconte pas d’histoires ; elle crée des atmosphères, des tonalités, des couleurs de moments. Comme elle le dit elle-même, expliquer l’idée initiale d’une peinture est aussi compliqué que raconter un rêve : c’est défini davantage par les sensations que par la narration.

La palette chromatique de Dal-Pra, ces tons sourds, ces beiges, ces gris perle et ces blancs cassés, renforce cette ambiance de suspension temporelle. Rien n’est vif, rien ne crie. C’est une peinture du murmure, de l’entre-deux, de la zone crépusculaire. Ses figures monumentales possèdent une présence sculpturale qui rappelle les statues classiques, élevées au rang d’icônes intemporelles. Pourtant, paradoxalement, ces mêmes figures sont sur le point de disparaître, de s’évaporer dans les plis des textiles qui les entourent. Cette tension entre solidité et dissolution est ce qui rend l’oeuvre de Dal-Pra si puissamment contemporaine. À une époque où nos identités sont constamment construites et déconstruites par les objets que nous collectionnons, les filtres que nous appliquons, les images que nous projetons, Dal-Pra interroge le degré auquel nos possessions matérielles influencent notre équilibre intérieur.

Ses expositions majeures, au Yuz Museum de Shanghai, au Musée d’Orsay à Paris, chez Massimo de Carlo à Londres et Milan et à MOSTYN au Pays de Galles, ont toutes confirmé ce qui était évident dès ses premières toiles : nous sommes face à une artiste qui pense en peinture. Pas une artiste qui illustre des idées philosophiques, mais une peintre dont l’intelligence s’exerce directement dans le médium. Elle travaille lentement, très lentement. Un tableau peut prendre des mois. Cette lenteur n’est pas une coquetterie d’atelier ; c’est une nécessité technique et conceptuelle. Pour créer ces transitions imperceptibles, ces surfaces qui semblent retenir leur souffle, il faut du temps. Les collectionneurs doivent attendre, parfois jusqu’à neuf mois, pour recevoir une oeuvre. Mais cette attente fait partie du processus. Dal-Pra dilate le temps quand elle peint : huit heures de travail peuvent ressembler à soixante-douze heures d’absence. Elle espère que ses peintures dilateront également le temps pour le spectateur, créant ces moments de suspension où les repères spatio-temporels vacillent.

L’oeuvre de Dal-Pra interroge aussi notre rapport contemporain à l’image et à l’identité visuelle. En masquant systématiquement les visages de ses figures, têtes enfoncées dans des abat-jours, plongées dans des aquariums et cachées sous des tissus, elle refuse le culte de la reconnaissance faciale qui obsède notre époque saturée d’images. Mais ce refus n’est pas une réaction aux réseaux sociaux, comme on pourrait le croire naïvement. C’est la continuation logique de sa réflexion sur l’engloutissement. Chaque portrait parle de cette relation ambivalente aux objets : ils définissent puissamment nos identités mais deviennent simultanément une armure qui nous dévore. En cachant les visages, Dal-Pra donne plus de présence à notre absence, soulignant que malgré tout, bien sûr, nous sommes là.

Cette artiste dont le travail figure déjà dans les collections de la Fondation Louis Vuitton, du Hirshhorn Museum, de l’ICA Miami et du Yuz Museum, a construit en moins d’une décennie un corpus cohérent et profondément original. Elle n’a pas suivi le parcours académique traditionnel des beaux-arts, elle a étudié le design à Bordeaux et les arts appliqués, ce qui lui confère peut-être cette liberté technique, cette capacité à expérimenter sans le poids paralysant de l’orthodoxie académique. Pourtant, elle possède un respect quasi-révérenciel pour l’histoire de la peinture à l’huile, ce médium utilisé depuis des siècles, dont la dimension historique a “quelque chose de fascinant et d’intemporel”, dit-elle.

Diane Dal-Pra fabrique des totems tendres à partir de nos déchets domestiques, de ces moments évanescents qui ne laissent que des traces. Ses peintures sont des nature mortes au sens le plus profond, des Stilleben, ces “vies silencieuses” qui se détachent de la réalité agitée pour précipiter le temps en existences sculpturales chargées de volume et de poids. Dans les plis de ses toiles, on trouve des crevasses temporelles où l’on peut se déconnecter du maintenant, évoquant souvenirs, perceptions et imaginations. C’est de la peinture qui pense, qui respire et qui attend.

Si l’art contemporain a besoin de quelque chose aujourd’hui, et je ne suis même pas certain qu’il ait besoin de quoi que ce soit, c’est peut-être de cette capacité à ralentir, à s’arrêter, à regarder vraiment. Diane Dal-Pra nous offre cette pause. Ses tableaux aspirent le son de la salle, créant ces bulles de silence où l’esprit peut dériver. Dans un monde qui hurle constamment, qui exige notre attention à chaque seconde, qui transforme l’image en marchandise jetable, Dal-Pra fabrique des objets qui exigent du temps. Des objets qui ne se donnent pas immédiatement, qui ne crient pas leurs intentions. Des peintures qui murmurent et qui, justement pour cette raison, méritent qu’on s’approche pour les écouter. Voilà une artiste qui comprend que le pouvoir de la peinture réside dans sa capacité à créer des durées alternatives, des temporalités autres que celle du flux incessant. Ses toiles sont des refuges, des sanctuaires, des espaces où le vide n’est pas une absence mais une présence dense et drapée. Et cela, dans notre époque saturée d’images creuses, c’est un geste de résistance autant qu’un geste de beauté.


  1. Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
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Référence(s)

Diane DAL-PRA (1991)
Prénom : Diane
Nom de famille : DAL-PRA
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • France

Âge : 34 ans (2025)

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