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Dmitri Cherniak : Génie ou imposteur numérique ?

Publié le : 9 Mai 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

Dmitri Cherniak est un artiste génératif canadien qui utilise des algorithmes pour créer des oeuvres d’art numériques. Ingénieur reconverti, il conçoit des systèmes de code générant automatiquement des formes géométriques uniques. Sa collection NFT Ringers, vendue pour des millions, redéfinit les frontières entre art, technologie et automatisation.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Vous qui pensez que l’art doit être créé avec des pinceaux et des toiles, vous qui levez le nez devant tout ce qui contient une ligne de code. Laissez-moi vous parler de Dmitri Cherniak, cet ingénieur canadien qui a décidé que l’automatisation serait son pinceau et les algorithmes sa palette. Et attention, accrochez-vous bien, parce que cet artiste vend ses dessins numériques pour des millions de dollars.

Cherniak n’est pas qu’un simple codeur qui s’est réveillé un matin en se disant qu’il allait gagner sa vie avec des NFT. Non, cet artiste travaille depuis 2009 sur son obsession maladive pour Taylor Swift, oui, vous avez bien lu, en créant de l’art ASCII à partir de ses photos. Un projet qui a duré six ans. Six ans à transformer des pixels de la chanteuse pop en caractères typographiques. Voilà ce que j’appelle de la persévérance ou de la folie douce.

Mais c’est avec ses Ringers que Cherniak a vraiment frappé fort. Mille variations algorithmiques de ficelles enroulées autour de tiges. Ça a l’air simple comme bonjour, non ? Eh bien, ces petites ficelles virtuelles se sont vendues en dix-huit minutes. Dix-huit minutes ! Et maintenant, certaines pièces valent des millions. Le Ringers #879, surnommé “The Goose” parce qu’il ressemble vaguement à une oie si vous plissez les yeux et penchez la tête, s’est vendu pour 6,2 millions de dollars chez Sotheby’s. Une oie numérique à 6 millions, mes amis. Bienvenue dans le futur de l’art.

Ce qui est vraiment intéressant chez Cherniak, c’est sa relation presque mystique avec l’automatisation. Il la décrit comme son “médium artistique” [1]. Alors que la plupart d’entre nous voient dans l’automatisation quelque chose de froid, de mécanique, de déshumanisant, lui y voit de la poésie. Il y voit de la création pure. Comme il le dit lui-même, “l’automatisation est perçue comme mécanique, ennuyeuse et ‘robotique’ par ceux qui ne sont pas techniques. En tant qu’ingénieur de formation et de métier, je vois l’acte d’automatisation comme un processus beaucoup plus créatif que le public ne lui accorde” [2].

Cette vision de l’automatisation comme force créatrice me rappelle étrangement les théories développées par Jack Burnham dans son essai “Systems Esthetics” de 1968. Burnham, critique d’art et théoricien, avançait que l’art moderne évoluait d’une esthétique d’objets vers une esthétique de systèmes. Il écrivait que “nous passons d’une culture centrée sur l’objet à une culture centrée sur le système”. Cinquante ans plus tard, Cherniak incarne parfaitement cette prophétie. Ses oeuvres ne sont pas des objets au sens traditionnel, mais des systèmes génératifs capables de produire une infinité de variations.

Burnham anticipait un art où le processus deviendrait plus important que le produit, où les relations entre les éléments primeraient sur les éléments eux-mêmes. Les Ringers de Cherniak sont exactement cela : un système de relations entre des variables numériques qui génère des formes visuelles. Chaque pièce est unique, mais toutes émergent du même système sous-jacent. C’est l’art comme écosystème, comme organisme vivant capable de se reproduire et de muter.

Ce qui m’interpelle chez Cherniak, c’est son approche presque zen de la création. Il passe des années à peaufiner ses algorithmes. Trois ans sur Ringers, six ans sur son projet Taylor Swift. C’est l’antithèse de notre culture du clic instantané. Dans un monde où tout le monde veut devenir riche rapidement avec des NFT, Cherniak cultive la patience d’un moine bouddhiste.

Et puis il y a cette histoire absolument géniale des Dead Ringers. En janvier 2022, au plus fort de la folie NFT, quand les gens se battaient pour obtenir le moindre jpeg crypté, Cherniak a décidé de créer un Ringer par jour et de l’envoyer à un portefeuille aléatoire. Gratuitement. Comme ça. Les gens devenaient fous. Ils le suppliaient : “Pourquoi tu ne me le donnes pas à moi ? Ça changerait la vie de ma famille !” [3]. Et lui, imperturbable, continuait son petit rituel quotidien. À la fin du mois, il a organisé tous ces NFT en grille et a fait reverser tous les bénéfices à une banque alimentaire new-yorkaise. Plus de 23.000 oeuvres créées, suffisamment de dons pour 16 millions de repas.

