Écoutez-moi bien, bande de snobs. Voici un artiste qui sait faire danser les pinceaux comme d’autres savent faire valser les corps dans l’espace. Kitti Narod, né en 1976 en Thaïlande, dépasse allègrement les classifications convenues de l’art contemporain pour nous offrir une vision de l’humanité qui respire autant qu’elle interpelle. Ses toiles, peuplées de silhouettes aux contours fluides et aux mouvements perpétuels, constituent un laboratoire visuel où s’épanouit une sociologie de l’intime d’une acuité remarquable.
Dans cette oeuvre aux apparences simples se cache une complexité théorique particulièrement intéressante. Car derrière ces lignes courbes et ces couleurs franches se dessine un projet artistique qui dialogue avec les grandes problématiques de notre époque : comment représenter l’altérité sans la réduire, comment figurer le mouvement social sans le figer, comment donner forme à l’utopie sans sombrer dans le naïf ?
Une grille de lecture pour l’art de Narod
Georg Simmel, sociologue allemand du début du XXe siècle, nous a légué une approche révolutionnaire de la vie sociale qui trouve dans l’oeuvre de Kitti Narod une illustration saisissante [1]. Pour Simmel, la société n’existe pas en tant qu’entité substantielle, mais se constitue à travers les actions réciproques entre individus. Cette conception dynamique de l’interaction sociale se matérialise de manière frappante dans les compositions de l’artiste thaïlandais.
Observons les toiles de Narod : elles présentent invariablement des figures humaines en interaction, jamais isolées, toujours prises dans un réseau de relations qui dépasse le cadre pictural. Dans “Horizon” (2019), cette oeuvre monumentale créée pour l’exposition “Spectrosynthesis II”, nous assistons à une véritable mise en scène des formes de socialisation. Les personnages s’embrassent, se tiennent par la main, se regardent, créant un tissu relationnel qui constitue l’essence même de la société selon le sociologue allemand.
Simmel distingue le contenu de la socialisation (les motivations, les désirs, les intérêts individuels) de ses formes (les modes d’interaction qui permettent à ces contenus de se socialiser). Cette distinction trouve dans l’art de Narod une traduction visuelle d’une justesse remarquable. Les motivations de ses personnages demeurent volontairement ambiguës, sont-ils poussés par l’amour, l’amitié et le désir ? Mais les formes de leur interaction sont parfaitement lisibles : embrassades, danses collectives et partages d’activités quotidiennes.
L’artiste opère ainsi une abstraction sociologique par le pinceau. Il nous montre que ce qui importe n’est pas la psychologie individuelle de ses personnages, mais la forme que prennent leurs relations. Leurs visages, souvent simplifiés à l’extrême, voire anonymisés, deviennent des variables dans une équation sociale plus large. Narod ne peint pas des individus, il peint des relations individuées.
Cette approche trouve sa pleine mesure dans ses séries consacrées à la vie domestique avec son compagnon Gwyn Faemol. Ces oeuvres, loin d’être de simples instantanés autobiographiques, révèlent la dimension universelle des formes de la cohabitation. Quand Narod représente deux hommes prenant leur petit-déjeuner ou s’endormant ensemble, il ne documente pas seulement sa propre expérience, il analyse les formes de la vie commune telles qu’elles se déploient indépendamment du genre ou de l’orientation sexuelle des protagonistes.
Simmel nous enseigne que les formes sociales possèdent une autonomie relative par rapport à leurs contenus. Elles peuvent accueillir des contenus différents sans perdre leur structure propre. L’art de Narod illustre cette plasticité des formes sociales : la forme “couple” demeure identique qu’elle soit incarnée par deux hommes, deux femmes ou un homme et une femme. C’est cette intuition sociologique qui donne à son art sa portée universelle.
