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Mardi 18 Novembre

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Ji Xin : Le théâtre immobile des rêveuses

Publié le : 13 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Les tableaux de Ji Xin créent une temporalité suspendue où ses femmes énigmatiques flottent entre deux mondes. Leurs corps allongés habitent des espaces épurés, évoquant à la fois l’architecture moderniste et le théâtre symboliste dans une synthèse unique et méticuleuse.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, les tableaux de Ji Xin sont comme une gifle silencieuse à notre époque bruyante et avide de sensations. Ce jeune artiste chinois, né en 1988 à Jiangsu, cultive une esthétique qui semble flotter entre deux mondes avec une insolence tranquille. Ses femmes éthérées, aux proportions délibérément allongées, habitent des intérieurs où le temps s’est figé dans une attente perpétuelle. Elles me narguent de leur indifférence aristocratique, piégeant mon regard dans leur univers de silence.

La première fois que j’ai vu une oeuvre de Ji Xin, j’ai immédiatement pensé à ces moments où vous vous réveillez d’une sieste impromptue et où votre cerveau oscille entre conscience et rêverie. Cette zone grise où la réalité n’a pas encore repris ses droits. Voilà exactement ce que Ji Xin parvient à capturer, cet instant suspendu, fragile comme une bulle de savon, juste avant qu’elle n’éclate.

Dans son oeuvre Pearls and Daffodils (2022), Ji Xin nous présente deux figures féminines identiques dans une composition en miroir d’une symétrie quasi-papillonnaire. Ce n’est pas seulement une pirouette formelle, mais une exploration profonde de la dualité psychique, un thème cher au théâtre symboliste. Et c’est précisément ce dialogue entre le théâtre symboliste et la peinture contemporaine chinoise qui rend le travail de Ji Xin si fascinant.

Le symbolisme théâtral, né à la fin du XIXe siècle, rejetait le naturalisme pour embrasser une quête de l’invisible, de l’ineffable. Maurice Maeterlinck, dans son essai “Le Trésor des humbles” (1896), écrivait: “Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures” [1]. Cette notion du “tragique quotidien” imprègne l’oeuvre de Ji Xin, où rien ne se passe mais tout est chargé d’une tension électrique silencieuse.

Chez Ji Xin, comme dans les pièces d’August Strindberg, l’espace devient un prolongement de l’état mental des personnages. Ses intérieurs bourgeois aux teintes pastel ne sont pas de simples décors, mais des paysages psychiques. Dans The Running of Venus (2020), le vaste triptyque de Ji Xin, l’immense salon art déco devient une scène où le drame intérieur se joue dans l’immobilité absolue, rappelant “Le Pélican” de Strindberg où les non-dits font suffoquer les protagonistes.

Ji Xin comprend, comme Maeterlinck l’affirmait, que “les paroles que nous prononçons n’ont de sens que grâce au silence où elles baignent” [2]. Ses femmes énigmatiques, aux regards perdus, évoquent les personnages de “L’Intruse” ou des “Aveugles”, qui pressentent l’indicible sans jamais le nommer. L’atmosphère de ses tableaux est imprégnée de ce que les symbolistes appelaient “le second dialogue”, celui qui se déroule sous les mots prononcés, dans les silences et les gestes infimes.

Le tableau Moonlight (2022) est particulièrement frappant à cet égard. La lumière bleutée qui baigne la scène évoque ces éclairages scéniques que préconisait Adolphe Appia pour créer une “musique de l’espace”. La femme assise, dédoublée comme dans un miroir intérieur, semble attendre un événement qui ne viendra jamais, ou qui est déjà survenu sans qu’on s’en aperçoive, exactement comme dans “L’Intruse” de Maeterlinck.

