Écoutez-moi bien, bande de snobs ! Voilà une artiste qui fait trembler les certitudes de notre époque à grands coups de pinceaux trempés dans la complexité du monde. Kei Imazu, née à Yamaguchi en 1980 et installée depuis 2018 à Bandung en Indonésie, orchestre une peinture qui refuse catégoriquement le confort douillet de l’art décoratif. Ses toiles, tissées d’images digitales transformées en huile sur lin, constituent un laboratoire visuel où se rencontrent mythologie malaise, archives coloniales et détresse écologique contemporaine.
Cette femme ne peint pas, elle exhume. Son atelier ressemble davantage à celui d’une anthropologue numérique qu’à l’antre romantique de l’artiste inspiré. Armée de logiciels 3D, de Photoshop et d’une curiosité archéologique insatiable, elle bâtit ses compositions comme on reconstitue des civilisations perdues. Chaque toile naît d’une recherche méticuleuse : photographies d’archives néerlandaises, cartographies coloniales, objets 3D scannés dans les épaves de navires hollandais, fragments mythologiques indonésiens. Cette accumulation vertigineuse d’images hétérogènes pourrait sombrer dans le chaos postmoderne si Imazu ne possédait ce don rare de transformer la cacophonie en symphonie.
L’archéologie comme méthode artistique
L’approche d’Imazu s’enracine profondément dans une vision archéologique de la création contemporaine. Michel Foucault, dans L’Archéologie du savoir [1], développait une méthode d’analyse des discours qui cherchait à mettre au jour les formations discursives sous-jacentes aux énoncés. De manière similaire, Kei Imazu pratique une archéologie visuelle qui exhume les strates enfouies de l’histoire indonésienne. Ses peintures fonctionnent comme des sites de fouilles où affleurent simultanément les traces du passé colonial, les mythes précoloniaux et les blessures écologiques contemporaines.
Cette démarche archéologique se manifeste particulièrement dans ses oeuvres récentes consacrées au mythe d’Hainuwele, cette déesse malaise dont le corps démembré donne naissance aux tubercules nourriciers [2]. Imazu ne se contente pas d’illustrer ce récit fondateur : elle le superpose aux cartes coloniales hollandaises, aux photographies d’exploitation minière contemporaine, aux données scientifiques sur la déforestation. Chaque élément iconographique fonctionne comme un fragment archéologique porteur d’une temporalité spécifique. La peinture devient alors un témoignage où se lisent en transparence les différentes époques qui ont façonné l’archipel indonésien.
L’artiste procède par stratification visuelle, à la manière dont l’archéologue lit les couches géologiques. Ses toiles les plus accomplies, comme Memories of the Land/Body (2020), révèlent cette méthode de manière exemplaire. Sur une surface de trois mètres sur six, elle superpose des cartes du volcan Gunung Sumbing réalisées par le géologue hollandais Franz Wilhelm Junghuhn, des textures numériques évoquant la peau humaine, des fragments de végétation tropicale et des formes abstraites suggérant des organes internes. Cette superposition n’est pas gratuite : elle révèle comment la cartographie coloniale s’est inscrite dans la chair même de l’Indonésie, transformant un territoire vivant en ressource exploitable.
La dimension archéologique de son travail se double d’une réflexion sur la mémoire collective. Imazu s’intéresse particulièrement aux objets et aux récits que l’histoire officielle a négligés ou occultés. Ses recherches dans les archives néerlandaises révèlent l’ampleur de cette amnésie organisée : les documents relatifs à l’histoire indonésienne sont conservés aux Pays-Bas, écrits du point de vue des colonisateurs. Face à cette confiscation mémorielle, l’artiste oppose la richesse de la tradition orale indonésienne, ces récits mythologiques qui portent une autre vision du monde, centrée sur la fertilité, la régénération et l’harmonie avec la nature. Ses peintures deviennent alors des contre-archives, des espaces où les voix étouffées peuvent enfin se faire entendre.
Cette approche archéologique trouve son prolongement dans l’utilisation que fait Imazu des technologies numériques. Loin de céder aux sirènes de l’art numérique spectaculaire, elle emploie la 3D et les logiciels de traitement d’image comme des outils d’investigation historique. Les modèles numériques qu’elle crée à partir d’objets archéologiques authentiques, fragments de porcelaine chinoise, outils précoloniaux, vestiges d’épaves, lui permettent de les replacer dans des contextes narratifs inédits. Cette résurrection numérique des objets perdus participe de sa démarche archéologique : redonner vie à ce qui a été enseveli par l’histoire.