L’artiste thaïlandais révèle également la dimension esthétique des formes sociales. Simmel avait pressenti que certaines interactions humaines atteignent un degré de perfection formelle qui les rapproche de l’art. Les compositions chorégraphiques de Narod, où les corps s’articulent selon des géométries complexes mais harmonieuses, donnent corps à cette intuition. Ses personnages ne se contentent pas d’interagir, ils composent ensemble des figures visuelles qui témoignent de la beauté intrinsèque des formes sociales réussies.
Cette esthétisation de la sociologie va de pair avec une sociologisation de l’esthétique. Narod ne cherche pas à produire de la beauté pour elle-même, mais à révéler la beauté qui git au coeur des relations humaines les plus ordinaires. Son utopie n’est pas celle d’un monde parfait, mais celle d’un monde où la beauté des formes sociales serait enfin perçue et appréciée à sa juste valeur.
L’oeuvre de l’artiste constitue ainsi une véritable phénoménologie des formes de socialisation contemporaines. À travers ses pinceaux, les intuitions de Simmel trouvent une actualisation visuelle qui en révèle la pertinence pour comprendre les enjeux sociaux de notre époque.
La danse comme métaphore du mouvement social
Si Georg Simmel nous offre une grille de lecture sociologique pour comprendre l’art de Kitti Narod, c’est dans l’univers de la danse contemporaine, et plus particulièrement dans l’oeuvre de Maurice Béjart, que nous trouvons la clé de sa poétique du mouvement [2].
Maurice Béjart, chorégraphe français né en 1927, révolutionna la danse en la libérant des codes traditionnels du ballet classique pour en faire un langage universel d’expression humaine. Sa conception de la danse comme “art du mouvement organisé par le temps et l’espace” trouve un écho troublant dans la manière dont Narod conçoit la peinture.
Béjart affirmait que “la danse c’est l’art du mouvement” et qu’elle devait correspondre au monde moderne. Cette philosophie se retrouve dans chaque toile de Narod, où les personnages semblent perpétuellement en mouvement, figés dans des instants de danse qui débordent le cadre pictural. L’artiste thaïlandais ne peint pas des poses, il peint des mouvements suspendus.
Cette parenté avec l’univers de Béjart n’est pas fortuite. Comme le chorégraphe marseillais, Narod conçoit son art comme un moyen de réunir les corps et les âmes dans un élan collectif qui dépasse les individualités. Les compositions circulaires qui caractérisent de nombreuses oeuvres de l’artiste rappellent les chorégraphies en rond chères à Béjart, où les danseurs formaient des figures géométriques parfaites.
Cette esthétique du cercle, que l’on retrouve notamment dans “The Pool” (2020), n’est pas qu’un choix formel. Elle traduit une vision du monde où l’humanité forme un tout organique, une communauté de destins liés. Béjart utilisait le cercle pour symboliser l’unité cosmique et la fraternité universelle. Narod reprend ce symbole pour suggérer que, par-delà les différences de genre, d’orientation sexuelle ou d’origine culturelle, nous participons tous d’une même humanité en mouvement.
L’influence de Béjart se manifeste également dans la manière dont Narod traite la corporéité. Le chorégraphe français cultivait un certain culte du corps masculin, qu’il présentait comme une synthèse de force et de grâce. On retrouve cette esthétique dans les représentations masculines de Narod, où les silhouettes athlétiques se déploient dans l’espace avec une évidence naturelle qui rappelle les danseurs du Ballet du XXe siècle.
Mais c’est surtout dans la conception de l’espace scénique que la filiation de Béjart se révèle avec le plus d’acuité. Béjart rêvait de libérer la danse des salles conventionnelles pour l’emmener dans des lieux non traditionnels, palais des sports, cours d’honneur et espaces publics. Cette aspiration à démocratiser l’art trouve son équivalent pictural dans l’art de Narod, qui évite soigneusement les intérieurs bourgeois pour situer ses scènes dans des espaces indéterminés, accessibles à tous.
L’artiste thaïlandais partage avec Béjart une même foi dans le pouvoir transformateur de l’art. Pour le chorégraphe, la danse devait permettre aux spectateurs de vivre une expérience de communion qui les changerait durablement. Narod nourrit une ambition similaire : ses oeuvres visent à faire naître chez le spectateur un sentiment d’empathie universelle qui le réconcilierait avec l’humanité tout entière.
