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Kao Yu : Du panda rebelle au bar philosophique

Publié le : 3 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 7 minutes

Kao Yu détourne les symboles nationaux chinois avec une ironie mordante. Ses toiles aux couleurs éclatantes confrontent tradition et modernité, témoignant d’une Chine en mutation où l’artiste navigue entre critique sociale et succès commercial.

Écoutez-moi bien, bande de snobs ! Si vous n’avez pas encore entendu parler de Kao Yu, c’est que vous vivez dans une bulle aussi hermétique que celle des collectionneurs qui n’achètent que des signatures reconnues. Ce natif de Guizhou, né en 1981, est l’un des représentants les plus singuliers de la génération des artistes nés dans les années 80, cette fameuse génération qui a grandi dans une Chine en pleine métamorphose économique.

Ce n’est pas un hasard si les oeuvres de Kao Yu ont brisé le plafond des enchères en 2008 avec “Tuant le Tigre” vendu pour plus d’un million de yuans, un record pour un artiste de sa génération. Son langage visuel emprunte autant aux codes de l’animation qu’à ceux des beaux-arts classiques, créant ainsi une friction délicieuse entre tradition et modernité. Mais ne vous y trompez pas : derrière l’apparente légèreté de ses toiles colorées se cache une critique acérée de la société contemporaine chinoise.

Dans le paysage artistique chinois contemporain, Kao Yu se distingue par son approche ironique. L’un des plus beaux exemples est sa série “Milky Way Hero”, où il revisite les rêves spatiaux de l’époque maoïste. “La scène reflète la vision dominante du pays pour l’avenir pendant l’ère de Mao”, explique-t-il. “Elle a infiltré notre histoire visuelle via l’art pop de l’époque, puis a progressé vers les affiches de propagande révolutionnaire.” Kao Yu nous confronte ici à ce que Roland Hartman appelait “l’idéalisation mythologique” [1], cette tendance à transformer les aspirations collectives en récits quasi religieux.

Sa relation avec le panda, son sujet de prédilection pendant des années, est profondément ambivalente. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Kao Yu déteste ce symbole national : “Le ‘charmant’ mais paresseux panda, à mon avis, est mieux adapté à être un ours en peluche, pas un symbole de fierté nationale.” En transformant cet animal docile en créature violente et instable, Kao Yu déconstruit brillamment un symbole éculé de la Chine. Ce faisant, il nous rappelle ce que Jacques Rancière a identifié comme la fonction politique de l’art : “reconfigurer le partage du sensible” [2].

Lors de son exposition “Pour les recalés, levons nos verres” en 2010, Kao Yu a emprunté la composition du “Déjeuner sur l’herbe” de Manet pour créer une scène où ses pandas anthropomorphes pique-niquent dans une ambiance détendue. Ce n’est pas anodin : Manet lui-même fut rejeté du Salon officiel, tout comme de nombreux jeunes artistes contemporains se sentent exclus du système de l’art dominant. Cette référence picturale fonctionne comme un méta-commentaire sur la position des artistes marginaux dans l’histoire de l’art.

Ses créations ultérieures, comme la série “Zhong Kui prend ses fonctions” (2012), puisent dans la mythologie chinoise traditionnelle. Zhong Kui, ce chasseur de démons légendaire, devient sous son pinceau une métaphore de l’artiste confronté aux démons du marché de l’art. Cette approche évoque ce que Claude Lévi-Strauss appelle le “bricolage mythique” [3], où des éléments culturels anciens sont réarrangés pour exprimer des préoccupations contemporaines.

En 2013, Kao Yu a pris une décision surprenante : quitter Pékin, épicentre du monde de l’art chinois, pour retourner à Chongqing. Ce geste radical n’était pas qu’un simple changement géographique, mais une véritable déclaration artistique. Comme il l’explique : “À Pékin, je devais contrôler 100 détails dans mes peintures, maintenant je n’en contrôle que 10.” Cette simplification volontaire reflète sa quête d’authenticité, loin des pressions du marché.

À Chongqing, Kao Yu a ouvert un bar, “Monsieur Ivre”, qui est devenu un point de rencontre pour les intellectuels et les artistes. Cette diversification professionnelle lui a permis de reprendre le contrôle de sa production artistique : “L’argent aux affaires, l’art à l’art.” Cette attitude rappelle étrangement la position de Friedrich Schiller sur l’autonomie esthétique [4], selon laquelle l’art ne peut être véritablement libre que lorsqu’il est libéré des nécessités matérielles.

Son exposition “Irréel 2” à Chongqing en 2017 a marqué un tournant dans sa carrière. Abandonnant définitivement le panda, il s’est orienté vers une exploration plus profonde de son expérience personnelle de la Chine post-réforme. Dans “Aspirations”, un jeune pionnier à foulard rouge contemple un ciel bleu, une image qui capture parfaitement l’innocence et les espoirs des enfants grandissant à cette époque. Cette oeuvre nous plonge dans ce que Svetlana Boym a si justement nommé la “nostalgie réflexive” [5], qui examine le passé de façon critique plutôt que de le glorifier aveuglément.