Cette relation au théâtre symboliste n’est pas simplement une coïncidence esthétique. Ji Xin puise consciemment dans cette tradition pour créer ce que j’appellerais des “tableaux vivants immobiles”, des scènes figées où la tension dramatique est d’autant plus intense qu’elle reste non résolue. Il crée ce que le poète Stéphane Mallarmé appelait “la disparition élocutoire du poète”, l’artiste s’efface pour laisser parler les symboles eux-mêmes.

La manière dont Ji Xin utilise les accessoires est également profondément théâtrale. Dans White Swan (2022), le cygne blanc n’est pas seulement un animal décoratif, mais un signe polysémique qui évoque simultanément la grâce, la métamorphose, et la menace latente, tout comme les objets dans le théâtre de Maurice Maeterlinck qui deviennent des présages ou des extensions de l’âme des personnages.

Le second fil conducteur que j’observe dans l’oeuvre de Ji Xin est son dialogue évident avec l’architecture de la Sécession viennoise et le modernisme architectural du début du XXe siècle. Ses compositions picturales fonctionnent comme des espaces architecturaux où chaque élément est à sa place précise dans une harmonie mathématique qui évoque Adolf Loos.

La Sécession viennoise, ce mouvement architectural et décoratif qui a fleuri au tournant du XXe siècle, prônait une esthétique où la ligne pure dominait, où le blanc prévalait comme expression d’une nouvelle modernité. Ce n’est pas un hasard si les récentes oeuvres de Ji Xin adoptent précisément cette palette épurée et ces lignes verticales qui rappellent le Palais de la Sécession conçu par Joseph Maria Olbrich.

Otto Wagner écrivait en 1896 dans “Architecture moderne” que “seul ce qui est pratique peut être beau” [3]. Ji Xin semble avoir absorbé cette leçon en éliminant progressivement de ses tableaux tout ce qui est superflu. Ses premières oeuvres, plus chargées en symboles et en couleurs, ont cédé la place à une épuration qui n’est pas sans rappeler l’évolution de l’architecture viennoise vers le fonctionnalisme.

Dans Ripples (2022), les lignes verticales qui structurent l’arrière-plan évoquent directement les façades des bâtiments d’Adolf Loos, comme la célèbre maison Steiner (1910), une architecture qui refusait l’ornement pour ne conserver que l’essentiel. C’est ce même principe qui guide Ji Xin dans sa recherche formelle: une réduction aux éléments indispensables à la création du sens.

La relation de Ji Xin à l’espace pictural est profondément architecturale. Ses tableaux ne sont pas simplement des représentations de pièces, mais des constructions spatiales qui obéissent à des principes structurels rigoureux. Comme le disait Ludwig Mies van der Rohe, autre héritier de la tradition viennoise: “L’architecture commence lorsque vous assemblez soigneusement deux briques” [4]. Ji Xin assemble ses éléments picturaux avec la même précision méticuleuse qu’un architecte.

Les intérieurs représentés dans les oeuvres comme Dawn (2021) rappellent ces espaces modernistes où la lumière devient un matériau architectural à part entière. Le critique d’architecture Joseph Rykwert notait que dans les bâtiments de Loos, “la lumière est traitée comme une substance palpable” [5]. Chez Ji Xin, cette lumière structurante devient le véritable sujet de nombreuses compositions.

Plus surprenant encore est la façon dont Ji Xin intègre à son travail la notion viennoise du “Raumplan” développée par Adolf Loos, cette conception de l’espace comme un ensemble de volumes imbriqués de différentes hauteurs. Dans ses tableaux comme Day Dream (2022), il crée une spatialité complexe où les plans s’interpénètrent, créant une profondeur qui défie la planéité de la toile.

L’influence de cette architecture se ressent également dans la sculpture White Dwarf (2023) de Ji Xin, où la verticalité dominante et la surface blanche immaculée rappellent directement les principes esthétiques de Josef Hoffmann, autre figure majeure de la Sécession viennoise. Cette pièce témoigne d’une compréhension profonde de l’équilibre entre volume et vide que recherchaient les architectes modernistes.