Cette dimension spirituelle de l’art se manifeste dans la manière dont Narod traite la temporalité. Ses personnages évoluent dans un présent éternel, libérés des contraintes du temps chronologique. Cette suspension temporelle rappelle les “moments d’éternité” que Béjart cherchait à créer sur scène, ces instants où la danse semblait abolir le temps pour révéler une vérité transcendante.
L’héritage de Béjart se manifeste enfin dans l’approche pédagogique implicite de l’oeuvre de Narod. Béjart considérait que l’art devait être accessible au plus grand nombre et développa une pédagogie de la danse qui privilégiait l’expression sur la technique pure. Narod adopte une démarche similaire en privilégiant la communication émotionnelle sur la virtuosité picturale. Ses toiles parlent immédiatement au spectateur, sans requérir de connaissances techniques préalables.
Cette accessibilité n’implique aucune facilité. Comme Béjart savait créer de la complexité chorégraphique à partir de mouvements simples, Narod élabore des compositions d’une grande sophistication à partir d’un vocabulaire visuel volontairement épuré. Cette économie de moyens au service d’une expression maximale constitue l’un des traits les plus caractéristiques de son art.
L’utopie sociale en acte
L’oeuvre de Kitti Narod se distingue par sa capacité à donner forme à l’utopie sans sombrer dans l’idéalisme naïf. Ses toiles proposent une vision alternative de la société où l’harmonie naît non pas de l’effacement des différences, mais de leur orchestration créative. Cette utopie n’est pas située dans un ailleurs inaccessible, mais se déploie dans l’ici et maintenant de la représentation.
L’artiste procède par accumulation de détails quotidiens qu’il transfigure par la grâce de la composition. Un couple qui prend le thé, des amis qui regardent la télévision, des nageurs dans une piscine : autant de situations banales qui, sous son pinceau, acquièrent une dimension épique. Narod révèle l’extraordinaire qui sommeille dans l’ordinaire.
Cette transfiguration du quotidien s’appuie sur une maîtrise remarquable de la couleur. L’artiste utilise des tons vifs et saturés qui confèrent à ses scènes une qualité onirique sans les couper de la réalité. Ses rouges éclatants, ses bleus profonds, ses verts lumineux créent un monde parallèle qui reste connecté au nôtre tout en s’en distinguant par son intensité chromatique.
Le traitement de l’espace participe de cette même logique utopique. Narod évite les perspectives traditionnelles au profit de compositions planes qui font coexister différents points de vue dans une même image. Cette multiplicité des perspectives suggère qu’il existe plusieurs manières légitimes d’appréhender la réalité sociale.
L’artiste développe ainsi une géométrie de l’inclusion où chaque élément trouve sa place sans être hiérarchisé par rapport aux autres. Ses compositions fonctionnent selon une logique d’addition plutôt que de subordination : chaque personnage, chaque objet apporte sa contribution à l’ensemble sans être dominé par lui.
Cette égalité de traitement se manifeste également dans la représentation des corps. Narod refuse toute idéalisation classique au profit d’une célébration de la diversité morphologique. Ses personnages présentent des silhouettes variées qui témoignent de la richesse de l’humanité réelle. L’artiste nous montre que la beauté ne réside pas dans la conformité à un modèle unique, mais dans l’harmonie que créent ensemble des individualités différentes.
La politique de l’intime
L’engagement politique de Kitti Narod ne passe pas par la dénonciation ou la critique directe, mais par la proposition d’un modèle alternatif de vivre-ensemble. Ses oeuvres fonctionnent comme des laboratoires d’expérimentation sociale où se testent de nouvelles formes de relations humaines.
Cette politique de l’intime se manifeste particulièrement dans sa manière de représenter la sexualité et l’affectivité. L’artiste traite ces questions avec une naturalité qui désarme les préjugés. Ses scènes d’amour, qu’elles impliquent des couples hétérosexuels ou homosexuels, sont représentées avec la même tendresse bienveillante.
