Écoutez-moi bien, bande de snobs. Nous vivons dans une époque où l’art contemporain se perd souvent dans un narcissisme clinquant, où les oeuvres sont plus des démonstrations d’ego que des explorations véritables. Et puis surgit un artiste comme Justin Caguiat, ce peintre philippino-japonais qui transforme la toile en portail vers une autre dimension. Ses immenses peintures sur toile non tendue nous transportent dans un univers kaléidoscopique où figures et formes organiques semblent danser au bord de notre perception.
Les oeuvres de Caguiat créent un vortex chromatique. Ses surfaces stratifiées d’huile et parfois de gouache évoquent des échos lointains d’Odilon Redon, comme si ce dernier avait continué à peindre dans une autre vie, sous psychotropes. Cette résonnance n’est pas fortuite : Caguiat puise ouvertement dans l’héritage symboliste, ces artistes de la fin du XIXe siècle qui, comme lui, se tournaient vers les sources d’enchantement et de mystère dans un monde dominé par un capitalisme effréné.
Il y a quelque chose de profondément cinématographique dans le travail de Caguiat. Ses toiles fonctionnent comme un cinéma au ralenti, un “slow cinema” pour reprendre l’expression utilisée dans une exposition récente [1]. Ce n’est pas un hasard si l’artiste a exploré d’autres médiums comme la vidéo, notamment dans son oeuvre “Carnival” tournée il y a une dizaine d’années avec une caméra VHS. Dans ses peintures, les pigments s’oxydent lentement, les couleurs évoluent subtilement au fil du temps, créant une expérience visuelle qui échappe à la reproduction et exige une contemplation prolongée. La reproduction photographique de ses oeuvres est vouée à l’échec, il faut les voir en personne, suivre des yeux les constellations de couleurs qui se déversent sur des plans de toile non tendue.
La stratégie de Caguiat est brillante : il utilise l’abstraction comme méthode pour réduire le potentiel d’interprétation. L’artiste lui-même admet séparer le langage, particulièrement la description, de sa pratique en atelier, pour se libérer de l’obligation d’expliquer ou de décrire une oeuvre avant qu’elle ne soit achevée. Cette résistance à la narrativité est paradoxale, car ses peintures sont riches en signification tout en défiant le langage. Comme l’artiste Charline von Heyl l’a si bien exprimé : “Réfléchir à la peinture revient toujours à ce noyau de stupidité où l’on sait quelque chose sans pouvoir le nommer” [2].
Ce qui distingue Caguiat de nombreux peintres contemporains, c’est sa capacité à métaboliser un éventail étonnamment large d’influences sans jamais tomber dans la simple citation. Il puise dans les formes aplaties du manga et des estampes japonaises, fusionne l’esthétique hybride baroque-folklorique des icônes catholiques philippines avec le modernisme précieux de la Sécession viennoise. Le résultat est à la fois contemporain et intemporel, comme s’il avait réussi à traverser les frontières culturelles et historiques pour créer un langage visuel unique.
La relation de Caguiat avec la littérature est particulièrement intéressante. Poète publié, il accompagne souvent ses expositions de textes qui fonctionnent non pas comme des explications, mais comme des extensions de l’univers visuel. Pour son exposition “Permutation City 1999” à la galerie Modern Art de Londres, il a écrit un texte évoquant des souvenirs fragmentaires, fictifs, de Tokyo, Manille et la région de la baie de Californie. Ce titre, emprunté à un roman de science-fiction de Greg Egan publié en 1994, nous offre une clé de lecture : la “permutation”, définie comme un “ensemble ou nombre de choses qui peuvent être ordonnées ou arrangées”, permet de lire chaque tableau en association abstraite avec le texte de Caguiat. Cette utilisation de la science-fiction comme cadre conceptuel révèle l’intérêt de l’artiste pour les temporalités multiples et les réalités alternatives.
Dans ses oeuvres comme “The saint is never busy” ou “to the approach of beauty its body is fungible”, des figures sont rendues de façon brumeuse à travers un voile de points, rappelant les fragments de mémoire dans le texte. Les couleurs vives s’organisent en motifs kaléidoscopiques détaillés. De temps à autre, des taches de gris foncé ou de noir se répandent comme des plans de lumière à travers la surface. De cet ensemble émergent des figures, des paysages et des scènes d’un autre monde qui commencent à se matérialiser, dérivant entre visibilité et invisibilité, prenant le temps de se dévoiler.
