Écoutez-moi bien, bande de snobs, Harold Ancart n’est pas juste un autre peintre belge qui a conquis New York. C’est un négociateur visuel qui travaille à la frontière entre l’abstraction et la figuration, jouant avec notre perception comme un physicien quantique jouerait avec les particules élémentaires. Oui, ce type de 44 ans qui a abandonné ses rêves de diplomatie (il voulait surtout les plaques diplomatiques pour se garer n’importe où et ne pas payer d’amendes, avouons-le) nous offre une oeuvre qui oscille perpétuellement entre l’ici et l’ailleurs, entre le tangible et l’évanescent.
J’ai examiné ses oeuvres représentant des icebergs, ses peintures d’arbres aux couleurs vives, et ses grandes représentations d’allumettes qui rappellent les lignes verticales caractéristiques des tableaux de Barnett Newman. Et je vous le dis, ses tableaux possèdent cette qualité rare de pouvoir vous transporter dans un ailleurs tout en vous ancrant pleinement dans la matérialité de la peinture. C’est comme être simultanément dans deux endroits à la fois, un tour de physique quantique que seuls les grands artistes réussissent.
Mais que fait vraiment Ancart ? Il travaille principalement aux bâtons de peinture à l’huile, transformant ses toiles en champs de bataille où la couleur devient protagoniste. Pour lui, le sujet n’est qu’un “alibi” pour pousser la couleur sur la toile. Quand il peint des arbres, des allumettes, ou des courts de handball, ce n’est pas tant pour représenter ces objets que pour explorer les possibilités infinies de la couleur et de la composition. C’est précisément cette approche qui fait écho à la théorie de Maurice Merleau-Ponty sur la perception, pour qui le corps est le véritable sujet de la perception, et non l’intellect abstrait [1].
Pensez à ses peintures d’arbres, exposées chez David Zwirner en 2020. Inspirées par le souvenir d’une route forestière française, ces oeuvres ne cherchent pas à reproduire fidèlement des arbres mais plutôt à capturer ce moment fugace où la lumière filtre à travers le feuillage, créant un kaléidoscope de couleurs et d’ombres. Comme l’écrit Deleuze dans “Francis Bacon : Logique de la sensation” : “La peinture doit arracher la figure au figuratif” [2]. Ancart transforme ses souvenirs d’arbres en visions hallucinatoires, en sensations matérielles où la couleur devient la substance même de l’expérience.
Cette transformation du souvenir en expérience visuelle n’est pas sans rappeler le concept deleuzien d'”image-temps”, cet état où la perception pure se libère de l’action immédiate pour créer de nouvelles connexions sensorielles. Ancart lui-même admet souffrir d’un “escapisme pathologique”, une tendance à s’évader dans un royaume alternatif. N’est-ce pas exactement ce que décrit Deleuze quand il parle de “la puissance du faux” [3] ? Cette capacité à créer des espaces mentaux, des paysages intérieurs, est au coeur de la démarche d’Ancart.
Mais ne nous y méprenez pas, ses tableaux ne sont pas de simples évasions. Ils sont ancrés dans une réalité matérielle intense. Si vous avez vu son installation “Subliminal Standard” à Brooklyn en 2019, cette sculpture de béton de 5 mètres de haut représentant un court de handball, vous savez qu’Ancart est profondément intéressé par la façon dont l’infrastructure urbaine, dans sa détérioration naturelle, reflète les abstractions picturales. “L’abstraction vient de la réalité”, aime-t-il dire. Et c’est vrai, ces cours de handball anonymes de New York, avec leurs motifs géométriques et leurs surfaces usées par le temps, ressemblent étrangement à des tableaux abstraits spontanés.
