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John Currin : Le peintre des fantasmes américains

Publié le : 29 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

John Currin bouleverse les codes de la figuration avec ses créatures féminines aux proportions surréalistes. Sa technique virtuose emprunte aux grands maîtres pour mieux déconstruire notre rapport au corps et révéler les contradictions profondes qui traversent la société américaine contemporaine.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, je vais vous dire une chose sur John Currin que personne n’ose articuler clairement : il est le Marquis de Sade des galeries huppées. Un empereur dément qui règne sur un royaume où la beauté et la laideur s’entrelacent dans une danse macabre. Ses tableaux sont des abcès lumineux, des plaies phosphorescentes qui saignent d’un mélange de peinture à l’huile et de désir masculin corrompu. Et j’adore ça.

Les oeuvres de Currin provoquent cette sensation étrange où le dégoût est immédiatement suivi d’une fascination incontrôlable. C’est ce sentiment qui envahit quand on ralentit pour regarder un accident de voiture ou quand on ne peut pas détourner le regard d’une vidéo horrible sur internet. L’oeuvre de Currin est précisément cela : un accident magnifique entre les traditions picturales occidentales et nos pulsions les plus inavouables.

Currin est devenu célèbre dans les années 1990 avec ses portraits de femmes aux proportions absurdes. Ces femmes aux seins démesurés, ces visages distordus et ces corps aux formes improbables sont devenus sa signature. Kim Levin, critique au Village Voice, avait appelé au boycott de sa première exposition en 1992. Quelle erreur ! C’était comme demander de boycotter un miroir qui reflète nos propres monstruosités. Car ce que fait Currin est plus subtil et infiniment plus dérangeant qu’une simple provocation : il cristallise dans sa peinture l’angoisse masculine devant la féminité.

La manière dont Currin manipule l’histoire de l’art évoque ce que Mikhaïl Bakhtine [1] appelait le “carnavalesque”, cette suspension temporaire des hiérarchies établies où le sublime et le grotesque se côtoient sans distinction. Comme l’écrivait Bakhtine dans son analyse de Rabelais, “le carnaval célèbre l’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant.” Cette théorie du carnavalesque s’applique parfaitement à l’oeuvre de Currin, où les canons esthétiques traditionnels sont simultanément célébrés et ridiculisés.

Prenez par exemple son tableau “Mantis” (2020). Une femme au visage serein, presque angélique, est juchée sur une autre femme renversée, les deux formant une créature hybride mi-insecte, mi-nymphe. Leurs corps déformés évoquent les contorsionnistes de cirque ou les acrobates des fêtes foraines. Mais ils sont peints avec la précision technique d’un Pontormo ou d’un Cranach. Ce mélange délibéré de virtuosité classique et de vulgarité contemporaine semble nous dire : “Regardez ce que je peux faire avec mes pinceaux, et regardez ce que je choisis d’en faire.”

La technique picturale de Currin est indéniablement impressionnante. Il peint comme un maître ancien qui aurait absorbé cinq siècles d’histoire de l’art pour les régurgiter en une synthèse étrange et personnelle. Ses glacis lumineux, ses chairs nacrées, ses drapés minutieux, tout cela témoigne d’une maîtrise qui rend ses choix thématiques encore plus déstabilisants. Il utilise une technique qui a servi à représenter les Madones et les saints pour peindre des personnages tirés du cinéma porno scandinave des années 1980.

Cette dissonance cognitive entre le “comment” et le “quoi” de sa peinture est précisément ce qui rend son travail si captivant. C’est comme entendre Mozart joué sur une batterie de cuisine, ou Racine récité par un clown. Le contraste entre la forme et le contenu crée une tension qui ne se résout jamais complètement.

Dans sa série “Memorial” de 2021, Currin pousse cette dissonance à son paroxysme. Des femmes nues aux poses pornographiques sont représentées comme des statues de marbre dans des niches architecturales. Les corps féminins, traditionnellement objets du regard masculin dans l’histoire de l’art, sont ici littéralement pétrifiés, transformés en monuments commémoratifs d’un désir qui se sait condamné. Ce sont des fantômes de chair figés pour l’éternité dans des attitudes obscènes, comme les corps calcifiés de Pompéi.

Ce que Currin comprend mieux que quiconque, c’est que la peinture figurative occidentale a toujours été un véhicule du désir masculin. Des Vénus de Titien aux odalisques d’Ingres, l’histoire de l’art regorge de corps féminins offerts au regard. En exposant cette tradition avec une franchise brutale, Currin nous force à regarder en face ce que nous préférerions ignorer. Comme l’écrit Susan Sontag [2] dans son essai “Regarding the Pain of Others” : “Les images qui mobilisent la conscience sont toujours liées à une situation historique spécifique. Plus elles sont générales, moins elles sont efficaces.”

Les tableaux de Currin ne sont pas généraux, ils sont spécifiques et historiquement situés dans notre époque de surabondance d’images pornographiques, de chirurgie esthétique et de confusion identitaire. Ils sont efficaces précisément parce qu’ils nous montrent ce que nous ne voulons pas voir : notre propre complicité dans la réduction des corps à des objets de consommation.

Mais ne vous y trompez pas : Currin n’est pas un moraliste. Il est lui-même impliqué dans ce qu’il critique. Ses tableaux ne viennent pas d’un lieu de supériorité morale, mais d’une reconnaissance de sa propre participation au système qu’il expose. Quand il peint sa femme, l’artiste Rachel Feinstein, avec des seins gigantesques ou dans des poses suggestives, il ne prétend pas être au-dessus de la mêlée, il admet être partie prenante de cette économie du regard et du désir.