Les toiles de Caguiat possèdent une qualité qui rappelle le concept de “sublime toxique”. Ses paysages intérieurs conjuguent séduction visuelle et inquiétante étrangeté. Dans “Gretel in Pharmakon” (2022), une figure peut être l’enfant innocente ou la sorcière qui la tourmente. Le penchant de Caguiat pour l’indétermination se retrouve dans son utilisation du terme “pharmakon”, un concept théorique qui signifie à la fois poison et remède, quelque chose qui peut accepter sa propre destruction.
Ce qui est intéressant chez Caguiat, c’est sa compréhension profonde des mécanismes de la mémoire. Ses toiles ne sont pas des représentations, mais des processus qui miment le fonctionnement de notre esprit. Comme l’écrit Sophie Ruigrok, ses peintures se lisent “comme une soupe primordiale”, leurs couches se fondant les unes dans les autres et se construisant en motifs et formes. La transposition de la peinture, idées, informations, figures et ornements, est fragmentée, comme la dissolution du souvenir.
Ce qui me plaît dans le travail de Caguiat, c’est sa relation au temps. Dans son exposition “Triple Solitaire” à la Wesleyan University, il présente des peintures réalisées avec des pigments qui s’oxydent en réponse à la composition chimique des environnements dans lesquels ils se trouvent, alors qu’ils passent de l’atelier à la galerie. Il y présente également une peinture-miroir dont la feuille d’argent a été appliquée sur de la peinture et de l’huile de lin, qui vont à leur tour oxyder la feuille d’argent au fil du temps, supprimant ses propriétés réfléchissantes. Comme le souligne Molly Zuckerman-Hartung : “La peinture est une activité qui se déroule dans le temps quotidien et qui a la capacité d’élargir et de transformer le temps de l’horloge au-delà du quotidien, vers l’éternel” [3].
L’oeuvre de Caguiat défie la reproductibilité mécanique qui caractérise notre époque. Ses peintures exigent une présence physique, un engagement corporel. Elles nous rappellent que l’expérience esthétique authentique ne peut être réduite à une image sur un écran. Dans “Hysteresis Loop” (2022), il utilise des pigments thermochroniques et un capteur radiant fixé au verso d’un support métallique, permettant à l’oeuvre de subir une série de changements lents mais dramatiques de couleur à mesure que sa température augmente et diminue dans une boucle programmée.
Ce qui rend le travail de Caguiat si captivant, c’est qu’il parvient à créer des oeuvres qui semblent à la fois archaïques et futuristes. Comme des tapisseries occultes ou des fresques d’un futur en ruine, ses peintures sont chargées de signification mais résistent à l’attraction de la narration, incitant à une immédiateté de l’expérience sensorielle qui est étrangère au langage.
Je pense que nous assistons à l’émergence d’un artiste dont l’importance ne fera que croître dans les années à venir. Caguiat a réussi à créer un univers visuel singulier qui transcende les catégories faciles et les étiquettes réductrices. Son oeuvre nous invite à ralentir, à contempler, à nous perdre dans des mondes qui existent à la frontière du visible et de l’invisible, du connu et de l’inconnu.
À une époque où tant d’artistes cherchent désespérément à attirer l’attention par des gesticulations spectaculaires ou des déclarations provocatrices, Caguiat choisit la voie de la contemplation et de la profondeur. Et c’est précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui : un art qui ne se contente pas de refléter notre monde fracturé, mais qui nous offre de nouvelles façons de le percevoir et de l’habiter. Si vous ne l’avez pas encore découvert, courez voir son travail. Vous ne le regretterez pas.
- Exhibition handout: “Justin Caguiat Triple Solitaire”, September 17, December 8, 2024, Ezra and Cecile Zilkha Gallery, Center for the Arts, Wesleyan University.
- Citation de Charline von Heyl dans l’exposition “Triple Solitaire”, Wesleyan University, 2024.
- Molly Zuckerman-Hartung, “The 95 Theses on Painting,” in Molly Zuckerman-Hartung and Tyler Blackwell, eds. Molly Zuckerman-Hartung: COMIC RELIEF. Inventory Press and Blaffer Art Museum at the University of Houston, 2021.
