Cinéma d’auteur et temporalités multiples
La structure narrative des peintures de Kei Imazu évoque irrésistiblement les innovations temporelles du cinéma d’auteur contemporain. Comme Apichatpong Weerasethakul dans ses films de la seconde nouvelle vague du cinéma thaïlandais, l’artiste japonaise fait coexister plusieurs temporalités au sein d’un même espace visuel. Ses toiles fonctionnent selon une logique de montage cinématographique où les plans se superposent plutôt qu’ils ne se succèdent. Cette technique, que l’on pourrait qualifier de “peinture-témoignage”, rappelle les expérimentations d’Andrei Tarkovski sur la nature fluide du temps [3].
Dans The Sea is Barely Wrinkled (2025), son exposition au Museum MACAN de Jakarta, Imazu déploie une temporalité véritablement cinématographique. L’oeuvre centrale, qui emprunte son titre au roman Palomar d’Italo Calvino, fonctionne comme un long-métrage peint où s’entrecroisent le naufrage du Batavia en 1629, les mythologies javanaises de Nyai Roro Kidul et les projections climatiques pour Jakarta en 2050. Cette superposition temporelle n’a rien d’arbitraire : elle révèle comment les violences coloniales du passé continuent de structurer les catastrophes écologiques du présent.
L’influence du cinéma d’auteur se manifeste également dans la manière dont Imazu construit ses compositions. Ses peintures ne possèdent pas de centre unique mais se déploient selon une logique rhizomatique où chaque élément entre en résonance avec les autres. Cette approche rappelle les films de Béla Tarr ou d’Aleksandra Sokurov, ces réalisateurs qui privilégient la durée et l’immersion à l’action dramatique. Les toiles d’Imazu demandent un temps de contemplation similaire : il faut accepter de se perdre dans leurs méandres visuels pour en saisir la cohérence profonde.
La dimension temporelle de son travail se complexifie encore avec ses installations collaboratives avec Bagus Pandega, notamment Artificial Green by Nature Green 4.0 (2024). Cette oeuvre, présentée à la Biennale d’Art de Bangkok, fonctionne littéralement comme un film en temps réel : un bras mécanique dessine quotidiennement des silhouettes d’animaux et de plantes sur une toile peinte par Imazu, avant qu’un second mécanisme efface ces dessins à l’aide d’eau, dans un cycle sans fin. Cette mécanique de création et de destruction évoque directement les ellipses temporelles du cinéma contemplatif, ces longs plans fixes qui révèlent l’usure du temps sur les choses et les êtres.
L’artiste maîtrise également l’art du flashback visuel. Dans ses séries consacrées à l’occupation japonaise de l’Indonésie pendant la Seconde Guerre mondiale, elle entremêle les photographies d’archives, les témoignages familiaux et ses propres expériences de mère japonaise élevant son enfant en terre indonésienne. Cette technique de superposition mémorielle rappelle les films de Chris Marker, notamment Sans Soleil, où l’image présente devient le réceptacle de toutes les images passées.
Mais c’est peut-être dans sa gestion de l’espace pictural qu’Imazu révèle le mieux son affinité avec le cinéma d’auteur. Ses toiles les plus monumentales, comme Blossoming Organs (2023), fonctionnent comme des plans-séquences où le regard peut déambuler sans jamais épuiser la richesse visuelle. Chaque zone de la toile possède sa propre densité narrative, ses propres références temporelles, ses propres charges émotionnelles. Cette multiplicité des centres d’intérêt évoque les films de Robert Altman ou de Paul Thomas Anderson, ces réalisateurs qui savent orchestrer la complexité narrative sans jamais verser dans la confusion.
L’influence du cinéma d’auteur se manifeste enfin dans la mélancolie qui traverse l’ensemble de son oeuvre. Comme les films de Wong Kar-wai ou de Hou Hsiao-hsien, les peintures d’Imazu portent en elles une nostalgie pour un monde en voie de disparition. Cette mélancolie n’est pas paralysante : elle nourrit au contraire une forme de résistance poétique face à l’accélération destructrice du capitalisme contemporain.