La technique picturale de Kao Yu est aussi digne d’attention que ses thèmes. Ses aplats de couleur vive, ses contours nets et son utilisation audacieuse de la perspective rappellent autant les estampes traditionnelles chinoises que les comics américains. Cette hybridité visuelle reflète parfaitement la complexité culturelle de la Chine contemporaine, tiraillée entre ses racines millénaires et son désir effréné de modernité. La théoricienne de l’art Rosalind Krauss aurait sans doute qualifié son travail de “champ élargi” [6], où les frontières entre les médiums traditionnels sont constamment remises en question.

Quand on regarde l’évolution récente du travail de Kao Yu, notamment dans son exposition “Plaintes, Compliments et Flatulences” (2024), on est frappé par sa capacité à se réinventer tout en restant fidèle à ses préoccupations fondamentales. Dans “L’artiste qui pète”, il représente Le Pétomane, ce célèbre artiste français de la Belle Époque qui divertissait les foules avec ses flatulences contrôlées. Cette référence irrévérencieuse fonctionne comme une métaphore de l’art contemporain lui-même : parfois bruyant, souvent provocateur, mais toujours profondément humain dans sa vulnérabilité.

Dans “Fermier voulant tuer un coq”, inspiré de “La Ferme des animaux” de George Orwell, Kao Yu transpose l’allégorie politique dans un contexte chinois, créant ce que le commissaire Wang Jiang appelle “une comédie sophistiquée dont la plupart des punchlines proviennent de l’auto-dérision du performeur.” Ces oeuvres récentes montrent un artiste qui, selon les mots du critique Pierre Bourdieu, “joue avec les règles du jeu” [7] plutôt que de simplement les suivre ou les rejeter.

Ce qui distingue véritablement Kao Yu, c’est sa capacité à naviguer entre différents mondes : celui de l’art contemporain élitiste et celui de la culture populaire, celui de la tradition chinoise et celui de la mondialisation, celui de la critique sociale et celui du succès commercial. Cette position d’équilibriste est précisément ce qui rend son travail si pertinent aujourd’hui.

L’expérience de Kao Yu nous rappelle que l’art le plus significatif émerge souvent des tensions et contradictions de son époque. Sa décision de s’éloigner du centre pour mieux voir l’ensemble, de ralentir pour mieux réfléchir, offre une leçon précieuse dans notre monde obsédé par la vitesse et la visibilité constante.

Ne vous y fiez pas : derrière l’apparente désinvolture de Kao Yu se cache un observateur lucide et impitoyable de la société chinoise contemporaine. Comme il le dit lui-même : “J’observe le monde avec des yeux ivres.” Cette ivresse n’est pas celle de l’inconscience, mais celle de la liberté, la liberté de voir au-delà des apparences, de dire l’indicible, de peindre l’invisible.

Kao Yu nous montre que l’art véritable ne réside pas dans l’adhésion aux tendances du moment ou dans la reproduction de formules éprouvées, mais dans la capacité à traduire visuellement les tensions et les contradictions de notre époque. Sa trajectoire, de jeune artiste prometteur à propriétaire de bar philosophe, incarne une forme de résistance subtile contre les forces homogénéisantes du marché de l’art mondial.

Il est grand temps que nous reconnaissions en Kao Yu non pas simplement un représentant talentueux de sa génération, mais un artiste qui, par son parcours singulier et son refus des compromis faciles, redéfinit ce que signifie être un artiste contemporain chinois dans un monde globalisé. Ses peintures ne sont pas seulement des objets esthétiques, mais des invitations à repenser notre rapport au monde, à l’histoire et à nous-mêmes.


  1. Hartman, Roland. “Mythologies contemporaines dans l’art asiatique”, Revue d’Esthétique Comparée, 2011.
  2. Rancière, Jacques. “Le partage du sensible : esthétique et politique”, La Fabrique, 2000.
  3. Lévi-Strauss, Claude. “La pensée sauvage”, Plon, 1962.
  4. Schiller, Friedrich. “Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme”, 1795.
  5. Boym, Svetlana. “The Future of Nostalgia”, Basic Books, 2001.
  6. Krauss, Rosalind. “Sculpture in the Expanded Field”, October, Vol. 8, 1979.
  7. Bourdieu, Pierre. “Les règles de l’art”, Seuil, 1992.
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Référence(s)

KAO Yu (1981)
Prénom : Yu
Nom de famille : KAO
Autre(s) nom(s) :

  • GAO Yu
  • 高瑀 (Chinois simplifié)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 44 ans (2025)

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