Narod ne milite pas, il montre. Il ne dénonce pas l’homophobie, il rend visible l’amour homosexuel dans sa dimension la plus quotidienne et la plus universelle. Cette stratégie de la monstration s’avère plus efficace que tous les discours militants car elle touche directement l’affect du spectateur.
L’artiste procède de même avec les questions de genre. Ses personnages, souvent androgyne, échappent aux catégorisations binaires traditionnelles. Ils évoluent dans un monde post-genré où les identités sexuelles ne déterminent plus les rôles sociaux.
Cette fluidité des identités s’accompagne d’une fluidité des relations. Les frontières entre amitié et amour, entre famille biologique et famille choisie, entre public et privé s’estompent au profit d’un continuum relationnel où chacun peut trouver sa place.
L’engagement de Narod se manifeste enfin dans sa conception de l’art comme espace de liberté. Ses toiles proposent un refuge imaginaire où les normes sociales dominantes sont suspendues au profit d’autres possibilités d’existence. Cette fonction cathartique de l’art lui confère une dimension politique indéniable.
Une esthétique de la réconciliation
Si l’oeuvre de Kitti Narod frappe par sa cohérence stylistique, c’est qu’elle s’appuie sur une esthétique de la réconciliation qui traverse toutes ses compositions. L’artiste cherche constamment à harmoniser des éléments qui, dans la réalité sociale, entrent souvent en conflit.
Cette réconciliation s’opère d’abord au niveau formel. Narod parvient à faire coexister dans une même image figuration et abstraction, réalisme et stylisation, tradition et modernité. Ses toiles témoignent d’une capacité remarquable à synthétiser des influences diverses sans les réduire à leur plus petit dénominateur commun.
L’artiste procède de même avec les références culturelles. Son art puise aussi bien dans l’iconographie bouddhiste que dans l’art pop occidental, dans l’esthétique du manga que dans celle de Matisse. Cette appropriation créative évite l’écueil du syncrétisme grâce à la force unificatrice de sa vision personnelle.
La réconciliation s’étend aux contenus thématiques. Narod parvient à représenter ensemble des éléments qui, dans l’expérience ordinaire, relèvent de sphères séparées : travail et loisir, sacré et profane, individuel et collectif. Ses toiles proposent une vision holistique de l’existence humaine où tous les aspects de la vie trouvent leur place légitime.
Cette esthétique de la réconciliation culmine dans le traitement de la temporalité. L’artiste fait coexister dans une même image différents moments narratifs, créant un temps composite qui échappe à la chronologie linéaire. Cette temporalité complexe permet à ses oeuvres de condenser en une seule image toute la richesse d’une relation humaine.
L’art de Narod constitue ainsi une véritable leçon de savoir-vivre ensemble. Il nous montre qu’il est possible de concilier des intérêts divergents, de faire dialoguer des cultures différentes, de créer de l’harmonie sans uniformité.
L’oeuvre de Kitti Narod nous propose une vision réconciliée de l’humanité qui, sans nier les conflits et les tensions du monde contemporain, dessine les contours d’un possible habitable. Cette utopie concrète ne se contente pas de critiquer l’existant, elle esquisse les formes d’un avenir désirable. En cela, l’art de cet artiste thaïlandais constitue l’une des propositions les plus stimulantes de l’art contemporain asiatique. Il nous rappelle que l’art, loin d’être un simple ornement de l’existence, peut être un instrument de transformation sociale et un laboratoire d’expérimentation humaine. À travers ses pinceaux dansent les possibilités infinies d’une humanité enfin réconciliée avec elle-même.
- Georg Simmel, Sociologie : Études sur les formes de la socialisation, PUF, 1999 (édition originale 1908).
- Maurice Béjart, entretien sur sa conception de la danse, Archives INA, 1968.
