Cette relation entre l’environnement urbain et l’abstraction picturale nous conduit directement à Guy Debord et à son concept de la dérive. Je ne peux m’empêcher de voir Ancart comme une incarnation contemporaine du dériveur situationniste, ce personnage qui erre dans la ville, attentif aux détails négligés par les autres. Ancart lui-même a fait graver “GRAND FLÂNEUR” sur la poche de sa combinaison jaune moutarde. Il s’identifie à cette notion baudelairienne d’un observateur fervent qui se meut au gré des flux de la foule urbaine. “Il ne se promène pas dans une direction spécifique, mais il vise à trouver le merveilleux d’une manière ou d’une autre”, explique-t-il. “La plupart de mes idées me viennent quand je me trouve à me promener et que mon esprit vagabonde” [4].
Debord écrivait que la dérive est “une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées” [5]. N’est-ce pas exactement ce que fait Ancart lorsqu’il transforme des éléments urbains ordinaires, courts de handball, allumettes, piscines en béton, en sujets de contemplation esthétique ? Pour Debord, la dérive est une façon de redécouvrir la ville en dehors de ses utilisations fonctionnelles habituelles. Ancart, lui, va plus loin : il ne se contente pas de redécouvrir la ville, il la réécrit avec ses bâtons de peinture à l’huile.
Ce qui est intéressant chez Ancart, c’est qu’il transforme l’ordinaire en extraordinaire sans tomber dans le piège de la transcendance facile. Ses paysages, qu’il s’agisse d’icebergs, de montagnes ou d’océans, ne sont pas des invitations à une contemplation romantique. Ce sont des explorations de la matérialité même de la peinture. Comme il le dit lui-même : “Je ne me vois pas comme un peintre d’images. Je me vois comme un peintre de couleur” [6].
Cette approche me fait penser à ce que Deleuze et Guattari écrivaient sur les “lignes de fuite” dans “Mille Plateaux”. Ancart, en quelque sorte, crée des lignes de fuite visuelles qui nous permettent d’échapper aux perceptions standardisées. Ses icebergs ne sont pas là pour nous faire réfléchir sur le changement climatique (bien que cela puisse être une lecture possible), ils sont là pour nous montrer les possibilités infinies de la couleur et de la forme.
Il y a quelque chose de profondément démocratique dans la façon dont Ancart regarde le monde. “J’essaie toujours d’avoir une façon démocratique de regarder”, dit-il. “Je lis beaucoup de bandes dessinées, je regarde beaucoup de tableaux, mais je passe aussi beaucoup de temps à regarder les coins ou le sol ou ce que vous avez. J’aime regarder tout de la même façon sans aucune hiérarchie” [7]. Cette absence de hiérarchie visuelle est précisément ce que Jacques Rancière nomme le “partage du sensible” : une redistribution des modes de perception qui détermine ce qui est visible, audible et pensable dans une communauté donnée.
On pourrait argumenter qu’Ancart pratique une sorte de politique esthétique ranciérienne, où les opposés, abstraction et figuration, matérialité et transcendance, familier et étrange, coexistent sans résolution. Ses tableaux maintiennent ces tensions productives, créant un espace où le spectateur peut naviguer librement entre différentes lectures.
Quand on observe ses triptyques massifs “The Mountain” et “The Sea”, exposés chez David Zwirner en 2020, on est frappé par la façon dont ils jouent avec notre perception de l’espace. La ligne d’horizon, placée à la même hauteur dans les deux oeuvres, crée une continuité spatiale qui transforme la galerie elle-même en un paysage immersif. Le spectateur se retrouve littéralement entre la montagne et la mer, dans un espace liminal qui n’est ni tout à fait réel, ni tout à fait imaginaire. N’est-ce pas exactement le type d’expérience que Rancière décrit comme “un régime esthétique des arts” ?
Mais revenons à Deleuze un instant. Dans “Logique de la sensation”, il analyse comment Francis Bacon déforme les figures pour atteindre un niveau plus profond de sensation. Les tableaux d’Ancart fonctionnent de manière similaire : ils déconstruisent les objets familiers pour nous permettre de les percevoir d’une manière nouvelle et plus intense.