Voilà le paradoxe Cherniak : un type qui crée des algorithmes qui génèrent des millions de dollars, mais qui semble profondément mal à l’aise avec cette responsabilité financière. “Pourquoi devrais-je avoir cette responsabilité ?” demande-t-il. “L’une des meilleures décisions financières que quelqu’un ait jamais prises dans sa vie est d’avoir acquis un tas de Ringers. C’est fou pour moi” [4].

Dans son travail avec l’héritage de László Moholy-Nagy pour la série Light Years, Cherniak révèle une autre facette de sa personnalité artistique. Moholy-Nagy, ce pionnier du Bauhaus qui rêvait d’intégrer la technologie dans l’art, aurait probablement adoré ce que fait Cherniak. Les deux partagent cette conviction que la technologie n’est pas l’ennemie de l’art, mais son alliée naturelle. Les photogrammes de Moholy-Nagy, créés sans appareil photo, trouvent un écho direct dans les algorithmes de Cherniak qui génèrent des images sans intervention humaine directe.

Mais contrairement à tant d’artistes crypto qui se contentent de surfer sur la vague, Cherniak a une véritable vision artistique. Il ne fait pas que créer des images jolies à vendre cher. Il explore les limites de ce que signifie être un artiste à l’ère de l’automatisation. Quand un bug dans son code crée un effet visuel inattendu, il ne le corrige pas. Il l’étudie, l’apprivoise, l’intègre. C’est la sérendipité numérique élevée au rang d’art. Pour cela, Cherniak est presque en train de me faire apprécier les NFT.

Son projet The Eternal Pump est un autre exemple de sa capacité à jouer avec les codes sociaux du monde crypto. Le titre fait référence au mème crypto “respect the pump”, mais l’oeuvre elle-même est une méditation sur la beauté technique. Cinquante pièces dynamiques qui célèbrent non pas la spéculation financière, mais l’élégance des systèmes.

Et puis il y a Wrapture, peut-être son oeuvre la plus diaboliquement brillante. Les règles sont simples : tant que personne ne vend, n’échange ou ne met en vente son édition pendant un an, aucune édition supplémentaire ne sera disponible. Mais si un seul collectionneur rompt les règles, les 666 éditions restantes seront ouvertes au public. C’est du pur génie conceptuel. Une oeuvre qui existe autant comme expérience sociale que comme objet visuel.

Ce qui distingue vraiment Cherniak de la horde des crypto-artistes opportunistes, c’est sa compréhension profonde de l’histoire de l’art. Il cite Armin Hofmann et son “Manuel de design graphique” des années 1960. Il s’inscrit dans une lignée qui remonte aux constructivistes russes, aux expériences du Bauhaus, aux explorations systémiques de Sol LeWitt. Il n’est pas juste un type qui sait coder et qui veut se faire de l’argent. C’est un artiste qui comprend sa place dans le continuum de l’art moderne.

Quand je regarde ses oeuvres, je vois l’aboutissement logique de ce que Clement Greenberg appelait l’autonomie de l’art. Un art qui ne représente rien d’autre que lui-même, qui n’a pas besoin de justification externe. Les Ringers sont purement ce qu’ils sont : des arrangements de lignes et de couleurs générés par un système. Pas de message caché, pas de symbolisme forcé, pas de prétention narrative. Juste la beauté brute de la forme pure.

Mais ce qui me frappe le plus chez Cherniak, c’est peut-être son humilité paradoxale. Voici un homme dont les oeuvres se vendent pour des millions, qui pourrait facilement jouer les gourous de la crypto-art, et qui dit simplement : “J’essaie de faire ressentir aux spectateurs les mêmes émotions et réactions qu’ils ressentent en regardant de l’art ‘généré’ à la main”. Pas de grandes déclarations sur la mort de l’art traditionnel, pas de manifeste révolutionnaire. Juste un désir de créer de la beauté avec les outils de son époque.

Alors oui, mes chers amis snobs, Dmitri Cherniak est peut-être l’un des artistes les plus importants de notre époque numérique. Non pas parce qu’il vend cher, mais parce qu’il a compris quelque chose de fondamental sur notre moment historique. Nous vivons dans un monde gouverné par des algorithmes. Nos vies sont façonnées par des systèmes automatisés. Et au lieu de s’en plaindre ou de les ignorer, Cherniak les transforme en poésie.

C’est peut-être ça, le vrai génie de Cherniak : avoir compris que dans un monde de plus en plus automatisé, l’artiste n’est plus celui qui tient le pinceau, mais celui qui écrit les règles du jeu. Et dans ce jeu-là, Dmitri Cherniak est un maître incontesté.


  1. Conversation avec Fellowship, “Light Years by Dmitri Cherniak”, 2022
  2. Interview, Bankless Newsletter, “Talking Ringers with Dmitri Cherniak”, février 2021
  3. Interview avec Jason Bailey, “An Interview with Dmitri Cherniak”, Right Click Save, avril 2023
  4. Ibid.
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Référence(s)

Dmitri CHERNIAK (1988)
Prénom : Dmitri
Nom de famille : CHERNIAK
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 37 ans (2025)

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