Cette honnêteté est rafraîchissante dans un monde de l’art contemporain souvent dominé par une posture vertueuse. Currin ne dissimule pas ses pulsions derrière un discours théorique impénétrable. Il les étale sur la toile avec une franchise désarmante. Comme l’observait Camille Paglia [3] : “L’art n’est pas une sphère purifiée. C’est une arène de tensions chaotiques où s’affrontent Apollon et Dionysos, la forme et la dissolution.”

Les critiques ont souvent qualifié Currin de misogyne, mais cette étiquette est réductrice. Il serait plus juste de dire qu’il peint la misogynie plutôt qu’il ne l’incarne. Ses tableaux sont des documents anthropologiques qui enregistrent les fantasmes masculins dans toute leur absurdité. Il ne glorifie pas ces fantasmes, il les exhibe, les dissèque, les pousse jusqu’à leur point de rupture logique.

Pensez à “The Bra Shop” (1997), avec ses femmes aux seins grotesquement exagérés, ou à “Nice ‘n Easy” (1999), vendu 12 millions de dollars en 2016. Ces oeuvres ne célèbrent pas la femme-objet, elles révèlent le ridicule de cette objectification. Les visages de ces femmes, peints avec une texture épaisse et granuleuse qui évoque l’acné, contrastent violemment avec leurs corps lisses et idéalisés. Cette juxtaposition crée un effet d’aliénation qui nous empêche de consommer ces images sans réfléchir.

Le parallèle avec le cinéma est éclairant. Si les films de Russ Meyer ou de Paul Verhoeven mettent en scène des corps féminins hypersexualisés, c’est pour exposer les mécanismes du regard masculin plutôt que pour les renforcer. Il en va de même pour Currin. Ses tableaux sont des miroirs déformants qui nous renvoient nos propres désirs dans toute leur monstruosité.

Cette approche trouve un écho dans la théorie du cinéma de Laura Mulvey sur le “regard masculin” (male gaze). Dans son essai fondateur “Visual Pleasure and Narrative Cinema”, Mulvey analyse comment le cinéma traditionnel structure son langage visuel autour du plaisir scopique masculin. Currin, en reprenant les codes de ce regard mais en les poussant jusqu’à l’absurde, parvient à les subvertir de l’intérieur.

Il y a quelque chose de profondément américain dans l’oeuvre de Currin. Son mélange d’ironie et de sincérité, de virtuosité technique et de vulgarité assumée, reflète les contradictions d’une culture oscillant constamment entre puritanisme et exhibitionnisme. Comme l’écrivait Scott Fitzgerald : “La marque d’une intelligence de premier ordre est la capacité à avoir deux idées opposées à l’esprit en même temps et à continuer de fonctionner.”

Cette ambivalence fondamentale explique pourquoi les tableaux de Currin peuvent se vendre à des prix astronomiques tout en continuant à choquer. Ils incarnent parfaitement les tensions de notre époque, où le politiquement correct coexiste avec une industrie pornographique florissante, où la sensibilité woke côtoie un président ouvertement misogyne.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : Currin peint l’Amérique des contradictions, l’Amérique du simulacre, l’Amérique qui prétend défendre la liberté tout en réprimant le désir. Ses femmes aux proportions impossibles sont les habitantes de ce pays schizophrène, tiraillé entre ses idéaux puritains et ses pulsions mercantiles.

Une oeuvre comme “Sunflower” (2021) illustre parfaitement cette tension. Une femme assise, le corps émacié mais aux seins démesurés, tient une fleur fanée. Son visage, aux orbites vides, regarde vers le bas comme pour éviter notre regard. Elle est à la fois victime et complice, objet et sujet. Cette ambiguïté morale est au coeur du projet de Currin et explique pourquoi ses tableaux résistent à toute interprétation simpliste.

Les corps chez Currin ne sont jamais neutres, ils portent les marques de l’histoire, des désirs collectifs, des anxiétés culturelles. En ce sens, son travail rejoint celui d’autres artistes américains qui ont exploré les mythologies nationales, comme Edward Hopper ou Cindy Sherman. Mais là où Hopper trouvait de la poésie dans la solitude urbaine et où Sherman déconstruisait les stéréotypes féminins, Currin s’attaque directement à la question du plaisir visuel et de sa complicité avec les structures de pouvoir.

Ce qui rend l’oeuvre de Currin si puissante, c’est sa capacité à nous impliquer émotionnellement. On peut détester ses tableaux, les trouver vulgaires ou offensants, mais on ne peut pas rester indifférent. Ils provoquent une réaction viscérale qui va au-delà de l’appréciation esthétique. Ils nous font ressentir quelque chose, dégoût, désir, malaise, fascination, et c’est peut-être la définition même de l’art qui compte.

Alors oui, Currin est le Marquis de Sade de la peinture, jouissant de son pouvoir de choquer tout en maîtrisant parfaitement les codes qu’il transgresse. Mais il est aussi un observateur lucide de notre époque, un chroniqueur des fantasmes qui structurent notre imaginaire collectif. Et dans un monde saturé d’images lissées et formatées, cette honnêteté brutale est plus précieuse que jamais.


  1. Bakhtine, Mikhaïl. L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Gallimard, 1970.
  2. Sontag, Susan. Regarding the Pain of Others. Farrar, Straus and Giroux, 2003.
  3. Paglia, Camille. Sexual Personae: Art and Decadence from Nefertiti to Emily Dickinson. Yale University Press, 1990.
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Référence(s)

John CURRIN (1962)
Prénom : John
Nom de famille : CURRIN
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 63 ans (2025)

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