À travers ses récentes explorations en sculpture, Ji Xin prolonge son dialogue avec l’architecture moderniste. Pour reprendre les mots de l’architecte autrichien Bernard Rudofsky: “L’architecture n’est pas seulement une question de technologie et d’esthétique, mais le cadre de la vie humaine” [6]. Ji Xin, à sa manière, crée des cadres visuels qui interrogent notre propre rapport à l’espace et au temps.

Ce qui rend Ji Xin si intéressant dans le paysage artistique contemporain, c’est sa capacité à naviguer entre ces influences occidentales sophistiquées et son héritage culturel chinois, notamment les peintures de cour de la dynastie Qing et les affiches publicitaires “Yuefenpai” (月份牌) de Shanghai des années 1920-1930. Cette synthèse n’est pas un simple exercice de style, mais une exploration authentique de ce que signifie être un artiste chinois contemporain dans un monde globalisé.

Les femmes de Ji Xin peuvent sembler flotter dans un espace-temps indéterminé, mais elles sont ancrées dans une recherche très concrète : comment la beauté peut-elle encore avoir un sens aujourd’hui ? Comment l’art figuratif peut-il échapper à la fois au piège de la nostalgie vide et à celui d’un contemporain stérile ?

Sa réponse est cette étrange temporalité suspendue où le passé et le présent coexistent dans une tension fructueuse. Ses tableaux ne sont pas des pastiches, mais des réinventions. Ils ne sont pas nostalgiques, mais méditatifs. Ils ne sont pas pastoraux, mais urbains dans leur sensibilité.

Je dois l’admettre, même si ça me fait mal : Ji Xin fait partie de ces artistes agaçants qui parviennent à créer quelque chose de neuf en puisant dans l’ancien. Dans un marché saturé d’artistes qui se croient révolutionnaires en répétant les mêmes gestes vides depuis soixante ans, Ji Xin nous rappelle que la vraie audace peut parfois résider dans le calme, la lenteur, et la contemplation.

Alors oui, bande de snobs pressés, il faut parfois savoir s’arrêter devant des tableaux qui ne vous hurlent pas dessus pour attirer votre attention. Il faut parfois accepter d’être déçus par le manque de spectacle, pour découvrir qu’il existe une autre forme d’intensité, celle du silence vibrant, celle de l’attente sans objet, celle du théâtre sans action de Maeterlinck ou des espaces purifiés d’Adolf Loos.

Ji Xin n’est pas un artiste qui vous séduit au premier regard. Il vous attire progressivement dans son univers, comme ces bâtiments de la Sécession viennoise qui révèlent leur beauté subtile seulement à ceux qui prennent le temps de les observer vraiment. Et c’est peut-être là sa plus grande réussite: dans un monde d’art contemporain souvent tapageur et instantané, il ose créer des oeuvres qui exigent du temps, ce luxe que nous avons tous perdu.


  1. Maeterlinck, Maurice. “Le Trésor des humbles”, Mercure de France, Paris, 1896.
  2. Maeterlinck, Maurice. “Le Silence”, dans “Le Trésor des humbles”, Mercure de France, Paris, 1896.
  3. Wagner, Otto. “Architecture moderne”, Librairie d’Architecture et d’Art décoratif, Vienne, 1896.
  4. Mies van der Rohe, Ludwig. Discours d’investiture comme directeur du département d’architecture de l’Armour Institute of Technology, 1938.
  5. Rykwert, Joseph. “Adolf Loos: The New Vision”, Studio International, Vol. 186, No. 957, 1973.
  6. Rudofsky, Bernard. “Architecture Without Architects: A Short Introduction to Non-Pedigreed Architecture”, MoMA, New York, 1964, introduction.
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Référence(s)

JI Xin (1988)
Prénom : Xin
Nom de famille : JI
Autre(s) nom(s) :

  • 季鑫 (Chinois simplifié)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 37 ans (2025)

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