Cette dimension sensorielle est particulièrement évidente dans ses peintures d’arbres, où les trouées de ciel qui percent à travers le feuillage créent un effet de mouvement constant, comme si l’on était en train de conduire rapidement à travers une forêt. Deleuze aurait sans doute apprécié la façon dont ces oeuvres activent ce qu’il appelle “les forces non visibles du visible”, ces intensités qui ne peuvent être représentées directement mais qui peuvent être rendues sensibles à travers la peinture.
Et n’oublions pas cette anecdote savoureuse : Ancart a transformé le coffre de sa Jeep en atelier improvisé lors d’un road trip à travers les États-Unis en 2014. “Peindre dans le coffre d’une voiture est spécial parce que la situation vous force à n’en avoir absolument rien à faire, et c’est génial”, écrit-il. “Cette attitude vous permet de naviguer plus librement, et d’oser faire des choses que vous ne pourriez pas faire autrement. Ne rien avoir à faire vous tient éloigné de la vanité. L’arrière de la voiture vous tient éloigné de la vanité ; tout comme le froid” [9]. N’est-ce pas là une formulation parfaite de ce que Deleuze appellerait une “ligne de fuite” ? Un espace restreint qui, paradoxalement, ouvre des possibilités infinies.
Je dois admettre que j’admire Ancart pour son refus de l’intellectualisme prétentieux qui infeste tant de discours sur l’art contemporain. “Je n’aime pas l’art qui parle de quelque chose”, dit-il. “Pourquoi ne m’offre-t-il pas la possibilité de le lire sans connaissances préétablies ?” [10]. Cette méfiance envers la surinterprétation fait écho à la critique de Susan Sontag dans “Contre l’interprétation”. Pour Sontag comme pour Ancart, l’expérience directe, corporelle de l’oeuvre prime sur toute explication théorique.
Il y a aussi quelque chose de profondément politique dans cette approche. En refusant de réduire l’art à une signification univoque, Ancart préserve ce que Rancière appellerait sa “politique de l’esthétique”. Ses tableaux ne nous disent pas comment penser ou quoi ressentir ; ils créent un espace où nous pouvons penser et ressentir librement.
Prenons l’exemple de sa série sur les allumettes. Ces objets banals, que nous utilisons sans y prêter attention, deviennent sous son pinceau des monuments monumentaux, des présences quasi-humaines. “Les allumettes sont la chose que vous voyez mais que vous ne regardez pas”, dit-il [11]. En transformant ces objets quotidiens en sujets de contemplation esthétique, Ancart pratique ce que Rancière appellerait une “politique de la perception”, il nous apprend à voir autrement, à remarquer ce qui est habituellement négligé.
Cette politique de la perception est particulièrement importante à notre époque de surcharge visuelle, où nous sommes constamment bombardés d’images mais où nous regardons rarement vraiment. Les tableaux d’Ancart nous invitent à ralentir, à contempler, à habiter pleinement l’espace visuel qu’ils créent. Ils nous rappellent que voir n’est pas un acte passif mais une forme active d’engagement avec le monde.
Rancière écrivait que “la politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire” [12]. Les tableaux d’Ancart fonctionnent de manière similaire : ils ne racontent pas des histoires linéaires mais présentent des constellations d’images qui résistent à toute interprétation définitive. Ils sont, comme dirait Rancière, des “dissensus” visuels, des images qui remettent en question nos modes habituels de perception sans imposer une nouvelle orthodoxie.
Ce qui est particulièrement frappant chez Ancart, c’est qu’il crée des oeuvres qui sont à la fois accessibles et complexes, immédiates et méditatives. On peut apprécier ses tableaux pour leur beauté visuelle immédiate, pour leurs couleurs vibrantes et leurs compositions dynamiques. Mais on peut aussi s’y engager à un niveau plus profond, en réfléchissant à la façon dont ils remettent en question nos modes habituels de perception et de pensée.