Une oeuvre carrefour
L’exposition Tanah Air au Tokyo Opera City Art Gallery, qui s’est tenue au début de cette année, confirme la maturité artistique de Kei Imazu. Le titre, qui signifie “patrie” en indonésien (littéralement “terre-eau”), révèle l’ambition de cette rétrospective : cartographier les territoires intimes et géopolitiques qui nourrissent sa création. L’artiste y déploie l’ensemble de son vocabulaire plastique, des peintures intimistes aux installations monumentales, révélant une cohérence de vision remarquable.
Ses dernières oeuvres témoignent d’une radicalisation de sa démarche. Les sculptures imprimées en 3D, comme SATENE’s Gate (2024), matérialisent dans l’espace les figures mythologiques qui hantent ses toiles. Ces pièces, d’une blancheur spectrale, évoquent des vestiges archéologiques du futur, des fragments d’une civilisation qui aurait su réconcilier technologie et spiritualité. Cette expansion vers la sculpture confirme qu’Imazu ne se contente plus de peindre le monde : elle le remodèle selon sa vision.
Son installation Bandoengsche Kininefabriek (2024), consacrée à l’histoire de la culture de la quinine à Bandung, illustre parfaitement sa méthode de travail. Partant d’un fait historique précis, l’exploitation coloniale de cette plante antipaludique, elle tisse un réseau de correspondances qui englobe l’histoire de la médecine tropicale, les résistances indigènes et les enjeux sanitaires contemporains. Cette capacité à révéler les liens cachés entre les phénomènes en apparence disparates constitue peut-être le talent le plus rare de cette artiste.
Car Kei Imazu possède cette qualité précieuse : elle nous apprend à regarder. Ses toiles fonctionnent comme des révélateurs qui nous permettent de percevoir la complexité du monde contemporain. Face à ses oeuvres, les hiérarchies habituelles s’estompent : le mythe vaut l’archive, la cartographie coloniale dialogue avec la tradition orale, l’art précolonial résonne avec les technologies numériques. Cette horizontalité des savoirs constitue sans doute l’un des apports les plus précieux de son travail à l’art contemporain.
L’engagement écologique de l’artiste ne relève jamais du militantisme primaire. Ses oeuvres consacrées à la déforestation en Indonésie ou à la pollution de la rivière Citarum révèlent plutôt une compréhension profonde des mécanismes qui relient exploitation coloniale et destruction environnementale. Cette conscience écologique s’enracine dans sa connaissance intime des mythologies indonésiennes, ces récits qui pensent l’humain comme partie intégrante d’un cosmos vivant.
Il faut saluer également sa capacité à naviguer entre les mondes artistiques japonais et indonésien sans jamais céder aux facilités de l’exotisme. Son statut d’étrangère résidente lui confère une position d’observation privilégiée, celle de qui appartient et n’appartient pas, de qui voit avec des yeux neufs sans pour autant rester à la surface des choses. Cette position d’entre-deux nourrit la richesse de son regard et la justesse de ses intuitions.
Kei Imazu nous offre finalement bien plus qu’une oeuvre d’art : elle nous propose une méthode pour habiter le monde contemporain. Face à la saturation informationnelle qui caractérise notre époque, elle montre qu’il est possible de créer du sens en tissant des liens inattendus entre les fragments du réel. Ses peintures fonctionnent comme des cartes cognitives qui nous aident à nous orienter dans le chaos du présent. En cela, son travail s’inscrit dans la lignée des grands créateurs qui, chacun à leur époque, ont su inventer de nouveaux modes de perception du réel.
Cette artiste mérite toute notre attention. Non pas seulement parce qu’elle maîtrise avec brio les codes de l’art contemporain, mais parce qu’elle porte en elle une vision du monde qui nous manquait cruellement. Dans un paysage artistique souvent narcissique et autoréférentiel, Kei Imazu nous rappelle que l’art peut encore servir à quelque chose : nous aider à comprendre le monde et, peut-être, à le transformer.
- Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Éditions Gallimard, 1969
- Adolf E. Jensen, Hainuwele; Völkserzählungen von der Molukken-Insel Ceram, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1939
- Andrei Tarkovski, Le Temps scellé, Éditions de l’Étoile, 1989
