Dans un monde de plus en plus dominé par la virtualité et la dématérialisation, les tableaux d’Ancart affirment la persistance du réel, du tactile, du matériel. Ils nous rappellent que, malgré toutes nos technologies, nous restons des êtres incarnés qui percevons le monde à travers nos sens. Comme l’écrit Merleau-Ponty, “le corps est notre moyen général d’avoir un monde” [13].
Les tableaux d’Ancart sont le produit d’une main qui travaille, d’un corps engagé dans l’acte physique de la peinture. Ses bâtons de peinture à l’huile laissent des traces, des empreintes, des marques qui témoignent de sa présence physique. Dans un monde de plus en plus aseptisé, ces traces de l’humain ont quelque chose de profondément émouvant.
Peut-être est-ce là le véritable pouvoir de l’art d’Ancart : nous rappeler notre propre corporéité, notre propre présence physique dans le monde. Dans un contexte culturel où la virtualité est souvent privilégiée sur la réalité matérielle, ses tableaux affirment la valeur de l’expérience directe, non médiatisée.
Ce que je trouve le plus rafraîchissant chez Ancart, c’est son refus du cynisme qui caractérise tant d’art contemporain. Il y a une joie authentique dans son travail, une célébration des possibilités infinies de la peinture. Comme il le dit lui-même : “Je suis un likeur plus qu’un hater. J’aime aimer les choses. Même si je n’aime pas quelque chose, j’essaie d’y trouver quelque chose de bon pour moi” [14]. Cette positivité fondamentale est radicale. Elle suggère que l’art peut être à la fois critique et affirmatif, qu’il peut remettre en question nos présupposés tout en célébrant les possibilités de l’expérience humaine.
Harold Ancart n’est pas un révolutionnaire. Il ne prétend pas réinventer la peinture ou transformer fondamentalement notre façon de voir le monde. Mais il n’a pas besoin de l’être. Dans un monde saturé de nouveauté factice et d’innovation superficielle, sa conviction que “l’idée de vouloir faire quelque chose de nouveau est plutôt stupide” [15] est paradoxalement rafraîchissante.
Ce qu’il nous offre à la place, c’est une invitation à redécouvrir le monde à travers ses yeux, à voir la beauté potentielle dans les objets les plus ordinaires, à habiter pleinement l’espace entre abstraction et figuration, entre matérialité et transcendance. Comme le dériveur situationniste qui transforme la ville en un paysage d’expérience esthétique, Ancart transforme le monde visuel en un terrain de jeu infini pour l’imagination.
Alors oui, bande de snobs, Harold Ancart est peut-être juste un peintre belge qui aime les bandes dessinées et qui se promène dans New York en cherchant des moments poétiques dans le paysage urbain quotidien. Mais dans un monde artistique dominé par les concepts et les théories, sa foi inébranlable dans le pouvoir de la peinture, dans la capacité de la couleur et de la forme à créer des expériences visuelles transformatrices, est exactement ce dont nous avons besoin.
- Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Gallimard, 1945.
- Deleuze, Gilles. Francis Bacon : Logique de la sensation. Éditions de la Différence, 1981.
- Deleuze, Gilles. Cinéma 2 : L’image-temps. Éditions de Minuit, 1985.
- Interview avec Harold Ancart. Gagosian Quarterly, 2023.
- Debord, Guy. “Théorie de la dérive”. Les Lèvres nues n° 9, 1956.
- Interview avec Harold Ancart. T Magazine, 2020.
- Interview avec Harold Ancart. Interview Magazine, 2024.
- Rancière, Jacques. Le Partage du sensible. La Fabrique, 2000.
- Ancart, Harold. Driving Is Awesome. Self-published artist book, 2016.
- Interview avec Harold Ancart. Interview Magazine, 2024.
- Interview avec Harold Ancart. Cultured Magazine, 2019.
- Rancière, Jacques. Le Spectateur émancipé. La Fabrique, 2008.
- Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Gallimard, 1945.
- Interview avec Harold Ancart. Interview Magazine, 2024.
- Interview avec Harold Ancart. T Magazine, 2020.
















